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Conception et mise en scène par Igor Cardellini et Tomas Gonzalez / Théâtre de Vidy (Lausanne) / Du 26 mars au 4 avril 2025 / Critique par Orane Gigon .


26 mars 2025

Acceptation dans la violence

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© Matthieu Croizier

Se présentant comme une suite de performances issues d’arts de la scène aux frontières du théâtre tels que le cirque, la danse ou le DJ set, le spectacle créé par Igor Cardellini et Tomas Gonzalez trace un portrait suffocant d’une quête identitaire queer naviguant du rejet à l’amour en passant par un affranchissement du regard d’autrui et une renaissance.

Dès l’entrée dans la salle, le public est saisi par une musique dissonante et trop forte, une fumée presque étouffante, un spot jaune éblouissant braqué sur lui depuis la scène, découpant la silhouette d’un.e performeur.euse. Le ton est donné : le reste du spectacle se déroule dans une violence latente et une volonté de confrontation. La musique est omniprésente ; les notes jouées sont longues, stridentes, grinçantes, peu agréables à entendre et toujours à la limite du trop fort, ce qui crée une tension permanente même lorsque rien ne se produit sur scène. Le spectacle est rythmé par la voix off de Tomas Gonzalez qui expose, avec humour et force, les enjeux qui structurent les différentes performances, et donne certaines clefs d’interprétation. Chaque tableau représente une phase d’un processus d’acceptation de soi en tant que personne « queer ». Le public assiste ainsi à un « parcours de repossession », selon les mots des artistes, qui interroge « les dynamiques du regard » mais aussi « la fascination et le rejet ».
Sous un voile qui dresse une tente aux allures organiques et dans une fumée qui rend floues les frontières de la scène, les performeur.euse.s transmettent tour à tour l’angoisse du placard, la lutte contre soi-même lorsqu’il faut se forcer à entrer dans un cadre qui n’est pas fait pour soi, une acceptation de soi par l’affranchissement du regard des autres qui mène à une renaissance puis à l’amour de soi et de la communauté « queer ». Cette évolution est figurée dans des tableaux qui oscillent entre le flottement onirique et la violence frontale, entre l’adresse directe au public et l’envolée lyrique introspective. Les performances se succèdent, emmenant le public de plus en plus loin dans l’affranchissement des normes. De la course de figures cagoulées peu distinctes traversant le voile de l’espace scénique, on passe à un mur végétal carré qui avance inexorablement vers une figure qui tente d’en couper les branches qui dépassent – symbole d’un combat impossible contre soi-même ? – mais qui finit tout de même par se faire happer par les mains dépassant du mur ; pour finir sur une danse – noyée dans la musique techno trop forte et les stroboscopes rouges et blancs agressifs – où la performeuse accepte son « freak » et renaît, laissant au sol la peau déformée d’une ancienne version d’elle-même.
La compréhension de chaque tableau se fait assez tardivement. Une fois passée l’appréhension de ce qui va se passer, le sentiment d’étrangeté et la probable sidération ou gêne provoquée par ce qui se passe sur scène – certaines personnes du public détournent la tête – il est possible de réfléchir à la potentielle symbolique des mouvements exécutés par les performeur.euse.s. Ce spectacle pourrait faire penser à la théorie de la fenêtre d’Overton – fenêtre métaphorique qui englobe l’ensemble des idées et des pratique acceptables selon la société – chaque performance élargissant un peu plus la vision de ce qu’est le théâtre et de ce qui peut s’y produire en confrontant le public à des représentations extrêmes, à l’opposé de ce qui est socialement accepté. Une fois la fenêtre élargie, que l’ouïe et/ou la vue se sont adaptées, la performance produit son effet : la remise en question des normes chez les spectateur.ice.s. Selon les artistes, ce «  » freakshow  » […] contagie et bouleverse sa perception du réel. » Bien que ce spectacle soit conçu pour confronter et choquer les spectateur.ice.s, certains passages de provocations visuelles – que ce soient les effets stroboscopiques, le masque ou la nudité – et de musique très forte, semblent s’éterniser – provoquant un sentiment de gêne, d’inconfort ou une forte envie de détourner la tête – et rendent parfois les scènes difficiles à regarder de bout en bout.
Les passages de chant lyrique ainsi que les discours en voix off permettent – en plus de porter le discours militant liant tous les tableaux – de faire redescendre la pression accumulée durant la performance précédente, sans musique forte ni image brusque, juste des voix claires. Sans ces passages plus calmes et humoristiques, la montée en intensité du spectacle aurait été trop pesante, voire trop angoissante pour que le message soit transmis. D’ailleurs, après la performance culminante du spectacle – une femme dansant nue sur scène puis sur le public – Tomas Gonzalez intervient en personne pour faire un discours, associant le geste créatif militant au geste financier en demandant des dons pour une association qui aide les personnes queer en difficulté.
Le dernier tableau est étonnamment doux par rapport au reste du spectacle, bien que la musique reste pesante. Les corps des performeur.euse.s se fondent les uns dans les autres pour ne former plus qu’un. Cette partie représente, enfin, une forme d’acceptation et d’amour trouvée non seulement dans la réappropriation des stigmates et l’acceptation de soi mais aussi dans la recherche d’une communauté d’entraide et de bienveillance.

