Demandez-lui la Lune
Nostalgique de l’Anthropole, c’est dans ce lieu que son intérêt pour l’étude des magmas s’est concrétisé et l’a amené récemment à dater la lune, grâce à l’analyse délicate de quelques grammes de roches lunaires.
Installée devant un thé, Mélanie Barboni détaille ses passions pour le magma… et les colibris. Nous sommes à l’Auberge de la Gare de Grandvaux, dans la grisaille de janvier. Un village où vivent ses parents, à qui elle rend visite pendant ses vacances. La géologue, âgée de 33 ans et docteure de l’UNIL, est aujourd’hui chercheuse associée sous le ciel bleu de l’Université de Californie à Los Angeles (UCLA). C’est toutefois bien plus haut que Mélanie Barboni nous emmène. La Vaudoise et son équipe ont daté la Lune. Une découverte publiée dans Science Advances le 11 janvier. «Elle a 4,51 milliards d’années au minimum, c’est-à-dire davantage que ce que d’autres chercheurs ont avancé», résume la géologue. Cette datation est essentielle pour comprendre l’enfance de notre planète, car son destin et celui de son satellite sont liés. En effet, ce dernier est né d’un choc entre Théia – un corps de la taille de Mars, volatilisé par l’impact –, et la Terre.
Pour obtenir ce résultat, qui lui a valu une attention médiatique mondiale, Mélanie Barboni a utilisé les zircons contenus dans des échantillons récoltés par Apollo 14, en 1971. Ces minéraux ont cristallisé vers la fin de la période de solidification de l’océan de magma qui couvrait la Lune à ses débuts. La méthode a impliqué de… dissoudre les roches sélènes. Une bonne dose de confiance en soi et le soutien de la NASA ont été nécessaires. «J’ai beau avoir réalisé ces opérations des centaines de fois sur des zircons terrestres, je n’avais jamais été stressée à ce point!», relève la chercheuse. La Lune est un intérêt récent pour Mélanie Barboni. Auparavant, elle se consacrait aux volcans et aux chambres magmatiques, ces poches de roche liquide qui se trouvent sous leurs pieds. Ce goût remonte à sa deuxième année de bachelor. «Lors d’un camp à l’île d’Elbe, j’ai admiré les granits fins constellés de feldspaths qui brillaient au soleil, à côté d’une mer turquoise. J’ai voulu comprendre comment ils se formaient et ce qu’ils nous disaient des mécanismes qui précèdent les éruptions.» Un fil rouge qu’elle a déroulé dans toute sa carrière, de l’UNIL à l’Université de Princeton, et aujourd’hui en Californie. Un parcours initié notamment par François Bussy, aujourd’hui vice-recteur en charge de la recherche et des relations internationales: «Ce pédagogue extraordinaire a fait naître des vocations».
Au fil de la conversation, la chercheuse nous montre des photos de colibris sur son smartphone. «Voici Squeaky, ma préférée», s’enthousiasme-t-elle. Grâce à sa volonté de fer, cette passion ornithologique qui remonte à son enfance est devenue un projet de médiation scientifique sur le campus de UCLA. «Ces oiseaux pollinisateurs sont sensibles aux changements climatiques, donc menacés.» Or, la Californie connaît une sécheresse historique. «En plantant des végétaux natifs comme la sauge du Mexique, au lieu de rosiers qui consomment trop d’eau, on crée des sanctuaires pour les colibris, mais également pour les abeilles et les papillons.» D’autres institutions sont intéressées par sa démarche. Ainsi, ces minuscules volatiles deviennent des instruments pédagogiques, des charmants antidotes à l’heure où les climatosceptiques règnent à Washington. «Comme je ne peux pas destituer le président, c’est ma manière de résister», sourit Mélanie Barboni.
LES QUESTIONS ALUMNIL
Quel était votre lieu préféré à l’Université de Lausanne durant votre cursus?
J’adore l’Anthropole, où j’ai mené toutes mes études. C’était ma maison! La place perdue dans ce bâtiment psychédélique est phénoménale. J’aime les immenses espaces entre les balcons internes, ainsi que les niches cachées un peu partout. J’y ai passé beaucoup de nuits à travailler, dans une ambiance fantomatique. Vous vous croyez seule, et soudain vous croisez par surprise un autre chercheur!
Le cœur du Département de géologie se trouvait au 4e étage. C’était notre lieu de rencontre, où nous organisions des apéros. Pour décompresser, nous transformions la salle Argan en espace de jeu. Nous faisons du ping-pong sur les tables, qui sont plus longues et larges que le matériel classique. Des cartons tenaient lieu de filets. Ce n’était sûrement pas autorisé, mais les personnes en charge du nettoyage ne nous ont jamais rien dit ! D’ailleurs, je connaissais toutes les «dames de la cafétéria».
Enfin, c’est à l’Anthropole que j’ai compris que je voulais étudier les magmas, une envie qui m’a menée à la Lune bien longtemps après. C’est l’endroit où tout a commencé.
Le cours/séminaire où vous retourneriez demain?
