Entretien ave Elidjah de Magentia autour de « Mimè »

© Elidjah de Magentia

Dans le cadre de l’opération Inédits textes dramatiques, en collaboration avec le journal Le Courrier.

Un entretien autour de la pièce Mimè (2023) / De Elidjah de Magentia / Plus d’infos.

Par Marguerite Théry

© Elidjah de Magentia

Marguerite Théry : Pouvez-vous raconter le contexte et le processus d’écriture de ce texte ?

Elidjah de Magentia : Ce texte est né un peu indépendamment de moi, c’est une sorte de trame qui m’est littéralement tombée dessus un jour. Les huit fragments sont arrivés, quelques introductions, et puis cette phrase « Tu leur diras » qui se répète. Le texte est ensuite resté pendant de long mois tapi dans mon ordinateur. Je ne trouvais pas de sens intellectuel à ce canevas très elliptique et cela me bloquait complètement. Puis, lorsque j’ai entamé le CAS en Dramaturgie et performance du texte de l’UNIL et La Manufacture, j’ai ressenti comme une nécessité de finaliser ce texte. À partir du moment où j’ai décidé de remplir cette trame, les bouts de textes que j’avais dans des carnets épars se sont emboîtés comme les pièces d’un puzzle. En analysant ce texte d’un point de vue dramaturgique, dans le cadre du CAS, je me suis pris de face son contenu, qui m’avait traversée mais que pourtant je n’avais pas vu. Devoir aborder cela avec des outils spécifiques m’a confrontée à des zones plus douloureuses. L’analyser et l’imaginer dans un contexte d’art vivant a été très douloureux pour moi parce que cela m’a fait prendre conscience de beaucoup de choses qui n’étaient pas de l’ordre du conscient au moment de l’écriture. Je me suis rendu compte à ce moment-là que les thématiques évoquées me faisaient peur, et c’est sans doute ce qui explique pourquoi la trame est restée vide si longtemps.

MT : En le lisant, j’ai compris que le récit évoque une situation vécue dans l’enfance mais j’ai eu du mal à identifier laquelle. Il est aussi question d’une hospitalisation, je me suis demandé si le contexte était celui d’un changement de sexe ou d’une naissance, parce qu’on comprend que c’est une hospitalisation voulue. Le texte produit cette sensation de flou sur son objet exact, et il ne donne quasiment pas à voir, et en même temps les sensations sont très vives du côté du bruit, du silence, du toucher. Comment s’est construite cette tension ?

EdM : La notion de vision – être vue, ne pas être vue, être visible, invisible, se rendre invisible – est centrale. En tout cas le regard, c’est quelque chose qui est important. Le texte questionne l’impact qu’un regard qui n’est pas posé peut avoir sur le développement d’une personne. Est-ce que quelque chose qu’on n’a pas connu peut nous manquer ? C’est comme si on disait à une personne qui vit dans le désert du Sahara : est-ce que la neige te manque ? Pour moi, dans ce texte-là, c’est une vraie question, même si elle peut prêter à sourire. Je suis heureuse d’entendre que le texte produit cet effet de décalage entre des sensations corporelles très fortes et assez précises et cette absence de clarté sur ce qui est vécu, sur ce qui se passe. J’aime aussi que l’on puisse créer des ramifications autour des scènes comme l’hospitalisation et que les thématiques qui me sont propres puissent résonner dans d’autres vécus, chez d’autres personnes.

MT : Quels sont les thèmes principaux auxquels vous faites référence ? 

EdM : La thématique majeure, qui est en toile de fond, c’est la maltraitance. J’aime bien que finalement il y ait une forme de flou, indépendante de ma volonté, parce qu’il y a des tas de formes de maltraitance dans divers contextes. C’est une thématique qui m’accompagne depuis de nombreuses années et sur laquelle j’ai eu du mal à accepter d’écrire. J’avais l’impression que c’était comme ajouter une couche à toutes les horreurs qui existent déjà dans le monde. Chemin faisant, j’ai pu prendre conscience du fait que si cette thématique m’habitait comme cela, c’est qu’il fallait en faire quelque chose – ou plutôt que ma manière d’avancer par rapport à ce questionnement était d’en faire quelque chose, et ce texte offre une manière, me semble-t-il, de questionner cela, à travers tous les thèmes qu’il évoque : l’enfance, la mémoire, le corps, la survie. Dans un contexte de maltraitance, la mémoire joue énormément. On peut mettre en place, sans le vouloir forcément, des mécanismes de variation de mémoire qui permettent d’avancer et puis de survivre dans ces contextes. Et autant le cerveau peut mettre en place des modes de survie, autant le corps (même si le cerveau fait partie du corps), lui, n’est jamais dupe. Il y a une part de cela dans ce texte. Si de manière consciente avec le cerveau, on n’arrive pas à visualiser ce qui s’est passé, le corps, lui, se rappelle de tout.

