La messagère de l’Art Brut
Commissaire d’exposition indépendante, essayiste, conférencière et enseignante d’Art Brut.
Votre création
Son nom: www.notesartbrut.ch
Votre idée
C’est à l’UNIL que j’ai découvert l’Art Brut grâce aux cours donnés par Michel Thévoz, professeur en histoire de l’art (1986 à 2011) et directeur de la Collection de l’Art Brut à Lausanne (1976 à 2001). J’étais régulièrement en contact avec lui et le suis encore aujourd’hui pour des entretiens qui restent très fructueux. C’est lui, en grande partie, qui est à l’origine de ce grand intérêt pour l’Art Brut qui m’anime et qui a contribué à tracer ma ligne de vie professionnelle. Un professeur peut avoir un rôle déterminant pour un·e étudiant·e, dans la suite de sa carrière.
Mon doctorat en poche (1996), je me suis lancée comme commissaire d’exposition indépendante avec une exposition sur l’histoire de l’Art Brut et de la collection réalisée par Jean Dubuffet (le sujet de ma thèse). J’ai proposé spontanément cette exposition et plusieurs musées ont répondu à mon appel, notamment le Musée d’ethnographie de Genève, puis des lieux d’expo à Sydney, Bruxelles et Weimar. J’ai également travaillé dans la presse, à la RTS (Radio Télévision suisse), suivi une formation de journaliste et ai obtenu mon diplôme en 1991.
Puis, j’ai été à la tête de la Collection de l’Art Brut, à Lausanne, de 2001 à 2011, pour être nommée ensuite directrice de la recherche et des relations internationales de ce même musée. Ces deux postes m’ont permis de réaliser un grand nombre d’expositions et de publications et de produire des films sur des auteurs d’Art Brut.
Les différents voyages que j’ai effectués m’ont amenée à développer des recherches et à découvrir des créateurs non seulement en Europe, mais aussi en Inde, à Bali, au Japon, en Chine, au Bénin, notamment. J’ai tenu à rencontrer beaucoup d’auteurs d’Art Brut, sur leur lieu de vie et de création, pour ainsi mieux sentir et mieux comprendre leur démarche et leurs utopies.
Depuis 2010, je donne un cours régulier à l’EPFL consacré à l’Art Brut, au Collège des humanités et des conférences dans des musées et des universités en Europe. Il m’arrive aussi souvent d’emmener des groupes dans des visites commentées, à la Collection de l’Art Brut et dans d’autres expositions d’Art Brut en Suisse ou à l’étranger. Le fait d’avoir rencontré autant de créateurs et de créatrices me permet sans doute d’apporter des informations sensibles sur leur manière de vivre et de se livrer à la production de leurs peintures, de leurs dessins ou de leurs extravagantes broderies…
Ma thèse, publiée aux éditions Flammarion en 1997, m’a aussi ouvert des portes. L’ouvrage a été traduit en anglais, allemand, et également en chinois, aux presses universitaires de Shanghai.
Aujourd’hui, je suis commissaire d’expositions internationale et continue de voyager pour présenter l’Art Brut et pour découvrir de nouvelles productions.
Quelles sont vos convictions, vos valeurs à vous en tant que personne?
Je tiens à faire connaître et à défendre le caractère exceptionnel des œuvres des auteur·e·s d’Art Brut. Ces personnes sont mues par une nécessité, souvent impérieuse, et tendent à une élévation intérieure. Elles font preuve de capacités perceptives et artistiques que la très grande majorité d’entre nous laissons sommeiller au plus profond de nous-mêmes.
Wölfli, Aloïse, Carlo, Gaston Dufour ou Josef Hofer larguent les amarres, s’aventurent dans des eaux profondes, gagnent le large, là où ils n’ont plus pied et rejoignent des territoires inexplorés, avec une conviction incroyable et une intrépidité que j’admire. Leurs œuvres sont puissantes et leurs idées profondément innovatrices. J’aime l’altérité, qui fait partie intrinsèque des œuvres qu’ils créent. Cette altérité met à mal les convictions qui sont encore fortement ancrées dans la pensée occidentale.
L’Art Brut suscite aujourd’hui un intérêt croissant et un engouement important. Les expositions et les publications se multiplient et des œuvres sont parfois intégrées dans des expositions consacrées à l’art contemporain, comme à la Biennale de Venise. Je ne suis pas convaincue pour autant qu’il soit reconnu à sa juste valeur.
Quelle est la raison d’être de votre activité?
Mettre en lumière ces créations artistiques dont la teneur est troublante, énigmatique et qui relève d’une étourdissante inventivité. Inviter le public à découvrir les systèmes d’expression souvent fort complexes et sophistiqués de créateurs et créatrices autodidactes. Faire connaître l’histoire de ces hommes et femmes malmené·e·s par la vie, qui se lancent dans la création avec une liberté qui coupe le souffle. Comme si rien ne les arrêtait.
