©Adrien Rupp
Dans le cadre de l’opération Inédits textes dramatiques, en collaboration avec le journal Le Courrier.
Un entretien réalisé le 13 décembre 2021 par visioconférence autour du texte de la pièce Comment bruissent les forêts ? / Écriture et dramaturgie Adrien Rupp / Metteur en scène et Comédien Vincent Fontannaz
Par Hugo Merzeau
Hugo Merzeau : D’où vient le titre de votre pièce ?
Vincent Fontannaz : C’est moi qui ai posé le titre, initialement j’avais choisi Camping sauvage. C’est après la lecture du livre d’Eduardo Kohn Comment pensent les forêts et lors d’une discussion avec Dominique Bourg qu’il y a eu une confusion sur le titre qui est devenu celui qu’on a gardé : Comment bruissent les forêts.
H.M. : Est-ce que votre pièce est un prolongement de l’engagement écologique de Vincent, au Brésil notamment ?
V.F. : L’origine de ce spectacle, c’est cette relation entre mon engagement militant et mon travail théâtral. Après mes expériences au Brésil [il parle ici notamment des séjours dans le cadre desquels il avait créé un spectacle autour de l’eau et de la déforestation], j’ai découvert tous ces questionnements et cette réflexion anthropologique en lisant cet ouvrage d’Eduardo Kohn. Pour ce spectacle particulièrement, j’avais envie justement de ne pas être sur le terrain, en action, mais plutôt d’opérer un recul, d’entrer dans une boite noire, en tant qu’humain, qu’artiste, de me confronter à un côté réflexif plus que militant. C’est pour cela que ce spectacle, je l’ai toujours défendu dans un théâtre et pas dans une forêt ou un autre lieu.
Adrien Rupp : J’ai toujours de la peine à dire que je suis militant, je suis entouré de personnes qui le sont mais je ne me sens pas cette légitimité. Quand Vincent m’a contacté pour ce projet il m’a parlé du livre d’Eduardo Kohn que j’ai lu immédiatement. C’était quelque chose qui était dans l’air à ce moment-là pour moi. Vincent m’a appelé au moment où j’étais au Chili pour aller dans une cérémonie ayahuasca. Je lui ai juste répondu que je ne pourrais pas répondre à cause de cette cérémonie et il m’a alors dit :« c’est bon, tu es engagé ». Je n’en savais pas plus. (rires)
H.M. : À propos de cette référence à Eduardo Kohn, comment envisagez-vous cette question du rapport entre humain et non-humain ?
V.F. : C’est comme cela que je vendais ce spectacle aux différents programmateurs : comment faire une dramaturgie au-delà de l’humain, comme Eduardo Kohn parle d’une anthropologie au-delà de l’humain : comment faire exister le non-humain et tout ce qu’il y a autour. Après, cela a bien évolué. Il y a une parole très intime. C’était important pour moi de dire qui je suis, d’où je parle, c’était très important de partir de la petite porte de l’intime pour ouvrir sur le général. Sinon, j’avais l’impression de ne pas avoir la légitimité de parler de tout ça. Après, avec Adrien, on a creusé dans l’intime tout ce qui vibrait pour mettre au jour une dramaturgie en arborescence qui ouvre sur des réflexions plus larges avec une autre parole. Après c’est vrai que, dans les faits, on suit quand même la trajectoire d’un humain. Donc par rapport à mon grand idéal de départ de faire vibrer le non-humain sur-scène, on est allé ailleurs. On n’est pas allé au bout de ce fil, on n’a pas complétement fait exploser l’humain sur scène, ou l’action du héros sur scène.
A.R. : Je ne suis pas d’accord. Enfin, c’est la thématique et la difficulté du spectacle. Cette place de l’humain a été une discussion non-stop. Ce qui est intéressant, et c’est la force de l’artistique par rapport à l’académique, c’est la subjectivité. Pour faire disparaitre l’humain il faut avoir conscience qu’il est là, pour avoir la sensation de sa disparition, il faut déjà avoir conscience de sa présence. Pour parler de la nature, comme disait Vincent, de l’universel, de cette chose du vivant plutôt, il faut partir du subjectif. Cela rejoint la question du militantisme, pour parler des biais. Chaque perspective comporte des biais. C’est notre choix de partir depuis le point de Vincent et d’assumer une forme d’égocentrisme, en disant je suis ça. Mais pour arriver jusque-là, il faut planter le décor : je suis là, j’ai un fils, le déménagement… pour vraiment prendre conscience que je suis là. C’est cette accumulation qui, dans la pièce, met le doute et donne la nausée. « Qu’est-ce que je fais de tout ça ? ». C’est à partir de là qu’on peut démonter ce positionnement, qu’on a tous. On a beaucoup discuté avec Vincent. Comment est-ce qu’on en parle, en étant un homme, blanc… Cela devrait aller bien, mais en fait je n’arrive pas à dormir. Même en étant en haut de la pyramide, il y a un problème, mais faut réussir à montrer que, même en étant un humain dans une position plutôt aisée, cela reste la merde parce que tu prends conscience de tout ce qu’il y autour. Et à partir de ce moment-là, on peut démonter ce positionnement. D’ailleurs dans les textes après le doute [il s’agit du moment central qui cristallise les événements exposés précédemment et permet une transition], Vincent disparait, il y a un dialogue avec une voix off.
