Notre système immunitaire est capable d’éliminer les cellules tumorales. Mais il est souvent débordé par la tâche, et il faut donc lui donner de nouvelles armes pour l’aider à se battre. Tel est l’objectif de l’immunothérapie, qui a déjà permis de traiter efficacement des tumeurs incurables. Une révolution est en marche dans la lutte anticancéreuse.
Notre système immunitaire est à la fois l’armée et la police de notre corps qu’il est chargé de protéger contre toutes les menaces, qu’elles viennent de l’extérieur, comme les bactéries, virus et autres pathogènes, ou qu’elles se développent en son sein comme le font les cellules cancéreuses. «Les tumeurs, qui sont caractérisées par une anarchie génétique et par la présence de mutations, sont souvent aussi anormales pour notre organisme que le sont les bactéries», explique Solange Peters, cheffe du Service d’oncologie médicale au CHUV et professeure associée à la Faculté de biologie et de médecine de l’UNIL.
Les tumeurs déjouent le système immunitaire
Dans ce cas, comment expliquer qu’une tumeur parvienne à se développer sans encombre dans les organes et les tissus? Dans les années 70, des chercheurs en oncologie et en immunologie ont entrepris de répondre à cette question en étudiant les mécanismes qui permettent à l’amas de cellules cancéreuses de déjouer le système immunitaire. «Parmi ces pionniers, rappelle Solange Peters, figure en tête de liste Jean-Charles Cerottini», ancien directeur de la branche lausannoise de l’Institut Ludwig et professeur honoraire de l’UNIL.
En fait, constate l’oncologue du CHUV, «notre système immunitaire élimine tous les jours des cellules cancéreuses. C’est ce que l’on nomme la surveillance immunitaire. Mais parfois, il échoue.» Ses principales armes, les lymphocytes T qui appartiennent à la famille des globules blancs, ne parviennent pas à tuer toutes les cellules anormales qui se mettent alors à proliférer. Le défi pour les chercheurs était donc de comprendre les raisons de cet insuccès.
Avant de pouvoir éliminer les cellules cancéreuses, les lymphocytes T doivent d’abord les reconnaître, puis se fixer à elles par l’intermédiaire de protéines que les biologistes nomment des récepteurs. L’un d’eux, présent à la surface du globule blanc, sert de clé, l’autre, placé sur cellule tumorale, fait office de serrure. Et c’est là que la tumeur mérite son nom de maligne. Lorsqu’un lymphocyte entre en contact avec elle, elle s’en défend «en le «débranchant» ou en le faisant mourir», dit Solange Peters.
La compréhension de ce mécanisme a été à l’origine de l’essor de l’immunothérapie. «On a découvert quelques autres récepteurs (nommés corécepteurs) qui inactivent, ou parfois activent, l’interaction entre le globule blanc et la cellule tumorale et l’on sait maintenant qu’il en existe toute une série», constate l’oncologue du CHUV.
En d’autres termes, ces corécepteurs grippent, ou parfois huilent, le système clé-serrure. Certains sont spécifiques à la tumeur. D’autres ont une action plus globale et «font taire le système immunitaire afin de limiter son hyperactivité». Ce n’est sans doute pas un hasard si le premier corécepteur identifié se trouve aussi dans le placenta: les lymphocytes ne doivent pas y pénétrer, car, sinon, ils détruiraient le fœtus qui est un corps étranger dans le ventre de la mère. Ce mécanisme est donc fort utile dans certaines circonstances. Malheureusement, «la tumeur est assez vicieuse pour en profiter».
L’insuccès des vaccins thérapeutiques
On comprend maintenant pourquoi la plupart des tentatives faites jusqu’ici pour mettre au point des vaccins thérapeutiques contre le cancer ont échoué. Ces vaccins, qui fonctionnent comme ceux utilisés pour prévenir les infections, «aident le système immunitaire à reconnaître les cellules tumorales», explique Solange Peters. Or, le principal problème est ailleurs: «Les lymphocytes sont tout à fait capables de repérer la tumeur, mais dès qu’ils entrent en contact avec elle, ils sont inactivés ou détruits». La solution était donc toute trouvée: «Dans ces récepteurs immuns, il faut bloquer soit la serrure, soit la clé, afin de faire en sorte que l’une et l’autre ne se rencontrent pas».
Cette idée a permis l’élaboration de nouveaux médicaments. Ce sont des anticorps, c’est-à-dire des protéines qui peuvent se fixer sur les récepteurs et ainsi les neutraliser.
