Le 14 octobre 2022, le vernissage du livre et des podcasts du projet Arborescence s’est tenu au domaine Wannaz, situé dans le hameau de Chenaux, dans la région viticole du Lavaux en Suisse. Ce lieu historique a offert un cadre idéal pour cet événement, qui a eu lieu dans la Tour de Chenaux, une construction dans un paysage façonné par l’imagination humaine depuis huit cents ans.
Le Domaine Wannaz est un vignoble d’environ quatre hectares géré par la famille Wannaz, basé sur une gestion de production biodynamique, dont le principal moteur est le vigneron Gilles Wannaz. Le but de la visite est de participer au rite de vernissage du livre « Arborescence : Les voix de l’écologie spirituelle » écrit par l’anthropologue Alexandre Grandjean et de trois podcasts réalisés par la productrice Julie Enoch, intitulés respectivement « Rechercher les écologies spirituelles« , « Ecologiser le spirituel » et « Spiritualiser l’écologie« .
Les deux productions, le livre et les podcasts, sont les fruits du projet « Arborescence : Lieux, acteurs et actrices de la sensibilité écologique en Suisse » mené par la sociologue et anthropologue Irene Becci et le susnommé Alexandre Grandjean.
Comme dans tous les rituels, profanes ou divins, on franchit un seuil qui donne lieu au rituel lui-même. Dans le cas présent, cela ne fait pas exception, et le seuil à franchir est matérialisé par une porte en bois qui se poursuit par un escalier en pierre qui descend jusqu’à la salle où seront officiellement accueillis les produits des recherches effectuées.
Au terme de la descente dans un passage sombre, il faut franchir une nouvelle porte, légèrement plus grande que la précédente, qui grince à l’ouverture en raison du manque de lubrification de ses gonds. À l’intérieur de la pièce, d’environ 30 m de long sur 7 m de large, la lumière du soleil entre par de petites fenêtres et rebondit sur les multiples miroirs, bouteilles en verre et autres cristaux, ce qui permet d’eclairir le lieu, bien que les nuages dans le ciel extérieur ne nous permettent pas aujourd’hui d’apprécier dans toute sa splendeur la capacité d’éclairage qui rendrait possible un clair crépuscule d’été, la pénombre est combattue par de nombreuses ampoules artificielles qui descendent à travers les branches sèches qui font office de faux plafond, mais les ampoules situées au-dessus émettent également une faible lumière, de sorte que l’obscurité résiste stoïquement dans la pièce en général, bien que dans une proportion inférieure à la luminosité.
La cheminée, qui évoque un feu de bois à l’une des extrémités de la salle, ainsi que les multiples courges qui ornent le lieu, confèrent une teinte orangée à l’espace, sans toutefois permettre son expression maximale en raison du contraste avec les innombrables bouteilles en verre sombre remplies de vin et l’arche qui sépare le hall principal d’une pièce de transition encore plus sombre vers la cuisine, Ces deux espaces sont à leur tour remplis d’innombrables objets liés à la viticulture et à la dégustation du vin, ainsi que de livres, de chaises, de bancs et de tables harmonieusement disposés. Des plateaux suspendus au plafond de la salle complètent la scène. Le premier, que l’on aperçoit en entrant dans ce lieu, est rempli de grappes de raisin, comme pour nous souhaiter la bienvenue dans cette sorte de temple de la vigne.
En entrant dans la salle, j’observe le coordinateur de l’événement avec la nervosité habituelle de celui qui doit orchestrer l’activité, parlant au téléphone et tournant en rond tout en réussissant à disposer sur une table en bois les exemplaires du livre vedette de la soirée, ainsi que les gadgets électroniques qui permettront aux participants d’écouter les trois podcasts qui seront également présentés en société.
J’arrive sur le lieu de l’événement avec quelques minutes d’avance, et les participants à la soirée ne devraient pas tarder à arriver, alors j’en profite pour faire le tour de la salle et sentir l’agréable arôme des plats qui seront servis pour l’occasion, préparés par le même vigneron qui prête son patronyme à ce vignoble.
Les minutes passent, les invités et les maîtres de cérémonie commencent à arriver, la plupart d’entre eux se connaissent et se saluent avec une certaine affection, s’agissant d’une activité sans beaucoup de formalités, la tenue des participants est décontractée, soignée et sans grandes excentricités, montrant le caractère de proximité des personnes présentes, qui, pour la grande majorité, ont été liées à l’avance au cours du projet.
