Par Céline Conus
2h14 / De David Paquet / Mise en scène par François Marin / Théâtre des Osses, Fribourg / du 27 avril au 7 mai 2017 / Plus d’infos
Une farandole de personnages danse devant nos yeux, arrivant et quittant la scène sur des musiques qui leur ressemblent, ou ressemblent à la situation qui est la leur. Il y a la mère, accablée par une tristesse qui la rend presque folle, le professeur de lycée au bord du burnout, qui a perdu et le goût de vivre et le goût tout court, ainsi que quatre adolescents, traversant tous cet âge délicat à leur façon. C’est le petit monde de 2h14, de l’auteur canadien David Paquet. La pièce parle d’aujourd’hui sans éviter toujours les clichés, mais sa fin – qu’annonce le titre énigmatique – lui confère une certaine portée.
Il est très difficile d’évoquer la pièce sans en révéler la fin. Très vite, on entre dans les mondes de ceux qui surgissent là, on entre dans leur vie, dans leur douleur. Tour à tour, par bribes, avec quelques phrases, on pourrait dire par micro-épisodes, les divers personnages prennent possession de l’espace pour laisser libre cours à leur pensée. Adroitement, ces allées et venues installent un rythme dans lequel on entre très vite. La trame se tisse alors imperceptiblement. Qu’on ne s’y trompe pas, il ne s’agit pas d’une pièce noire de bout en bout. Comme dans la vie, on rit, même tristes. On rit de bon cœur, même de soi, de sa propre situation. On rit de l’absurde de nos problèmes ou de l’absurde des solutions qu’on trouve pour y remédier.
La scène est vide, parfois meublée de quelques chaises, apportées par les personnages. Exiguë, elle semble se refermer sur eux au fil de la pièce et est rendue difficilement praticable par un plafond de plus en plus en bas, tel le destin écrasant, si bien qu’,on ne voit plus les visages des acteurs se tenant debout au fond de la scène. Dans ce trop petit espace, tout se concentre, menaçant d’imploser. On entre dans la pièce par la musique, du punk au jazz d’ambiance, et par les lumières allant du blanc froid au rouge colère qui vont se braquer successivement sur chacun des personnages. Ceux-ci semblent d’abord n’avoir aucun lien entre eux, mais il en est tout autrement, comme on le découvre au fil des dialogues et des situations.
Le théâtre est-il un espace d’identification ? A l’issue d’une heure de représentation, il reste un léger arrière-goût de cliché. Les personnages sont rendus un peu trop simples et trop nets, leurs contours sont trop marqués comme pour forcer un peu cette identification. Il n’en reste pas moins que la salle était pleine d’adolescents ce soir là et leur silence trahissait la concentration, directement concernés, interpellés qu’ils étaient par ce qui se passait sur la scène. Dans la salle, il y avait des professeurs dont beaucoup ont tristement ri des situations auxquelles doit faire face ce prof de français dépité par le manque de motivation de ces jeunes qu’il faut amener à apprendre alors qu’ils sont aussi en train de s’apprendre. Combien de ces professeurs se sont reconnus ? Beaucoup hochaient de la tête. D’autres, ni adolescents ni professeurs, se sont peut-être retrouvés dans certains personnages, se rappelant leur mal-être d’antan ou un copain de classe un peu oublié : la grosse qui maigrit pour la rentrée, le premier de classe qui cherche désespérément une première copine, la rebelle qui frappe et qui crie et le garçon perdu qui fume des joints.
Il faut attendre la fin de la pièce pour en comprendre la portée et le sens, une fin qui vient jeter une lumière différente sur tout ce que l’on a vu jusque-là. Une fin qui s’accélère, les minutes égrenées par les personnages. On se rapproche de l’instant T, le public est fébrile, cet instant, 2h14, le titre énigmatique de la pièce… C’est à 2h14 précisément que vont se sceller ensemble toutes ces vies. C’est à 2h14 que nous sommes amenés à penser le temps différemment, ce temps qui s’écoule doucement, silencieusement, sournoisement parfois, se faisant oublier et contre lequel on ne peut rien. Je sors les yeux mouillés, il me faut l’avouer. J’aurais souhaité connaître l’issue avant le début de la pièce. En retournant à ma voiture, j’ai repensé à cette fameuse machine à remonter le temps que personne n’a encore su inventer. Qui ne s’est jamais entendu dire « ah, si j’avais su » ?