© Jérémy Tran
Entretien réalisé en octobre 2023 à Neuchâtel, autour du spectacle Unwandlung (dialogue avec l’absent) / La Poudrière / ADN / Création Anne Martin
Sophie Perruchoud, pour l’Atelier critique : Comment envisagez-vous le rapport aux spectateurs quand vous préparez un spectacle ? Voulez-vous plutôt leur raconter une histoire, transmettre une idée, une émotion ou bien voulez-vous que chacun ait sa propre interprétation de votre proposition ?
Anne Martin : C’est une question compliquée, parce que quand on pense à une création, on ne pense pas d’abord à la question de qui va voir le spectacle. J’essaie d’être la plus proche et la plus authentique, la plus proche d’un ressenti intérieur ou d’un rêve. C’est une espèce d’état, l’état de création, il n’y a pas une décision de départ. Il y a des intuitions qui viennent, des rêves qu’on fait, des souvenirs d’enfance qui reviennent, des images, des gens qu’on rencontre qui, comme par hasard, sont juste exactement là, bien là où il faut pour la création. J’essaie d’être au plus juste de ce que je ressens. Dans le travail d’où je viens, on n’a jamais eu un concept de base qu’on cherchait à remplir. Quelquefois, je me dis que c’est comme de l’art brut. On commence une chose, et les pièces du puzzle se mettent en place, mais d’une manière inéluctable. On n’est jamais sûre, mais un moment donné, on peut faire confiance à cette incertitude et se dire : « ok, c’est ça, et je l’assume ». Et après, au fur et à mesure du travail, on demande à des proches de regarder et de nous dire comment ils reçoivent le spectacle.
S.P. : Donc vous n’avez pas forcément une idée en tête d’une émotion précise que vous souhaiteriez provoquer ?
A.M : Non. Après, il peut y avoir quelque chose de très précis qui m’a donné l’impulsion pour faire quelque chose, mais tout ce qui est ressenti par les spectateurs est juste. S’il y a vraiment une urgence à dire quelque chose, chacun le reçoit à sa manière, au moment où il ou elle est, dans sa vie.
S.P. : Dans ce spectacle, vous utilisez notamment des esquisses projetées, et la description du spectacle évoque une inspiration du côté de la poésie. Est-ce que les esquisses projetées sont une forme de traduction de la danse ou alors est-ce qu’elles ajoutent autre chose ? Est-ce qu’en vous inspirant de poèmes, vous entrez dans un dialogue ou est-ce simplement un moteur ?
A.M : En fait je ne me suis pas inspirée de poésies. Il y a un poème notamment de Mowlana Rumi, mais c’est un poète qui m’accompagne depuis vingt-cinq ans. Ce poème parle de transformation — « d’herbe je suis devenu animal, d’animal je suis devenu humain ». Rilke, « La Mélodie des choses », m’accompagne aussi depuis vingt ans. Parce que je le trouve très juste. C’est un poème, un tout petit livre. Il a écrit ça quand il avait vingt ans et il avait tout compris. Quand je suis sur scène, je ne suis pas toute seule, c’est aussi avec tout ce qu’il y a autour. Et ça, c’était aussi très important dans le travail de Pina [Bausch]. Mon vieux professeur Hans Züllig disait toujours que Pina faisait ses pièces comme des symphonies, et pour moi c’est comme cela également. C’est très souvent tout ce qu’il y a autour qui fait qu’une chose prend sa valeur. C’est ce dont parle Rilke, justement. Pour cette pièce-là, je l’ai créée à un moment où j’avais arrêté d’enseigner après dix-sept ans et, pendant ces dix-sept ans, j’ai chorégraphié beaucoup aussi, et j’ai travaillé avec tous les corps d’instruments, toutes les musiques possibles et imaginables, et j’avais toujours la musique live sur scène. C’est devenu une recherche de voir ce que la texture du son fait, provoque, intérieurement, sur la peau, et comment elle peut être moteur de mouvement. Pour ce spectacle-ci, j’ai rencontré un plasticien, Gilles Nicolas, avec qui j’ai travaillé, un dessinateur, et on a cherché ensemble, parce qu’il m’avait proposé d’être sur scène avec moi. Le projet était qu’il dessine en temps réel et que le dessin soit projeté sur un écran. Et pour moi, parce qu’il y avait une énergie dans le trait avec la danse, je m’étais dit que dans cette pièce-là, la musique, c’était le dessin, l’énergie du dessin. Et puis, comme j’avais fini d’enseigner, fini de devoir transmettre quoi que ce soit, j’ai vraiment cherché ce que c’est que mon mouvement. Avec tout ce que j’ai vécu, avec toutes les belles choses, les choses difficiles qui font que je suis ce que je suis aujourd’hui, qu’est-ce que monmouvement ? Qu’est-ce qui vient quand je ne pense pas à des mouvements déjà chorégraphiés ? Et petit à petit, les choses se sont mises en place. Je voulais des éléments non connotés. Et donc j’ai recherché par exemple des sons industriels. Ce qu’on entend dans la pièce, c’est une pompe à eau pour déboucher les tuyaux, voilà, c’est aussi bête que cela, mais c’était très rythmique donc ça m’allait bien.