18h15 et les maîtres de cérémonie commencent à attirer l’attention des participants, les verres de vin circulent déjà et une bonne énergie générale emplit l’atmosphère, où une trentaine de personnes sont présentes dans ce rite de vernissage. Les participants sont invités à quitter la salle par une porte latérale et à descendre un escalier en béton qui mène à une terrasse offrant une vue magnifique sur les vignobles du domaine Wannaz et le paysage de la région.
Sous une pluie battante, des mots de bienvenue et de remerciement pour leur présence en cette occasion sont exprimés, mais de temps en temps, les grandes feuilles d’une des platane d’Amérique, qui protège la terrasse, gouttent, trempent les auditeurs et diluent le vin. Les intervenants, conscients de la situation, accélèrent le discours, soulignant la beauté du paysage et le caractère unique du vignoble dans lequel nous nous trouvons, où se détachent différentes tonalités de vert, montrant non seulement les différents cépages, mais aussi les différentes espèces d’arbres et de plantes qui font partie de ce domaine biodynamique.
Une fois de retour dans la salle cérémoniale, les aliments fument sur les plateaux suspendus, des odeurs exquises de produits locaux où abondent le vert et la couleur de la terre, la conversation est appelée à se poursuivre debout autour du buffet qui a été préparé par le propriétaire de la maison, tandis que le vin arrose les papilles en lubrifiant le dialogue informel.
La salle dans laquelle se déroule cette activité a été construite au XVIe siècle, mais la « Tour de Chenaux », comme est appelé le bâtiment dans lequel se déroule cette activité, remonte au XIIe siècle et a été construite par les moines cisterciens, les mêmes qui ont commencé à modeler les terrasses pour cultiver les vignobles à Lavaux. La géobiologie, c’est-à-dire l’influence de la terre sur les êtres vivants, joue un rôle essentiel dans la construction de ces bâtiments et l’implantation des vignobles, où se conjuguent diverses connaissances liées aux énergies telluriques et cosmiques pour les établissements, comme nous le raconte Marie-Claude Jeanneret, maître sourcier, invitée à la soirée. Sa sensibilité lui permet de ressentir l’énergie de la terre et des bâtiments, tout comme les moines bâtisseurs de Lavaux, qui se laissaient inspirer par la nature visible et invisible du lieu.
Le mode de production actuel de ce vignoble, basé sur la biodynamie depuis 2003, suit la sensibilité de la reconnaissance de la diversité et de la complémentarité, de l’interdépendance d’un univers visible et invisible en constant mouvement, en essayant d’unir les parties d’un écosystème qui a été fragmenté à des fins économiques. L’agriculture biodynamique, en n’utilisant pas de produits chimiques de synthèse, tente de rétablir cette nature sauvage où chaque élément organique et inorganique, matériel ou énergétique du lieu contribue à la composition et à l’énergie des fruits obtenus, qui sont ensuite transmis à ceux qui les consomment. Dans la modernité, dans un souci de domination de la nature, nous avons évité d’essayer de la comprendre, de sentir son lien avec l’être humain et comment l’être humain se relie à elle, de sorte que nous ne connaissons toujours pas tous les secrets qu’elle garde.
La pluie, phénomène naturel qui nous rappelle notre insignifiance dans le réseau de relations de l’univers, continue de tomber sur la région, eau qui est absorbée par la terre grâce aux innombrables terrasses de Lavaux. Une pause dans l’activité nous permet de sortir à nouveau de la salle et de respirer, de laisser entrer l’air et les particules que le vent de la tempête nous apporte, ainsi que la fumée du tabac et l’énergie du vin.
La soirée avance, l’auteur du livre et la productrice des podcasts à vernir ce soir d’octobre prennent la parole, où l’écologie et la spiritualité sont centralisées, définies malgré le caractère savonneux de leur appréhension, plus encore lorsque les acteurs et actrices sur le terrain habitent ces concepts souvent sans les reconnaître comme tels, car ils émergent comme énergie, comme actions quotidiennes, comme formes de vie. Pour d’autres, c’est Pachamama ou Gaia où tout tend vers l’équilibre et l’autorégulation, affectés par un manque de sens, de valeurs, par une société qui exalte la perspective humaine au détriment de ceux qui ne le sont pas. Ces œuvres ritualisées, présentées au grand public, donnent la parole à ceux qui ont longtemps été ridiculisés et rendus invisibles par un imaginaire prédominant fondé sur la raison occidentale. Cependant, sous l’impulsion d’une crise qui a atteint le point d’effondrement environnemental, les pensées et les imaginaires écologiques ont pris toute leur place, influençant les sphères les plus variées du social, du politique, de l’économique et, surtout, du religieux et du spirituel, qui connaissent une écologisation et vice versa.
