Dans cette Arborescence, le domaine de la vitiviniculture biologique et de l’agriculture (et compris le contexte urbain) a été exploré en profondeur. Le but de cette étude était de mettre en évidence les différentes pratiques, gestes et connaissances qui permettent de penser et d’agir de manière écologique. La médiation culturelle, les événements, les rituels et les expériences corporelles ont été examinés afin de mieux comprendre comment ces pratiques peuvent aider à rendre familiers les différents aspects de l’écologie. Les pensées écologiques ont une dimension performative, elles nous font agir, dire et imaginer autrement, et permettent de constituer des liens et des arborescences que nous n’aurions pas envisagés autrement.
La vitiviniculture biologique et l’agriculture sont des secteurs qui sont particulièrement concernés par les enjeux environnementaux actuels, et qui sont également des exemples de domaines où les pensées et sensibilités écologiques peuvent s’inscrire de manière productive. En adoptant une perspective écosystémique, ainsi qu’en expérimentant avec de nouveaux répertoires d’actions, l’écologie peut s’associer à une quête de « naturalité » et « d’excellence ». C’est pourquoi, dans ce domaine, les pratiques écologiques ont une première visée pragmatique, visant à éviter les pollutions menaçant, la santé des collaborateurs et collaboratrices, et à viser une excellence dans la production de vins plus expressifs et communicatifs de la teneur même des terroirs.
Dans ce contexte, la biodynamie, une approche agronomique en constante évolution, a inspiré de nouvelles pratiques et esthétiques dans les vignobles suisses. Les vignerons sont de plus en plus conscients de l’importance d’une vigne saine, tant pour l’expression authentique du vin que pour l’environnement dans lequel elle est cultivée. Dans cette optique, des pratiques agricoles alternatives ont émergé, telles que l’utilisation de moutons pour désherber ou l’échange de tracteurs contre des chevaux. Les vignobles biodynamiques sont également caractérisées par l’utilisation de tisanes et de décoctions de plantes pour traiter les vignes, ainsi que par l’utilisation d’un calendrier lunaire pour guider les travaux dans les vignes.
La biodynamie se distingue des approches conventionnelles par l’utilisation de préparats alchimiques et ésotériques, tels que la « bouse de corne » et la « silice de corne ». Ces préparats sont fabriqués de manière rituelle en insérant de la bouse de vache ou du quartz broyé dans des cornes de vache, puis en les enterrant pour fermenter. Les solutions « dynamisées » sont ensuite utilisées pour traiter les vignes et stimuler leur croissance.
Les vignobles biodynamiques se concentrent sur la création d’un écosystème équilibré en favorisant la biodiversité et en évitant l’utilisation d’intrants de synthèse. Les vins issus de ces vignobles sont souvent décrits comme plus « naturels » et « expressifs », reflétant l’équilibre soigneusement cultivé des vignes. La viticulture biodynamique est donc bien plus qu’une simple technique agricole – c’est une philosophie et une éthique qui reconnaît l’importance des relations entre les êtres humains, la terre et les autres êtres vivants.
Le terroir est une notion centrale dans le monde de la vigne et du vin, souvent controversée mais revendiquée par les mouvements « bio » qui cherchent à promouvoir les qualités d’un sol non altéré par les intrants de synthèse. Chaque région, dénomination et parcelle de vigne est unique et leur expression dans le vin également. Le terroir est en effet façonné par les couches géologiques, l’exposition au soleil, au vent, aux courants hydrauliques souterrains, la vie bactérienne, les levures, la flore et la faune qui y cohabitent, mais aussi par la philosophie de vie du vigneron. Le terroir est en mouvement, vivant et doit être redécouvert et dégusté chaque année. Selon un vigneron rencontré dans le canton de Vaud, un terroir se construit à travers différentes colonisations de plantes adventices et l’équilibre qui en résulte, créant une singularité propre à chaque espace et des interactions écosystémiques et inter-espèces multiples. Pour ce vigneron, les enjeux de son approche sont à la fois de l’ordre productif et économique, mais également de l’ordre de la distinction et du milieu social dans lequel il s’insère pour commercialiser ses cuvées, principalement dans les milieux culturels urbains. Sa manière de décrire ses vins s’inscrit dans un rapport intime au paysage et à ses particularités, proposant une certaine esthétique de l’espace et un rapport au lieu, au temps et à tout ce qui s’y trame.