S.P. : À un moment dans le spectacle, il y a tout de même un chant un peu religieux, très connoté. Est-ce qu’il y a un lien entre ce spectacle et une forme de religiosité, ou de sacralité ?
A.M : Qu’avez-vous ressenti, vous, à ce moment-là ?
S.P. : C’est un moment où vous prenez de la cendre. Pour moi, il y avait quelque chose de l’ordre d’une prière désespérée. Je ne suis pas sortie du spectacle avec une interprétation, plutôt l’impression de toucher à quelque chose du mystère, ou de l’élan vital, et surtout, malgré le caractère un peu anxieux qui peut transparaître dans certains de vos mouvements, il y avait beaucoup de tendresse. Comme une acceptation que l’angoisse existe mais qu’on peut en faire quelque chose de beau.
A.M : Cela me touche beaucoup, c’est magnifique que vous ayez ressenti cela comme ça. Je suis tombée, en naviguant sur YouTube, sur ce chant orthodoxe, chanté par quatre moines, dont un très jeune ; moi j’ai deux fils, et cela me touche toujours de voir des jeunes se retirer comme cela de la vie, de l’élan vital, parce que c’est une chose qui me porte, l’élan vital. C’était le 22 août 2021, quand les talibans sont rentrés dans Kaboul. Et je voyais toutes ces femmes qui allaient se retrouver derrière leur burqa, de nouveau exclues de la vie sociale, familiale, religieuse. Il m’est monté une colère et plus tard en cherchant la traduction des paroles de ce chant, un hymne à la vierge — « réjouis-toi, vierge inépousée, femme entre toutes les femmes, (la beauté de la vierge qui n’a connu aucun homme…) » — cela a renforcé ma colère. Dans ce moment de mon spectacle, la marche est plus rapide que le rythme du chant, il y a ce souffle, comme fâché, la lapidation, le moment de recevoir l’hostie, les femmes à qui on enlève les bébés, les gestes de prière. Voilà, c’est ce qui monte à ce moment-là.
S.P. : Donc vous considérez que votre spectacle est politique ?
A.M : Pour moi, tout est politique. Je parle pour toutes les femmes. Mais non, je ne fais pas une recherche politique. Si je touche quelqu’un qui se sent touché dans son cœur, dans ses tripes et dans son âme, pour moi c’est déjà un geste politique.
S.P. : Peut-on revenir sur le titre du spectacle ?
A.M : « Umwandlung », c’est « métamorphose » ! Je trouvais le terme beaucoup plus dansant et musical en allemand. Et pour « dialogue avec l’absent » : à mon âge, il y a beaucoup de gens autour de moi que j’aime, que j’aime toujours, qui sont des piliers, qui sont partis, morts ou partis. Je mets « l’absent », parce que c’est « l’absent » en général, mais je pourrais citer au moins dix personnes qui vivent encore en moi, qui sont des hommes et des femmes d’ailleurs, des personnes que j’ai aimées, qui m’ont appris des choses à leur manière, pas forcément toujours facile. Quand on arrive à un certain âge, pour moi, ce que je sens, c’est que je deviens de plus en plus transparente et qu’il y a tous ces gens qui sont là, qui font ce que je suis aujourd’hui et je leur dis juste merci.
S.P. : Il m’a semblé en regardant votre spectacle qu’il y avait justement une grande transparence, une grande douceur, légèreté, ou humilité, comme si du fait de votre longue et impressionnante carrière, vous n’aviez plus rien à prouver : une forme de liberté ou de respiration dans l’œuvre. Et je me demandais si votre rapport à l’art est différent maintenant.
A.M : C’est moi que cela impressionne que vous disiez cela ! Je viens de Rolle qui est une petite ville, il n’y avait rien pour la danse. Mais ma mère était organiste et mon père était un amateur — dans le plein sens de celui qui aime — qui chantait très bien, qui jouait du violon. Et puis ce sont des vignerons aussi des deux côtés, donc il y a ce lien avec la musique qui est très fort. C’était un environnement protestant assez rigide où il ne fallait surtout pas être fier de ce qu’on avait fait, avec des carcans, et le sentiment de ne jamais me sentir à la hauteur. Quand j’ai voulu commencer à danser, j’avais déjà 16 ans, j’étais trop grande, j’étais trop maigre, j’étais trop vieille, enfin rien n’allait et cela m’a poursuivi tout le temps. Mais il y avait quelque chose qui me poussait donc j’ai continué, et j’ai travaillé, travaillé, travaillé, travaillé, travaillé. Et puis la rencontre avec Pina Bausch a été une chance incroyable, et celle avec Gigi Caciuleanu. Maintenant, je vois cela plus comme des transferts d’énergie, cela marche des deux côtés, évidemment. Mais là j’ai eu septante ans cet été et je me dis que ça passe trop vite et qu’il y a encore tellement de choses que j’aimerais découvrir, mais je n’ai plus peur, voilà. Je ne me juge plus et je ne juge pas les autres non plus. Bien sûr, il y a des choses qui me font mal, il y a des choses qui me rendent triste, il y a des choses qui me font rire, et toutes ces couches sont accueillies, elles sont là, tout fait partie de la vie. Oui, c’est la chance en effet de ne plus rien avoir à prouver. Après, quand on demande des subventions…
S.P. : Pourquoi est-ce que vous avez toujours envie de créer des spectacles, qu’est-ce qui vous motive, aujourd’hui à danser ?
