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Enquêtes et entretiens

Faire filiation : entre littérature et performance


Au départ, deux enseignants, Anne-Lise Delacrétaz et Alain Ausoni, proposent un atelier d’écriture sur la filiation. Une collaboration entre des étudiants de l’UNIL et des participants de Connaissances 3 s’engage alors.

L’objectif est de constituer un recueil intergénérationnel. En septembre 2024, les nouvelles écrites, compilées, sont publiées aux éditions Encre Fraîche sous le titre Filiations, et paraissent en librairie.

L’ensemble des récits produits explore une généalogie – qu’elle soit rêvée, avérée ou créée. Après plusieurs séances de dédicaces, une nouvelle étape du projet émerge : donner vie, ou plutôt voix à ces textes. Sous l’impulsion de Jonathan Durandin, certains auteurs choisissent ainsi de mettre en voix leurs écrits pour proposer au public des performances sous forme de lecture publique. Ces performances, et leur préparation posent alors deux questions principales : dans quelle mesure peut-on établir un passage entre littérature et performance ? Et comment ces deux formes d’expression dialoguent-elles ou se transforment-elles dans le cas d’une collaboration intergénérationnelle ? Grâce aux représentations, aux difficultés rencontrées, mais aussi aux liens d’amitié crées, des éléments de réponse ont pu être apportés à ces questions.

Le présent compte-rendu s’inscrit dans cette perspective : il restitue les résultats d’une enquête menée tant auprès du public que de la troupe de lecture. Ce compte-rendu tentera ainsi, à l’aune des réponses glanées par l’enquête de terrain, de donner une nouvelle définition, mais aussi dimension, à ce genre novateur qu’est le « récit de filiation ». En mettant en dialogue leurs réponses avec des propositions plus académiques qui tentent, elles aussi, de définir ce qu’est ou devrait être un récit de filiation, le contour de ce dernier se dessine alors, au prisme des différentes expertises qui se combinent dans ce travail. Dans ce croisement entre expériences vécues et réflexions théoriques, le récit de filiation apparaît comme un objet littéraire enrichi par la pluralité des expertises : universitaires, professionnelles, ou issues d’un public amateur. Ce caractère composite du récit de filiation se manifeste non seulement par sa portée intergénérationnelle, mais aussi par la diversité des types de savoir qu’il mobilise et articule. Par définition, le récit de filiation implique comparaison, relation, et mise en perspective.

Couverture du livre ; sur fond ocre, se dessinent des silhouettes de femmes
Collectif, Filiations, Genève, Encre fraîche, 2024.

Le récit n’est jamais figé

Ce que le projet Filiations donne à voir, c’est que le récit, lorsqu’il est partagé, n’est jamais figé : il devient une matière vivante, façonnée par la pluralité des voix qui s’en emparent. Dans les lectures performées, la filiation ne se joue pas seulement au sein même des récits racontés, mais dans le geste de dire ensemble, de faire groupe autour d’un héritage à transmettre ou à réinventer. Cette idée de restitution semble alors être l’une des composantes, non pas uniquement des performances et de la collaboration intergénérationnelle, mais plus généralement des récits de filiation, c’est en tout cas ce qu’explique Sylvie Jeanneret :

Dans une première acception du terme [récit de filiation], il s’agit, comme je viens de le rappeler, d’établir ce qui a eu lieu, de reconstituer ce qui s’est défait. […] Mais « restituer » signifie aussi « rendre quelque chose à quelqu’un ».

Des savoirs et points de vue qui se croisent

Moins que le sujet véritable des récits, il s’avère que c’est la manière dont il est transmis qui métamorphose son auteur et sa perception de l’héritage. La performance et les souvenirs qui lui sont désormais attachés laissent alors une autre sorte de filiation, peut-être plus lucide. On peut ainsi parler d’un comparatisme, entre texte et performance, mais aussi entre savoirs académiques et savoirs collectifs produits dans et par la salle de spectacle. Mettre en scène ces textes s’apparente à la mise en abîme déjà présente dans certaines histoires portées sur les planches, c’est en tout cas ce qu’en pensent les membres de la troupe :

La découverte que toutes les familles ont des choses uniques à dire, même si elles sont en fait universelles (l’amour, la vie, la mort).

J’espère qu’elle pourra m’inscrire plus durablement dans le processus de transmission.

En cela, Filiations n’est pas simplement un recueil ou un spectacle : c’est une manière d’habiter la littérature comme un lieu de passage, de mémoire, et d’avenir. En confrontant des regards a priori éloignés – auteurs, lecteurs, spectateurs, spécialistes – sur le genre des récits de Filiations, ce ne sont pas des visions qui s’opposent, mais bien des visions complémentaires qui se répondent. Chaque point de vue révèle une facette différente du récit de filiation : l’auteur y projette son histoire, le lecteur y cherche une résonance, le public en capte l’émotion collective, et les spécialistes en dévoilent les structures et les enjeux.

Des circulations et transmissions

C’est précisément cette diversité – générationnelle, mais aussi disciplinaire – qui fait la richesse de l’expérience. Loin d’en diluer le sens, ces différences forgent un tout cohérent, plus dense, plus humain qui appellent peut-être à une définition plus vivante de ce genre en expansion. Les points de vue issus de différents domaines permettent aussi de mettre en lumière une vérité essentielle : le récit de filiation ne tient pas seulement à son contenu, mais à la manière dont il circule, se performe et se transmet. Ce dernier point se vérifie alors avec le passage des textes à la scène qui a amené une nouvelle forme de filiation « comparée » à ces récits.

À l’image d’un héritage, la définition du récit de filiation ne se limite peut-être pas simplement à ce qui est reçu, mais s’élabore collectivement, dans une volonté partagée de faire récit ensemble.


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Critique littéraire

Entre elles, les silences

Les indices laissés par Michel Layaz pour résoudre cette énigme, bien qu’ils manquent un peu de finesse, orientent le parcours de lecture de Deux filles (2024). D’abord interloqué par le regard que porte le narrateur sur le corps de Sélène (on connaît l’odeur de ses cheveux, la longueur de ses jambes, le ductus de ses doigts…), le lecteur est guidé par les focalisations narratives, presque cinématographiques, qui tâchent de lui expliquer les raisons de son trouble.

À l’image de leur goût pour le maraîchage, les sentiments réciproques entre Olga et Sélène croissent au fil des pages. Sans laisser le temps à la vie de répondre au mystère posé par cet amour – véritable intérêt du roman – l’auteur enterre ses délicates descriptions d’émotions sous une série de rebondissements. Au rythme de cette inspection, des histoires dramatiques secondaires s’agencent en mosaïques autour du récit principal. On perçoit alors par fragments la vie d’Amandin, SDF et artiste qui ne saura jamais que ses œuvres ont été exposées, ou celle du marcheur professionnel qui parcourt des kilomètres et des kilomètres sans jamais savoir où aller. Ces péripéties font alors trop de bruit et prennent la place des silences, pourtant si parlants dans ce roman.