Le fait que la plupart d’entre eux n’ait pas suivi de formation artistique est essentiel à mes yeux. Effectivement, ils sont ignorants. Si l’ignorance est mal considérée dans notre société occidentale – elle ne dit que le manque et la lacune – elle est au contraire très bénéfique si l’on se place du côté de l’Art Brut: comme les créateurs ne connaissent pas les règles, les normes et les usages artistiques, ils sont obligés, par définition, d’inventer les leurs. L’ignorance les pousse dans leurs derniers retranchements et les contraint à trouver au plus profond d’eux-mêmes des capacités d’invention ; ils sont alors en contact avec les premières pulsations artistiques.
Les auteurs d’Art Brut ont été mis à l’écart par le corps social. C’est pourquoi ils résistent et protestent pacifiquement, en silence, par le dessin, la peinture, la broderie, l’assemblage, l’écriture, avec une fécondité qui a la capacité de nous désarçonner.
Ils s’expriment par la voie symbolique et inventent des univers où ils règnent en démiurges. Leurs œuvres sont souvent celles de la survie, un art de haute nécessité, qui les empêche de sombrer. Je suis leur messagère.
Pourquoi est-ce que vous vous levez le matin?
Ma famille m’importe plus que tout, donc je me lève d’abord pour elle. Et puis parce que j’ai toujours envie de voir quelle est la lumière du matin. L’aube est une promesse.
Il est essentiel pour moi de permettre à d’autres de découvrir ces créations de l’ombre, de les mettre en lumière et d’essayer moi-même de mieux les comprendre, d’investiguer, mener l’enquête, de donner corps à mes réflexions et à mes sensations que font naître les productions de Charles Steffen, de Gustav Mesmer ou de Curzio di Giovanni.
Pourquoi ce que vous faites intéresse les autres ?
L’Art Brut nous incite à mieux nous connaître. Il nous place dans un face à face avec nos valeurs, notre monde intérieur, nos inquiétudes, avec nos questions laissées sans réponse. A n’en pas douter, cet art révèle une part de notre intimité et génère des émotions fortes. Il parle au cœur, au corps et à l’esprit. Il nous trouble car il frappe sur le « tambour de l’âme », pour reprendre une expression chère à Charles-Albert Cingria. Et cela résonne !
En observant les visiteurs devant les œuvres exposées, j’ai souvent remarqué que certains étaient dérangés, d’autres émerveillés. Les expressions sont intenses sur les visages. Les œuvres réveillent en nous des espaces enfouis, une part secrète que nous occultons et refoulons.
On lit de nombreux témoignages intéressants dans les livres d’or de la Collection de l’Art Brut ou dans ceux d’autres expositions d’Art Brut, à Paris ou à Bruxelles. Le public est particulièrement intéressé ; j’ai du plaisir à échanger avec eux pendant ou après les visites commentées.
Si vous voulez vous confronter à des créations d’Art Brut particulièrement surprenantes, vous pouvez découvrir actuellement, à Lausanne, une exposition au Musée de zoologie (au Palais de Rumine), à Lausanne, intitulée « Rhinocéros féroce ? ». Elle met en scène les peintures et dessins de l’auteur d’Art Brut français Gaston Dufour, découvert par Jean Dubuffet, et, en regard, un rhinocéros naturalisé du musée qui vient d’être restauré. J’ai tenu à allier art et science, réel et imaginaire, dans cette exposition, pour mêler les points de vue et enrichir notre regard. Elle est visible jusqu’au 23 février 2020.
Votre conseil
Aller au bout de ses rêves, de ses envies et de ses intuitions. Quand bien même une idée peut paraître impossible de prime abord, difficilement réalisable, voire saugrenue, si elle nous habite, il faut la garder, l’entretenir et la faire fructifier. Anticiper, oui, avec clairvoyance, mais ne pas être freiné par les difficultés et les obstacles.
Si l’on a vraiment envie de réaliser un projet, il faut y croire et le mener à terme, coûte que coûte. Comme me dit Michel Thévoz, « l’adversité est inventive ». La conviction nourrit la motivation et elle permet de trouver une force intérieure. Avoir toujours en tête les propos de Guillaume d’Orange: « Point n’est besoin d’espérer pour entreprendre ni de réussir pour persévérer ».
Faire confiance à son intuition. Rester à l’écoute de ses premières impressions. Ne pas négliger l’émergence d’une première idée. Elle peut mettre le feu aux poudres, être l’étincelle qui va incendier la forêt.
Le prochain livre de Lucienne Peiry: Le Livre de pierre.
Fernando Nannetti, Paris, éditions Allia, mars 2020.
La messagère de l’Art Brut
Article de Jeyanthy Geymeier, Bureau des alumni, 16 décembre 2019