A.M : C’est une bonne question. En fait, j’ai arrêté d’enseigner, parce que je suis partie à la retraite, en 2020. Les derniers temps, quand j’enseignais, je gardais toute mon énergie pour les cours. Et au printemps d’après, je suis allée voir au cinéma le film de Philippe Béziat sur le making-of de la mise en scène de Clément Cogitore des Indes Galantes à l’Opéra Bastille, avec des chanteurs d’opéra et des danseurs de krump, voguing, popping, hip-hop, etc. À un moment donné, on voit l’audition des danseurs, menée par la chorégraphe Bintou Dembélé : un jeune homme arrive, un grand black avec des cheveux décolorés blonds et il se met à danser, je crois en krump. Et j’ai commencé à pleurer, pleurer, pleurer, pleurer, les larmes coulaient toutes seules et c’était comme une résonance et j’ai senti cette niaque, cette urgence poétique : je l’ai encore, je sais que je l’ai intacte, même si je n’ai plus la même physicalité. Il y a de plus en plus de colloques maintenant où on parle de l’âge dans la danse, et je m’aperçois que je peux donner du courage aux jeunes et aux personnes plus âgées. J’ai des choses à dire, j’ai envie de les dire, et en plus, c’est une sorte de responsabilité de continuer à porter cette flamme par rapport à tous ces gens que j’ai en moi, dont Pina, mais beaucoup d’autres gens aussi. J’ai aussi fait une chorégraphie pour un groupe qui s’appelle Lifting, à Clermont-Ferrand. Ce sont des femmes entre soixante-et-un et huitante-cinq ans. Je ne me sens pas vieille : on crée à partir de ce qu’on est. Ce que j’ai créé là, ce sont des choses que je peux faire, forcément, mais je ne me dis jamais « j’ai envie de faire ça, mais je ne peux plus le faire », cela ne me vient même pas à l’idée.
S.P. : Est-ce que c’est plus difficile, plus laborieux, plus long de travailler seul, de se chorégraphier soi-même sur un solo ?
A.M : Évidemment, ce n’est pas la même chose de travailler avec un groupe, mais c’est aussi en ayant travaillé avec les autres que je sais comment avancer seule. Cela ne me dérange pas du tout de travailler seule. Cela vient peut-être du fait que j’ai fait beaucoup de musique. Quand mes parents ont été d’accord pour que j’arrête le gymnase, comme on dit en Suisse, pour ne faire que de la danse, je faisais cinq à six heures au piano par jour et puis après j’allais prendre les cours de danse, donc cela ne m’a jamais gênée de travailler seule.
S.P. : Il m’a semblé que le rapport au temps était un élément central dans le spectacle parce qu’il y a beaucoup d’effets de répétitions, et des moments presque d’immobilité, par exemple lorsque vous venez à l’avant de la scène et que vous regardez le public.
A.M. : J’essaie beaucoup d’être à l’écoute de la musicalité de la pièce. C’est-à-dire les temps, les temps de rien, les temps d’écoute, les temps où le rythme monte en intensité, c’est la musicalité globale de la pièce.
S.P. : Pour moi vous proposez vraiment une poétique du geste, même au-delà de la danse, quelque chose qui se joue justement dans les creux, dans les silences, dans ces instants presque arrêtés, comme un langage de l’indicible, qui englobe le geste aussi. Parviendriez-vous à définir ce qu’est la danse ?
A.M. : Avoir de beaux mouvements ne me suffit pas. J’avais vu un spectacle magique du compositeur allemand Heiner Goebbels, avec quatre chanteurs anglais qui forment le Hilliard Ensemble, dans lequel tout faisait musique, y compris le chien qui aboyait, la poubelle qu’on ouvrait, ou l’essoreuse. On aime bien catégoriser danse, théâtre, danse-théâtre, et tout ça, mais pour moi, tout est de la musique, des ondes, même. Quand je vois un spectacle sur scène, j’aime être touchée par l’indicible, absolument, oui. C’est plus difficile de vraiment toucher et émouvoir à travers une forme aussi figée en soi que la danse classique, mais que ce soit un danseur de krump, de voguing, un danseur classique, contemporain, chacun peut transmettre cela.
S.P. : La question est donc plutôt celle de l’énergie qui est transmise.
A.M : De l’énergie, de la musique, de la poésie, de l’Amour !…tout cela, oui.