Sans hésiter, le camp de terrain à l’île d’Elbe avec le professeur François Bussy (aujourd’hui vice-recteur à la Recherche et aux Relations internationales), pendant la deuxième année de bachelor. C’est là que ma vocation de pétrologue ignée est née (l’étude des roches magmatiques). Ce pédagogue extraordinaire m’a donné envie de travailler avec lui pour mon master et ma thèse, qu’il a dirigée. Je donnerais tout pour refaire ce camp: à mon retour, j’étais changée, comme me l’a dit ma maman à l’époque. En effet, j’avais un but de carrière. Je suis retournée sur l’île en tant qu’assistante, et lors de mon premier «post-doc» à l’Université de Princeton, où j’ai travaillé entre fin 2011 et mai 2014. D’ailleurs, j’ai publié un article dans Nature Geoscience au sujet de mes recherches sur les zircons et la chambre magmatique, menées à Elbe.
Votre devise préférée?
Un poster me suit dans tous mes déplacements, depuis mon enfance. On y voit un pingouin, tout petit devant un iceberg, Il est noté «Always follow your own way». Je sais que ça peut paraître un peu cheesy (naze) comme disent les Américains, mais je me suis parfois sentie comme cet oiseau.
Un conseil aux étudiants actuels?
Suivez vos rêves et quand vous avez trouvé ce que vous voulez faire, n’écoutez personne d’autre que vous-même. Aux étudiants, je conseillerais de profiter de l’université en Suisse. Un tel niveau d’études pour un prix aussi modique, c’est rare. Je m’en suis rendue compte après, en rencontrant des chercheurs venus d’autres pays. Par exemple, à l’Université de Californie à Los Angeles (UCLA) où je travaille, les taxes d’études annuelles atteignent presque à 13 000 $… pour les Américains! Il faut donc se sentir chanceux. Je ne viens pas d’une famille aisée, mon père est mécanicien. Je n’aurais donc jamais pu faire d’études – et encore moins dater la Lune – aux États-Unis.
Pour le doctorat, je pense qu’il ne faut pas choisir le sujet, mais la directrice ou le directeur de thèse. En parlant à ses étudiants, vous pouvez vous rendre compte si vous allez passer quatre années misérables, ou si votre vie va changer dans le bon sens. Plus tard, il ne faut ne pas hésiter à demander de l’argent au FNS, qui soutient les jeunes chercheurs. Ma démarche a consisté à avoir une idée, trouver un laboratoire à l’étranger où la réaliser puis à rédiger un projet et à le soumettre au FNS, qui a accepté. Je leur dois énormément pour le lancement de ma carrière!
Vous intéressez-vous à l’enseignement?
Oui, j’aimerais transmettre, tout en continuant la recherche. Je me réjouis également d’avoir des doctorants un jour. C’est important de donner envie d’apprendre aux plus jeunes, surtout aux États-Unis où la situation est maintenant catastrophique. Si les scientifiques se mobilisent à leur manière, forment une génération qui ne se laissera pas faire par le gouvernement actuel, cela peut faire une différence. Faire de bonnes recherches et enseigner la science sont des manières de résister.
Votre publication au sujet de l’âge de la Lune, le 11 janvier dans Science Advances, vous a valu beaucoup d’attention médiatique. Comment l’avez-vous vécu?
Je suis contente que ce soit fini! Cela m’a un peu dépassée, car j’ai eu jusqu’à vingt demandes d’entretien le temps d’une pause de midi avec mon directeur de thèse François Bussy. Je ne me suis pas lancée dans la recherche pour cela. En plus, il n’y en avait que pour moi, alors que chacun des co-auteurs de l’article a réalisé une part de travail indispensable. Auparavant, mes publications sur les volcans m’avaient valu un peu de retombées dans la communauté des chercheurs. Mais là, je me suis rendue compte à quel point la Lune fascine tout le monde. Le mauvais côté de cette visibilité, ce sont les courriers électroniques d’illuminés qui me demandent mon avis sur les extraterrestres ou qui m’envoient des «poèmes» sur la Lune. Le pire, ce sont les créationnistes et les complotistes qui soit me traitent de menteuse, soit soutiennent que l’Homme n’est jamais allé sur la Lune.
Comment avez-vous décidé de devenir géologue?
Toute petite, je mettais les cailloux dans la bouche parce qu’ils «sentaient bon». Les granits, en particulier! Après avoir appris à marcher, j’allais coller mon nez sur les roches. J’ai donc toujours su ce que je voulais faire dans la vie. Plus tard, grâce à un enseignant de la région, je me suis découverte une passion pour les oiseaux. Mais devenir biologiste impliquait de travailler des branches qui m’intéressaient moins, comme la botanique.
Quelle écolière étiez-vous?
Je ne me suis pas beaucoup amusée à l’école, et j’ai carrément détesté le gymnase. Autant dire que l’arrivée à l’université a été une libération, puisque je pouvais enfin étudier ce que j’aimais. J’ai beaucoup travaillé les sciences de base, comme la chimie, la physique ou les mathématiques, qui me sont utiles tous les jours. Cette formation solide m’a fait gagner un temps fou lors de ma thèse. Aux États-Unis, les étudiants sont moins spécialisés, et peuvent zigzaguer pendant quelques années, le temps de mûrir. Le système suisse convient mieux aux gens comme moi, qui savent ce qu’ils veulent faire plus tard.
Découvrez l’article dans le n°66 d’Allez savoir!
Article de David Spring (Unicom)
Photo: © Pierre-Antoine Grisoni / Strates