En 1961, la maison d’édition Gallimard publie pour la première fois, dans sa collection « Du monde entier », la traduction en français d’un livre de Yukio Mishima, Le Pavillon d’or, cinq ans seulement après sa publication originale en japonais. À partir de cette date et jusqu’en 1970, année du suicide de Mishima, toutes les œuvres de l’auteur japonais publiées chez Gallimard sont traduites directement depuis le japonais grâce au travail de plusieurs traducteurs : Marc Mécréant, Gaston Renondeau et Georges Bonmarchand. Puis, en janvier 1972, la publication en traduction-relais du livre Confession d’un masque marque le début d’une période où toutes les traductions qui paraissent chez Gallimard se font toutes en traductions-relais, via les traduction anglaises des œuvres de Mishima – à l’exception de deux pièces de théâtre en 1983 et 1984 –, et cela jusqu’en 1989. Cette année-là, la traduction du roman Les Amours interdites est de nouveau réalisée directement à partir du japonais ; les traductions suivantes reprendront cette pratique. Il résulte ainsi que dans la proportion des œuvres de Mishima qui ont été traduites en français – moins de 10 % de son œuvre totale selon Thomas Garcin –, une bonne partie a été traduite en relais depuis les traductions anglaises, dont certaines de ses œuvres le plus populaires. Seule Confession d’un masque a été retraduite en 2019, directement depuis le japonais cette fois-ci, grâce au travail de Dominique Palmé.
Dans le domaine académique et surtout dans celui de l’édition, et alors même qu’elle est très courante en pratique, la traduction-relais souffre d’une image négative qui participe bien souvent à sa marginalisation ou à son invisibilisation. Ainsi, même s’il n’existe à ce jour aucun document officiel et public qui en attesterait historiquement, cette période d’utilisation de traduction-relais est justifiée par la maison Gallimard comme étant motivée par le respect de la volonté propre de l’auteur :
Les textes qui constituent cet ouvrage ont été traduits du japonais en anglais. […] C’est à la demande expresse de Yukio Mishima que la traduction française a été faite d’après le texte anglais1.
Partant de cette situation, j’ai voulu dans mon travail étudier la manière dont la traduction-relais imposée par Mishima a pu jouer un rôle important, non seulement dans la circulation internationale de son œuvre mais aussi dans l’élaboration conjointe de la posture auctoriale, par l’auteur japonais, ainsi que de sa « mythification », notamment orchestrée par ses éditeurs. J’ai proposé d’envisager la traduction-relais comme une « complication », selon une analogie en partie horlogère, c’est-à-dire comme un module additionnel – pratique, technique, esthétique – qui complexifie l’architecture interne de l’œuvre de Mishima ainsi que les modalités de sa réception. Plus la montre possède de complications, plus elle demande à son constructeur une véritable virtuosité technique, et plus elle se rapproche de l’œuvre d’art. Ainsi, si l’on peut constater les inconvénients de cette pratique de la traduction-relais pour la circulation des œuvres de Mishima, on peut aussi voir qu’elle offre des avantages, justement parce qu’elle est l’un des outils de sa mythification : elle participe à le faire « auteur mondial », pour reprendre l’expression de Gisèle Sapiro (2024).
À ce titre, j’ai essayé de développer plusieurs idées. La première était d’analyser l’hypothèse selon laquelle la (demande de) traduction-relais avait pu être utilisée par Mishima comme un moyen de contrôler la réception et la vision de son œuvre à l’étranger. Exercer ainsi son droit de regard permit à Mishima de s’assurer que le texte qui servirait de base aux traductions futures, dans une langue plus proche des principales langues occidentales que le japonais, reflète fidèlement ce qu’il voulait transmettre à l’international. Ainsi, à côté de l’idée que la traduction-relais s’éloigne du texte original et le trahit d’autant plus, j’ai proposé l’hypothèse selon laquelle parfois, au contraire, elle a tendance à rester très proche du texte traduit de peur justement de trahir l’original – auquel elle n’a pas forcément accès.
Une deuxième idée que j’ai développée dans mon travail est que l’aspect de « contrôle » de la traduction-relais a permis à Mishima de reconduire des images, des pistes d’interprétations, des conceptions liées à son œuvre à l’international. Il a ainsi mené un travail sur des dichotomies, des « conjonction[s] rassurante[s] » (Thomas Garcin, 2021, p. 430), auxquelles pouvaient facilement se rattacher le public occidental. Les nouvelles de La Mort en été, recueil construit pour une publication internationale, reconduisent ainsi des images et des thèmes pour lesquelles Mishima était déjà reconnu mondialement.
Finalement, une dernière idée que j’ai développée, liée à la posture auctoriale, est que la mise en place de la traduction-relais a participé – dans une certaine mesure et entre autres éléments – à un phénomène de brouillage de la frontière entre l’identité réelle de Mishima et ses identités fictionnelles – théâtrales, romanesques, médiatique, cinématographique, etc. – et à fortiori à la création d’un « mythe » Mishima.
Il me semble que la traduction-relais, envisagée comme complication, offre la possibilité d’ajouter une dimension supplémentaire à la construction de la figure de l’auteur, et permet ainsi d’éclairer les phénomènes et les dynamiques de co-construction multiples de sa position. Elle constitue un mécanisme fascinant qui accentue encore l’intérêt que peut susciter l’œuvre de Mishima et toute la complexité des modalités de sa circulation à l’échelle internationale. Ce travail pourrait être approfondi par la publication de retraductions des textes de Mishima qui ont été traduits en traduction-relais ; une telle entreprise – en plus de se justifier par des considérations esthétiques – présenterait un grand intérêt pour une analyse comparée des traductions « classiques » et des traduction-relais, permettant ainsi de mieux saisir les mécanismes de la réception de Mishima et du développement de son image auctoriale à l’échelle internationale.
Bibliographie
GARCIN Thomas, « Par-delà l’exotisme : lire et traduire Mishima en France », 2021, Critique, n° 888, « Le Japon, une culture globale ? », p. 421-433.
MISHIMA Yukio, 1983, La Mort en été. Nouvelles, trad. Dominique Aury (trad.), Paris, Gallimard.
SAPIRO Gisèle, 2024, Qu’est-ce qu’un auteur mondial ? Le champ littéraire transnational, Paris, Seuil, coll. « Hautes études ».
Notes
1.Commentaire de Dominique Aury dans La Mort en été.