«Le premier d’entre eux, l’ipilimumab, a été mis sur le marché en 2010.» On le qualifie d’anti-CTLA-4, car il bloque le récepteur du même nom. D’abord utilisé dans le traitement du mélanome avancé, il a permis, pour la première fois, de montrer que l’immunothérapie pouvait augmenter la survie des malades puisque 20% d’entre eux voient leur cancer stabilisé pendant plusieurs années.
Bien qu’ils soient «très efficaces», selon Solange Peters, les deux anti-CTL-4 disponibles sont peu spécifiques à la tumeur et «ils augmentent aussi la prolifération de lymphocytes qui s’attaquent à des organes et tissus sains». Ils peuvent donc provoquer, même si ce n’est que dans de rares cas, des effets indésirables, «notamment des diarrhées, des rougeurs de la peau, des déséquilibres hormonaux ou des maladies pulmonaires».
Une révolution pour le cancer du poumon
Les chercheurs ont ensuite identifié un autre dispositif clé-serrure actif au sein même de la tumeur: le récepteur PD-L1, qui se trouve sur la cellule tumorale et le PD-1 qui est sur les lymphocytes. Cela a conduit les entreprises pharmaceutiques à développer divers médicaments dont certains bloquent la clé et d’autres la serrure.
Deux anti-PD-1 (le nivolumab et le pembrolizumab) et trois anti-PD-L1 (le durvalumab, l’atezolizumab et l’avelumab) ont été autorisés ou sont en voie d’enregistrement en Suisse pour le traitement «du mélanome, ainsi que des cancers du poumon, du rein, de la vessie et de la maladie de Hodgkin (qui affecte le système lymphatique)», précise Solange Peters.
Globalement, 35 à 40% des patients voient leur état s’améliorer après avoir été traités par ces médicaments dont l’efficacité «varie cependant selon la maladie», précise la professeure.
Les résultats sont par exemple très intéressants pour le cancer du poumon qui est l’une des premières cibles de l’immunothérapie, car c’est celui qui tue le plus. «60% des patients, dont la plupart avaient auparavant reçu une chimiothérapie, tirent un bénéfice des anti-PD-1 ou des anti-PD-L1. Chez 20% d’entre eux, la tumeur diminue de taille et chez les autres, elle cesse de grossir et se stabilise. En outre, 15 à 20% d’entre eux sont encore en vie trois ans plus tard, alors qu’avec la chimiothérapie, la survie moyenne est de six à douze mois.»
Ces anti-PD-1 et anti-PD-L1 ont même donné lieu à «quelques miracles, ajoute l’oncologue. «Quelques-uns de nos patients, atteints de maladies sévères qui avaient résisté aux chimiothérapies, ont pu retrouver une vie normale deux ans après leur immunothérapie. Certains d’entre eux ont même repris le travail!» C’est dire à quel point ces médicaments «ont révolutionné le traitement du cancer du poumon». D’autant que, cerise sur le gâteau, ces médicaments «sont en général très bien tolérés». Certes, ils peuvent présenter une certaine toxicité pour la peau, le côlon et le foie, et les oncologues doivent y être attentifs. Mais les effets secondaires sont rares et «ils sont beaucoup moins fréquents et importants que ceux de la chimiothérapie». Ces traitements améliorent donc la qualité de la vie des personnes traitées qui, «après une ou deux injections, nous disent qu’elles se sentent mieux», selon Solange Peters.
A priori, les tumeurs se défendant de la même manière contre les soldats de l’immunité, elles devraient toutes pouvoir être traitées par ces nouveaux médicaments. Toutefois, certaines résistent, comme la plupart des cancers du sein et du côlon, «sans doute parce qu’elles disposent de récepteurs que l’on n’a pas encore identifiés», suggère la médecin du CHUV. Il faut donc continuer les recherches et, pour les cancers qui peuvent déjà bénéficier de l’immunothérapie, «améliorer les traitements en combinant par exemple plusieurs médicaments».
Thérapie cellulaire
En attendant, une tout autre technique d’immunothérapie est actuellement en cours d’expérimentation: la thérapie cellulaire. Elle consiste à extraire des lymphocytes du patient puis, au laboratoire, à les modifier génétiquement afin de «placer à leur surface les clés de reconnaissance de la tumeur visée». Ces globules blancs super-armés sont mis en culture et se reproduisent en millions d’exemplaires qui sont réinjectés dans le sang du patient.