Un exemple est celui de G. Wannaz comme l’un des précurseurs de la viticulture biodynamique en Suisse romande, et qui, à ses débuts, était souvent frustré par le manque de compréhension dans l’effort de rendre visible un besoin de changement dans la production de vin, où la vinification devrait avoir un but, dans un sens spirituel et écologique, avec laquelle restaurer les liens d’interdépendance qui unissent les organismes, comme une vision visant à restaurer les liens entre les plantes, entre les humains et les plantes, ainsi qu’entre les humains. C’est pourquoi elle a tour à tour une forte composante politique et artistique, incarnée dans les étiquettes de ses vins pleines de poésie, dans la cuisine et son originalité, dans la décoration des espaces et dans le soutien de mouvements artistiques-intellectuels militants. La gestion biodynamique du vignoble se conjugue donc avec une tentative de libération des capacités humaines, une vision holistique qui permet d’inverser une spécialisation atrophiante de l’espèce.
Les plateaux suspendus ont été vidés ainsi que les verres, les conversations sont plus détendues, les idées et les réflexions commencent à émerger en raison de la désinhibition sociale et psychologique produite par l’alcool, la critique et son argumentation se font plus facilement. C’était le bon moment pour que l’un des invités de la soirée prenne la parole, un jeune artiste nigérian aux multiples facettes qui, au fil des conversations pendant les pauses de l’activité, sous le linteau de la porte protégée de la pluie nous avait fait découvrir son histoire de migration difficile et sa vision particulière des thèmes abordés à cette occasion, à savoir l’écologie et la spiritualité.
“If I knew what I know now” est le titre de l’intervention de “Emma the great” un artiste qui depuis quelques années voyage à travers l’Europe à la recherche d’opportunités d’avenir et d’expression créative, marquées par la bureaucratie, les frontières et les classifications humaines. Cette expérience de vie lui a permis de reconnaître et de revaloriser sa propre culture et son identité, qu’il méprisait lorsqu’il rêvait de venir en « l’Europe civilisée ». Les connaissances, les styles et les conditions de vie « non civilisés » qui prédominent dans sa patrie sont observés sous un angle différent, de loin, dans une terre pleine de plastique, basée sur l’individualisme, où l’artificialité ne permet pas les petits plaisirs de la vie, inhérents à l’être humain et qui, lorsqu’ils ne sont pas possédés ou qu’il n’est pas possible de les réaliser, sont recherchés avec un désespoir qui produit de l’anxiété, comme, par exemple, le fait de pouvoir observer une nuit étoilée.
Un poulet ne passe pas deux fois devant quelqu’un, car si la volaille a la chance de s’en sortir indemne la première fois, un deuxième passage est considéré presque comme un signe divin où le manger est pris comme un ordre et ne pas le faire serait un manque de volonté supérieure. La nature est omniprésente dans le paysage qui a vu grandir Emma the great, son autonomie est reconnue et la relation entre les plantes, les humains et les autres animaux est une liaison volontaire de reconnaissance mutuelle et de réciprocité. Pour lui, avec les compagnons animaux comme les chiens, il existe une véritable amitié, qui permet à son tour d’avoir d’autres amis.
Selon la performance de ce migrant africain, au Nigeria « Nous sommes écologiques et végétariens sans le savoir, bien que notre spiritualité se manifeste au jour le jour dans la foi, dans la prière et à l’église, ici je suis désorienté parce que l’image que nous nous créons de l’Europe ne correspond pas à mes attentes et à celles de ma famille, en réalité, ce que l’on a vu dans les films de mon pays, où l’on montre le bonheur de ceux qui profitent de repas extravagants et de l’électricité, n’est qu’une illusion, avant je savais tout ce que je sais déjà et que je cherche, je le savais déjà et je l’avais mais je ne le savais pas ».
Il est presque 9 heures du soir et les chercheurs, les artistes et les assistants au vernissage échangent les derniers mots et les contacts pour les communications futures, la présence de ceux qui étaient là est remerciée une fois de plus et la retraite commence par le passage sombre de l’escalier en pierre jusqu’au sommet, en le traversant on retourne à la vie quotidienne, à la désorientation, aux voies de sortie, aux horaires du train pour rentrer, aux places disponibles dans les voitures, avec les lumières de la ville au loin et l’obscurité et le silence apparent de la campagne.