H.M. : À ce propos, il y a plusieurs moments en voix off dans ce spectacle : lors du doute, force centripète du spectacle, également quand le personnage dialogue avec la voix de femme, et enfin lors du poème conclusif, la voix prenant alors la place Vincent . Est-ce que ces trois moments ont la même fonction dramatique au sein du spectacle ?
A.R. : On s’est beaucoup inspirés de l’écoféminisme. Après le doute émerge une autre voix et il fallait que ce soit une voix de femme. C’est très fortement inspiré de Vinciane Despret [philosophe des sciences et dramaturge] et Ursula Le Guin [écrivaine américaine, qui publie depuis les années 1660 des romans de science-fiction ou de fantasy]. En fait, un des problèmes que l’on a, en tant que société patriarcale, blanche, mortifère par rapport à la nature, c’est de ne pas écouter le vivant. Et une des voix qui commencent à porter aujourd’hui, c’est le féminisme, l’écoféminisme, et dans notre travail on écoute la voix féminine : quand Michela (la femme de Vincent) dit dans le texte « il faut que t’aies un costume », à un moment donné il faut que Vincent ait un costume. Quand une autre voix prodigue des conseils ou des envies, ces événements adviennent. Quand on était bloqués, j’écoutais des penseuses féministes et toutes ces scènes, du coup, sont arrivées assez tard. Il fallait déconstruire cette voix, ce positionnement masculin. La fiction-panier, d’ailleurs, le texte s’est beaucoup reconstruit à partir de là, répond à cette image de la figure héroïque de l’homme chasseur. Comment est-ce qu’on tue cette figure héroïque. Ursula le Guin démonte la figure du héros et du couteau comme premier outil. C’est une vision très masculine et patriarcale de dire que le premier outil était un couteau pour tuer un mammouth parce que certainement il a fallu avant récolter les fruits, porter un gamin, et donc le premier outil était probablement un panier. On a essayé d’écrire tout le texte dans cette idée de ne pas construire, autour d’un héros, un texte qui va dans une direction comme une flèche et un héros qui résout une situation en tuant quelqu’un d’autre, mais de tisser une histoire qui se répond en écho, et de construire un texte plus tissé que linéaire d’un point A à un point B, ce qu’Ursula le Guin accuse d’être une écriture patriarcale. Ce qui sous-tend le texte en lui-même, ce sont plein d’anecdotes qui n’ont l’air de rien au début mais qui, en fait, sont un tissage qui fait sentir la nature même du vivant, quelque chose de rhizomique, qui n’a pas l’air impressionnant en apparence.
V.F. : Je vois ces trois étapes du textes comme une évolution : petit à petit on éclate l’ego. Comme Aladin frotte sur la lampe magique, on frotte, on frotte, on frotte, on ne sait pas pourquoi mais c’est cette nausée, on pense que le gars est complétement parti, mais il redigère la première partie du spectacle et tout d’un coup ….on est parti dans un autre monde. Et c’est dans cet autre monde qu’il y a le décentrement mais il se situe dans la pensée ; dramatiquement on suit toujours le fil de cet humain qui se décentre.
H.M. : A la lecture du texte, j’ai identifié plusieurs moments d’humour évident et je me suis interrogé sur la corporalité qui était censée les accompagner. Je me demandais quelles étaient selon vous les facettes de l’humour dans ce spectacle ?
V.F. : J’avais aussi envie, avec ce spectacle, de montrer un humain qui doute. C’est ce qui m’est arrivé à la naissance de mon fils. Devenir père, c’est une espèce de tsunami qui te submerge et tu es complétement ébranlé, soufflé. C’est cela le trait d’humour assez fin, ce gars est largué. Il raconte des trucs, mais il prend des virages qui donnent l’impression d’un voyage sans queue ni tête. Il y a cette position du mec en jeans basket qui ne fait pas un spectacle super spectaculaire. On désamorce beaucoup la figure du comédien aussi. La position du doute est transposée sur scène dans cet homme pas spectaculaire. Sauf quand il joue les déménageurs, là je joue, je fais du théâtre. Mais sinon j’amène ma pauvre maquette qui est ratée, etc. Il y a beaucoup de traits d’humour dans cette tentative d’être le héros de sa vie et dans le fait que ce n’est pas forcément gagné.
A.R. : On a longtemps été bloqués avec ce décentrement de l’humain, alors que, finalement, tu restes avec ton corps sur scène, et tu parles de tout cela en étant un homme blanc plutôt aisé. On a décidé que la seule porte d’entrée, c’était l’auto-dérision. Cette touche-là est très assumée même si, de prime abord, dans le jeu [le spectacle a été créé en avril 2021 à la Maison de quartier de Chailly, Lausanne], elle ne sautait pas aux yeux. Cela joue sur l’accumulation de plein de petits détails. Avec le titre, les gens s’attendent à voir un énorme spectacle sur la nature et justement, ce n’est pas ce que Vincent voulait. Il s’agissait de prendre les attentes à rebrousse-poil. Vincent se moque de sa propre condition d’homme privilégié qui vient faire déménager les meubles par les gens qui sont dans une situation difficile. Pendant les répétitions, nous avons un peu changé ce passage pour clarifier le fait que tout le doute et l’humour sont dirigés sur lui-même et pas sur les autres.