MT : C’est comme si les creux de ce texte permettaient à d’autres histoires de se raconter à travers chacun.e. des lecteurices. 

EdM : Oui, avec cette forme elliptique imposée par la mémoire, si j’ai un souhait, c’est que d’autres formes de maltraitance, liées à d’autres contextes, puissent trouver des échos dans ce texte. Vous évoquiez le changement de genre ; ce n’est clairement pas une thématique à laquelle j’aurais pensé, mais j’ai l’impression que pour ce genre de cheminement personnel, les personnes qui le vivent sont confrontées à des formes de maltraitance et qu’il peut y avoir une résonance dans mimè. On ne peut pas prendre la maltraitance indépendamment d’autres thématiques, comme le féminisme, comme les questions de genre, comme le racisme. Ces thématiques sont toutes complexes en soi, et en même temps, cette complexité fait que la voie pour les aborder est peut-être le décloisonnement. Une forme d’interconnexion est peut-être une piste pertinente pour questionner ces thématiques.

MT : Vous disiez que cela avait été dur pour vous de traiter d’un sujet aussi horrible, que vous auriez préféré écrire un texte plus gai « qui n’en rajoute pas une couche ». Mais ce texte-ci n’est-il pas porteur d’espoir, parce qu’il raconte comment cette « quelqu’un.e » reprend vie ? 

EdM : La quelqu’un.e c’est la personne qui raconte son histoire et puis qui prend conscience qu’elle est une personne. C’est un cheminement, une forme de naissance après la mort, une renaissance. Au départ, la quelqu’un.e ne sait pas qu’elle est, elle est dans le noir, même si c’est un noir qu’elle trouve lumineux. Elle a ce cheminement où elle revient à la vie en devenant mère. C’est en donnant elle-même la vie qu’elle prend vie, parce qu’avant cela elle se vit morte. En apparence, elle est en vie mais en réalité, elle est tapie quelque part dans son corps. J’aimerais vraiment qu’on puisse sentir dans ce texte que quand on « meurt » et puis qu’on renaît il y a de l’espoir. À défaut d’être joyeux, d’être plein d’espoir.

MT : Une fois qu’elle reprend vie grâce à cette naissance, il y a aussi la question de ne pas reproduire la maltraitance avec son enfant. 

EdM : Je voulais mettre en lien la maternité avec la maltraitance. Qu’est-ce que cela implique de donner naissance en tant que morte vivante et quelles sont les pistes pour ne pas reproduire quand on n’a pas connu autre chose ? Il y a un changement de position par la naissance de l’enfant qui permet à la quelqu’un.e de créer et de ne plus demander. Je crois que c’est Sylvia Plath qui disait : « renaître mais pas d’une femme »[1]. Pour moi, cela vient questionner le côté sacré de la mère qui pour moi n’est pas quelque chose de figé. Il n’y a pas lieu de sacraliser la mère parce qu’elle peut aussi être tout sauf sacrée, elle peut être destructrice. Et puis mettre LA mère dans cette espèce de position sacrée de la madone, cela ne laisse pas de place aux dysfonctionnements maternels, alors qu’il y en a.

MT : Une dernière question : pouvez-vous dire quelque chose de ce titre mimè, à double sens ?

EdM : mimè c’est du fon, c’est une langue du Bénin, dont je suis originaire et qui est en même temps un pays que finalement je connais très peu, très mal. Ce mot m’a percutée parce qu’il signifie pureté et du corps et de l’âme. J’ai eu à cœur de l’écrire en minuscules parce que ce mot a une telle puissance qu’il se suffit à lui-même. Après coup, j’ai réalisé qu’il pourrait y avoir une confusion avec le mime. Et cela me plait de penser que donner vie à ce texte pourrait passer par une réflexion autour du mime. Si je suis vraiment précise, ce texte évoque des formes de violence intrafamiliale invisibles, et je trouve que le mime permet de montrer des choses, de les poser, de les donner à voir sans les dire et cela pourrait être une manière de jouer sur le visible-invisible que j’aimerais explorer en donnant vie à ce texte.


[1] Sylvia Plath, citée par Gwenaëlle Aubry dans Lazare mon amour (L’Iconoclaste, 2016), citée par Claire Genoux dans « La Romancière est-elle une mère qui désobéit ? » (dans Tu es la sœur que je choisis, Éditions d’en bas – Éditions Le Courrier, Genève-Lausanne, 2019).