Le procédé n’est pas à la portée de tous les centres d’oncologie, car il est lourd à mettre en œuvre. «Le maniement des lymphocytes doit se faire dans une salle blanche, tout à fait stérile et bien contrôlée», souligne Solange Peters.
En outre, la thérapie cellulaire doit être utilisée «avec prudence», car les globules blancs dopés pourraient provoquer des dégâts collatéraux en s’attaquant à des tissus sains. Toutefois, les chercheurs ont déjà trouvé le moyen de désamorcer ces bombes tueuses en les dotant de «gènes suicide». En cas de besoin, «il suffit d’administrer un médicament banal comme un antibiotique pour désactiver les lymphocytes». Une fois désarmés, ceux-ci perdent leur pouvoir thérapeutique, mais ils ne peuvent plus provoquer de graves complications.
Cette technique mise au point aux Etats-Unis a déjà permis de sauver la vie à des enfants atteints d’une leucémie sévères chez lesquels tous les autres traitements avaient échoué et qui semblaient condamnés. «Maintenant, ils vont à l’école, constate l’oncologue. Certes, cette méthode chamboule le système immunitaire et l’on ne connaît pas ses effets à long terme. Elle soulève néanmoins de nouveaux espoirs.
Les oncologues du CHUV vont lancer ce printemps leurs propres essais cliniques de thérapie cellulaire en procédant «de façon plus ciblée», précise Solange Peters. Ils vont prélever des lymphocytes dans la tumeur même des patients car, s’ils ont pu y pénétrer, c’est le signe qu’ils ont su reconnaître les cellules cancéreuses et qu’ils ont été capables d’esquiver leurs mécanismes de défense. C’est pourquoi on les nomme TIL, d’après leur acronyme anglais Tumor Infiltrating Lymphocytes ou lymphocytes infiltrant la tumeur. «Nous allons modifier ces TIL de manière à les rendre légèrement plus actifs, ce qui nécessite moins d’étapes d’ingénierie génétique que les techniques précédentes. Puis nous les ferons proliférer, avant de les réinjecter au patient.»
Ces essais, qui devraient démarrer en mai 2017, concerneront quelques patients atteints d’un mélanome avancé. C’est en effet contre ce cancer que la méthode a déjà donné de bons résultats dans les quelques centres d’oncologie au monde qui l’ont expérimentée et dont les chercheurs lausannois «vont adopter le protocole». Ils comptent aussi innover en administrant parallèlement aux patients un anti-PD-1 ou un anti-PD-L1. «Les TIL modifiés pourront ainsi s’infiltrer dans la tumeur et franchir ses éventuelles barrières de défense.»
Nouveau souffle pour la vaccination
Le Centre d’oncologie du CHUV va par ailleurs tenter de redonner un nouveau souffle à la vaccination anticancéreuse. L’idée est «de prélever un morceau assez important de la tumeur du patient et d’en extraire d’autres composants du système immunitaire, les cellules dendritiques. Une fois clonées (donc reproduites à l’identique), celles-ci serviront à produire un vaccin qui sera injecté.» Afin d’éviter tout risque, les patients continueront à recevoir leurs traitements conventionnels. L’objectif des essais est «de voir si ces vaccins peuvent susciter une réponse immunitaire spécifique, phénomène que l’on peut mesurer. Si c’est le cas, nous chercherons ensuite à combiner ces vaccins avec d’autres types d’immunothérapie et à amplifier leur action.» Les premiers essais concerneront d’abord le cancer du mélanome, puis le cancer du poumon, avant de s’étendre à d’autres maladies.
Avec la thérapie cellulaire et la vaccination anticancéreuse, «on entrera réellement dans la médecine personnalisée», constate Solange Peters. A chaque patient correspondra un traitement, élaboré à partir de ses propres cellules. «Actuellement, on en est au stade des essais cliniques. Mais si les résultats sont concluants, il faudra être capable à l’avenir de transformer ces cellules à grande échelle.» Un nouveau défi en perspective pour l’immunothérapie.
Mais déjà, telle qu’elle se pratique actuellement à l’aide des médicaments commercialisés, l’immunothérapie représente un important défi pour le système de santé qui doit faire face à son coût élevé – le traitement d’un patient représente entre 100 à 150 000 francs. Solange Peters plaide donc pour que «des discussions s’engagent avec l’industrie pharmaceutique, au niveau suisse et international», afin de faire baisser le prix des médicaments et surtout, pour que «l’équité d’accès aux traitements» soit respectée.