En ayant un vigneron ou une vigneronne comme médiateur, il est fort probable que vous développiez une sensibilité nouvelle, plus singulière et orientée, aux thématiques écologiques, aux relations inter-espèces, aux thématiques du soin, mais également aux échelles de grandeur qui animent un biotope. Toutefois, ces démarches pratiques, sensibles et sensorielles de l’écologie ne traitent pas forcément des enjeux plus sociaux ou plus globaux de l’écologie. Néanmoins, les métiers de la vigne et du vin participent à la popularisation des enjeux et motifs écologiques contemporains, ainsi qu’à de nouvelles définitions sociales de la spiritualité liées aux motifs écologiques.
Le vigneron-artisan Jean-Christophe Piccard à Lutry (canton de Vaud) a nommé l’une de ses cuvées « l’Anthropocène », en reprenant la nomenclature des sciences géologiques qui rend thématique l’impact des activités humaines sur la planète. Cette cuvée innovante interroge la viabilité des vignobles au regard des dégradations climatiques et environnementales actuelles. La bouteille, sur laquelle figurent des mots-clés tels que « Eveil créatif », « Philosophie de vie », « Production responsable », ou encore « Respect écologique », illustre un ensemble de valeurs et d’idées fortes, ainsi que la démarche agroécologique exemplaire de Jean-Christophe Piccard, qui peut être reprise et inspirante pour d’autres à tous les niveaux.
Bien que les vigneronnes et les vignerons adoptent une gamme variée de pratiques de soin holistiques ou des cosmologies alternatives sur le végétal et la nature, ces derniers demeurent discrets sur ces dimensions. La thématique du religieux et du spirituel est âprement débattue dans le milieu de la biodynamie. La plupart des vignerons et vigneronnes témoignent d’une efficacité de la biodynamie, que ce soit par les arts de l’attention qu’ils développent à travers des pratiques rituelles, par l’adoption d’une perspective holistique articulant la vie des sols et le cosmos, ou par des effets qu’ils et elles ne cherchent pas à expliquer. La notion de « spiritualité » est également utilisée avec précaution dans le milieu, mais permet à des registres spirituels d’être plus socialement acceptables, en permettant notamment la connexion avec la nature.
Au cours des années 2017 à 2020, une enquête de terrain a été menée sur 40 domaines viticoles situés dans quatre cantons suisses (Vaud, Valais, Neuchâtel et Jura) impliqués de près ou de loin dans une agriculture biologique et biodynamique respectueuse de l’environnement. L’étude visait à comprendre comment les nouvelles affinités entre les pensées écologiques et les sensibilités religieuses pouvaient se combiner dans le domaine professionnel, en particulier dans les métiers de la terre, tels que la viticulture. L’enquête s’est concentrée sur les pratiques des vignerons et vigneronnes suisses, qui ont commencé à adopter des méthodes de production respectueuses de la nature et de la vie, telles que l’agriculture biologique et biodynamique.
L’étude de la biodynamie est particulièrement intéressante en sciences sociales des religions car elle a été théorisée par l’occultiste autrichien Rudolf Steiner en 1924. Dans une vision holistique et nostalgique, Steiner considère la nature comme un tout unitaire et interconnecté, où les forces de vie et de mort agissent ensemble pour créer un écosystème autosuffisant. Le domaine agricole est lui-même envisagé comme un organisme, qui doit être compris à travers une « science de l’esprit » pour assurer la vitalité des plantes et des sols.
La pratique de la biodynamie a commencé à prendre de l’ampleur en Suisse dans les années 2000, en particulier dans la vitiviniculture. Les vignerons et vigneronnes suisses ont commencé à adopter ces pratiques respectueuses de la nature, souvent en se familiarisant d’abord avec l’agriculture biologique, puis en expérimentant la biodynamie. Ces pratiques s’inscrivent dans une logique d’individualisation et de personnalisation des plans de traitement, où les praticiens et praticiennes sont prompts à utiliser une grammaire de « l’énergétique » ou des « forces cosmiques » pour décrire la vitalité des plantes et des sols.
Bien que le phénomène de la viticulture biodynamique reste marginal en Suisse, le nombre de domaines certifiés par des labels tels que BioSuisse et Demeter est en constante augmentation. Ces indicateurs exposent une situation où des agronomies soutenues par des organisations paraétatiques sont de plus en plus présentes et visibles dans les milieux viticoles. Le déploiement de nouvelles considérations sur l’agriculture en tant que lieu d’expérimentation et de butinage entre différents experts internes et externes aux milieux agronomiques témoigne d’une évolution vers une agriculture plus respectueuse de la nature et de la vie.