Un air de Madone

Rencontre avec Béatrice Lovis, assistante diplômée au Centre des sciences historiques de la culture. En complément de l’article paru dans Allez savoir ! 57, mai 2014.

Un concert, un bal champêtre, du théâtre, des chasseurs et des jeunes filles à la baignade. Parmi d’autres scènes charmantes, ces représentations de la vie de la bonne société dans le Pays de Vaud au XVIIIe siècle ornent les murs d’un petit salon du château privé de Mézery, non loin de Lausanne. Cet ensemble de 26 panneaux de bois, réalisé au début des années 1760, a été commandité par David-Louis Constant d’Hermenches (1722-1784). Une septantaine de personnages, identifiés en partie, y figurent.

Sous la plume de Béatrice Lovis, la revue Monuments vaudois (4/2013) publie une étude sur ces boiseries. Cette doctorante au Centre des sciences historiques de la culture de la Faculté des lettres consacre sa thèse à la vie théâtrale et lyrique à Lausanne au XVIIIe siècle. C’est dans ce cadre qu’elle s’est intéressée à David-Louis Constant d’Hermenches.Claveciniste et ami des arts, ce dernier a justement été, au mitan du siècle, une figure importante de la vie culturelle et sociale régionale. Dans la pièce maîtresse des boiseries de Mézery, il s’est ainsi fait représenter jouant Zaïre devant l’auteur, soit son ami Voltaire, à Mon-Repos. «Mondain et courtisan, David-Louis va tout faire pour se maintenir parmi les intimes du philosophe, qui constitue une carte de visite formidable pour accéder aux salons et aux Cours de La Haye, de Bruxelles et de Paris», explique la chercheuse. Son ambition est également martiale. «Il place beaucoup d’espoir dans sa carrière militaire. Déçu de son service en Hollande, il intrigue – avec le soutien de Voltaire – pour être intégré dans l’armée du roi de France, où il obtiendra le grade de maréchal de camp quelques années avant sa mort », ajoute Béatrice Lovis. Enfin, David-Louis Constant d’Hermenches se préoccupe de sa généalogie. Il va consacrer beaucoup de temps à réunir des documents afin de démontrer qu’il est issu d’une ancienne noblesse.

Sources riches

Quatre sources, issues des archives de la famille Constant conservées à la Bibliothèque cantonale et universitaire et au Musée historique de Lausanne, décrivent les boiseries de Mézery. Guillaume, fils aîné du maître de maison, mentionne brièvement les panneaux dans une lettre de 1765, soit 3-4 ans après leur réalisation. Quarante ans plus tard, Auguste (1777-1862), fils cadet de David-Louis, les décrit dans un cahier intitulé «Notes ou Souvenir». «Il s’agit d’un texte rédigé au kilomètre, à l’écriture peu lisible, dans lesquels l’orthographe des noms est fantaisiste, explique Béatrice Lovis. On y découvre par ailleurs des aspects très intimes de sa vie, comme ses aventures extra-conjugales!» C’est ce dernier qui fera déplacer les panneaux depuis le château d’Hermenches, non loin de Moudon, jusqu’à Mézery, vers 1808-1809.

La génération suivante s’est également intéressée aux boiseries. Le photographe Adrien Constant-Delessert (1806-1876) est l’auteur d’une Notice historique imprimée à quelques exemplaires qui décrit les oeuvres et identifie les personnes représentées. Son frère Victor Constant de Rebecque (1814-1902) a laissé un album qui contient de nombreux croquis de sa main, photographiés ensuite par Adrien pour illustrer sa Notice.

La tradition orale a également joué un rôle, par un chemin détourné. La femme de lettres Isabelle de Charrière l’a écrit dans l’une de ses lettres : David-Louis Constant d’Hermenches était un grand séducteur. Il adopte sa fille naturelle Sophie, issue de sa liaison avec la gouvernante du château, Bénine Buchet, aussi visible dans le salon peint. «C’est par le biais de Sophie que la mémoire familiale liées aux boiseries a été transmise», explique Béatrice Lovis.

Cette dernière a dépouillé la correspondance de l’officier, soit environ 1500 lettres conservées à la Bibliothèque cantonale et universitaire. Ce qui a permis à la chercheuse de tracer un portrait de ce personnage haut en couleur. «Brillant, mais tyrannique avec ses proches, il va tenter de faire de Lausanne un centre culturel dans lequel il souhaite jouer le premier rôle. Il y parvient pendant une dizaine d’années, puis finira par se mettre à dos toute la bonne société lausannoise, à l’occasion de son divorce retentissant en 1772», note Béatrice Lovis. Mélomane, il passe par exemple commande à un facteur bernois pour l’achat d’un pianoforte – instrument nouveau à l’époque – afin de donner des opéras comiques à Mon-Repos. Au clavier, l’officier accompagne les femmes de la haute société au chant. Ses talents pour la déclamation et le théâtre étaient reconnus par Voltaire,qui l’invite à plusieurs reprises pour jouer à Ferney. Enfin, il avait une plume excellente, comme en témoignent «ses très belles lettres à Isabelle de Charrière». Autant de signes de la présence des Lumières dans le Pays de Vaud.

La notion souple de portrait

Grâce aux sources, une soixantaine des personnages représentés peuvent être identifiés. Dans son article paru dans Monuments vaudois, la doctorante se penche logiquement sur la question du portrait au XVIIIe siècle. Une notion beaucoup plus élastique qu’aujourd’hui. Ainsi, les artistes n’hésitaient pas à s’inspirer d’œuvres connues, dont ils possédaient des reproductions gravées.

Par exemple, David-Louis s’est fait représenter en officier lors d’une halte militaire. L’inspiration provient d’une gravure de Ravenet, d’après un dessin de Vanloo. La peinture de Mézery lui est très fidèle, à l’exception d’un visage et du chien « Kiss », adaptés à la commande. Béatrice Lovis s’est livrée à un véritable jeu de piste afin de retrouver ces modèles. Elle a utilisé les catalogues d’exposition, les connaissances de ses collègues historiens de l’art et… Google Images pour dénicher l’original.

Installées dans la salle à manger de David-Louis Constant d’Hermenches, les boiseries mettaient en scène sa vie familiale, sociale et militaire, à destination de ses proches et des invités. Béatrice Lovis est à la recherche de lettres laissées par des visiteurs qui auraient pu les voir à l’époque. «Ce qui revient à dénicher une aiguille dans une botte de foin», note-t-elle en souriant. Enfin, une question centrale subsiste autour des œuvres: qui les a réalisées ? D’après les sources, il s’agirait d’un certain Dalberg, dont aucune trace n’a été retrouvée. Pourtant, ce personnage est représenté sur l’un des panneaux. Deux autres artistes, le Genevois Jean Huber et Louise d’Aubonne née de Saussure, y figurent également. Dans quelle mesure ces derniers ont-ils participé à la réalisation du salon peint ? Le mystère demeure.

Monuments vaudois : wp.unil.ch/monumentsvaudois

Le site Lumières.Lausanne contient la transcription des sources principales relatives aux boiseries : http://lumieres.unil.ch/fiches/trans/735/ et http://lumieres.unil.ch/fiches/trans/734/

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