26 mars 2025


26 mars 2025

Renversement du freak

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© Matthieu Croizier

Dans un univers onirique et cauchemardesque, Igor Cardellini et Tomas Gonzalez invitent les spectateur·rice·s à repenser les normes identitaires et sociales en mettant en scène des personnes considérées comme « freaks ».

« If you read this, you’re gay » : les mots sont placardés sur le mur extérieur du Pavillon du Théâtre de Vidy. Dans ce spectacle engagé, les orientations sexuelles autres que l’hétérosexualité et les identités cisgenres sont montrées sur le mode du freak, du monstre, afin de mieux dénoncer cette stigmatisation, amplifiée et exagérée par le caractère onirique du spectacle.

 Un immense drap, posé au sol au début, est levé pour former une sorte de tente, et repositionné selon les besoins du spectacle, modulant l’ambiance. Deux types de moments alternent : ceux où les performeur·euse·s sont seul·e·s sur le plateau et ceux où elles/ils sont à plusieurs. Les instants collectifs présentent souvent de grandes traversées du plateau. Les moments en solo privilégient des performances plus longues et plus singulières. Le jeu sur l’auditif et le visuel est central pour immerger la/le spectateur·rice dans cet univers presque surnaturel. La vision est brouillée par la fumée et les lumières clignotantes. Les sonorités créent des tableaux variés permettant de mettre en lumière des freaks différent·e·s, soulignant leur singularité. L’onirisme du spectacle est, par moments, interrompu par la voix de Tomas Gonzalez, qui évoque l’homophobie, les insultes reçues et les manières de vivre l’homosexualité, cachée ou assumée. Ces moments de ruptures forts soulignent le caractère particulièrement engagé du spectacle.

Rester dans le placard ou briller fièrement ? Les deux comportements sont illustrés. L’envie de rester dans le placard, et donc de se cacher, est confrontée à la pression sociale visant à connaitre l’orientation sexuelle ou l’identité de genre d’une personne. Cela est mis en image par l’apparition de deux chiens et de leurs maîtres masqués qui montent les escaliers de la salle, à côté du public. Les performeur·euse·s scrutent attentivement les spectateur·rice·s et les animaux reniflent partout, semblant chercher quelque chose ou quelqu’un. L’agitation des chiens, se dressant sur leurs pattes arrière et aboyant, transforme instantanément l’atmosphère qui devient de plus en plus oppressante. Cette séquence met en lumière la violence du regard social intrusif et le sentiment d’insécurité qui en découle. L’autre option, celle qui consiste à briller fièrement, est illustrée plus tard dans le spectacle. Un·e performeur·euse disc-jockey, diffuse une musique assourdissante, stridente et interminable. À mesure que le son devient de moins en moins soutenable, certains spectateur·rice·s finissent par se boucher les oreilles. Le plateau est éclairé d’une lumière rouge et des flashs blancs épileptiques rendent la vision également éprouvante. Cette ambiance torturante, tant visuelle que sonore, évoque l’Enfer, un lieu souvent associé à l’identité queer dans les discours homophobes. Pourtant, ici, la mise en scène opère un renversement : au centre du plateau, un·e freak s’amuse librement dans cet espace censé être une punition. L’Enfer devient un lieu de fête où la freakexulte, tandis que le public, lui, se retrouve en position d’inconfort. Cette inversion reflète une réalité sociale renversée : dans la vie quotidienne, il s’agit généralement de l’individu marginalisé qui est dans une position difficile. En se mettant en scène ainsi, la/le freak ne se contente pas d’exister, mais elle/il revendique pleinement son identité différente et l’expose aux autres. 

Ce spectacle engagé cherche avant tout à provoquer. Certains moments peuvent choquer et gêner, notamment lorsqu’un·eperformeur·euse nu·e se mêle au public. Il rend cependant sensible le soutien qui peut être trouvé au sein de la communauté queer, et ce, particulièrement à la fin, lorsque tous·tes les performeur·euse·s se réunissent sur scène dans un moment de calme, contrastant avec l’intensité de ce qui précédait, et se prennent dans les bras.

26 mars 2025


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