Au départ de Bretonnières (VD), une boucle traverse plusieurs prairies maigres. Un écosystème menacé, mais d’une incroyable richesse floristique, puisqu’il peut accueillir plus de soixante espèces différentes par are.
Il a plu la veille. De quoi laver les poussières, astiquer les couleurs et réveiller les bourgeons des hampes endormies. Juste quelques pompons de nuages qui traînent encore dans le ciel de Bretonnières (VD). On se dit que les conditions sont idéales pour partir en randonnée végétale avec Joëlle Magnin-Gonze, conservatrice au Département de botanique du Muséum cantonal des sciences naturelles à Lausanne, institution partenaire de l’UNIL. Thème du jour: débusquer quelques spécimens de la flore vaudoise qui sont sur la liste rouge nationale (Bornand et al. 2016).
Malgré le récent orage, le terrain est séchard au départ de la réserve naturelle de La Daille. Typique de ces prairies et pâturages secs à mi-secs (PPS), que l’on trouve surtout au pied du Jura et dans les Alpes, et qui sont aujourd’hui protégés. «90 % des surfaces de milieux maigres ont disparu durant le XXe siècle en Suisse. Or elles sont incroyablement riches en espèces rares», observe Joëlle Magnin-Gonze. Les troupeaux peuvent y pâturer, mais de manière extensive et à certaines périodes seulement. Le sentier herbeux s’élance en bordure de bosquets, où ruminent justement quelques vaches. Ce sont elles qui débroussaillent ce sol maigre et gardent le terrain ouvert, propice à une flore courageuse, peu gourmande, pour ne pas dire ascétique.
À chacune sa stratégie
Après quelques enjambées, la botaniste s’arrête sur une dalle calcaire, où rôde le thym serpolet (point 1 sur la carte ci-dessous). Une sorte de plateau dénudé, flanqué de touffes brunâtres et de taches séchées, insignifiantes pour le simple promeneur. Mais Joëlle Magnin-Gonze pointe déjà les minuscules étoiles jaunes d’un sedum et les faisceaux serrés d’une minuartie rouge, – mais ses fleurs sont blanches! – qui attend la prochaine averse pour s’ouvrir.
Plus loin, quelques tiges stoïques d’une trinie glauque, avec ses plantes mâles et femelles qui poussent souvent à proximité l’une de l’autre. Cette petite ombellifère a le statut vulnérable dans la liste rouge. «Elle ne pousse que sur un terrain sec, pauvre, avec peu d’engrais. Ce n’est pas qu’elle aime souffrir, mais elle ne supporte pas la concurrence», explique la présidente du Cercle vaudois de botanique. Ainsi, face à l’adversité, chaque plante a sa stratégie. Les céraistes annuels ont choisi la fulgurance: ils poussent au printemps, font des graines et disparaissent en moins d’un mois. Le sedum, lui, a opté pour le stockage: il accumule les réserves d’eau dans ses feuilles, ce qui lui permet de supporter des températures jusqu’à 50°C.
Dix ans d’inventaire
On reprend le chemin qui file sur un duvet herbeux à travers la chênaie du Bois de Forel. Dans le Jura et à son pied, c’est bien connu, la roche calcaire est traversée par de nombreuses galeries qui évacuent l’eau de pluie. Les sols sont souvent secs et peu profonds. Ce qui explique la petite taille des arbres, qui peinent à atteindre quinze mètres de haut. Troncs noueux, sinueux, couverts de lierre, et çà et là, quelques résineux morts, qui n’ont pas supporté les sécheresses successives. «Les mélèzes n’ont rien à faire dans le Jura, c’est une espèce alpienne. Et puis, pour les botanistes, ce n’est pas si grave. Un conifère qui disparaît, c’est de la lumière qui entre jusqu’à la strate herbacée et favorise la flore», dit celle qui a dirigé le monumental projet d’inventaire, Flore vaudoise – Atlas illustré des plantes vasculaires du Canton de Vaud, paru en mai dernier. Dix ans de travail, dont trois de vérification, quelque soixante bénévoles sur le terrain, parmi lesquels des étudiants de l’UNIL, pour un coût total de 1,2 million de francs. «La flore vaudoise était mal connue, puisque le dernier inventaire remontait à 1882! Les auteurs de l’époque, Henri Pittier et Théophile Durand, avaient catalogué près de 1729 espèces, mais n’avaient pas prospecté toutes les zones. Avec l’atlas, nous avons fait un travail systématique, ce qui a permis de découvrir des lieux très intéressants, comme la région de Sottens, dont les gorges de la Mérine et de la Bressonne n’avaient jamais été herborisées dans le détail», souligne Joëlle Magnin-Gonze.
Tir floral groupé sur la place militaire
En arrivant sur la place de tir, on pensait passer tout droit (2). Erreur! Le site, véritable mosaïque de pâturages maigres, avec ses dalles calcaires qui affleurent, contient à lui seul une quinzaine de plantes menacées d’extinction. Un véritable tapis de couleurs au printemps. De quoi s’accroupir illico! La pente est douce, bien exposée, favorable à la jaune potentille comme à l’anthyllide vulnéraire ou à la germandrée des montagnes. Autant de petites fleurs, à la fois discrètes et pimpantes, qui méritent qu’on s’attarde, se penche et sorte la loupe en verre aplanétique, même si elles ne sont pas menacées.
D’autant qu’en lisière, se dressent plusieurs spécimens d’orchis bouffon au statut vulnérable. Les fleurs violettes en épis ont laissé la place à des capsules, qui contiennent les plus petites graines au monde. Plus loin, une sorte d’œillet au nom redoutable (petrorhagie prolifère) nous jette ses cinq délicats pétales roses au visage. «Cette plante thermophile se répand désormais partout grâce au réchauffement climatique. On la trouve en abondance dans les vignes, depuis que l’on ne désherbe plus les parcelles.»
L’incroyable richesse du canton de Vaud
On poursuit la route, l’œil soudain affuté, traquant la microflore, l’infime inflorescence dans la terre rare. On ne cherche plus l’exubérance, mais la floraison modeste, le bijou ciselé posé au ras du sol. À peine un regard pour les tapageuses vipérines à fleurs bleues, qui se hissent sur un talus. «C’est une plante de friche assez courante, mais elle reste un bon indicateur de terrain», dit Joëlle Magnin-Gonze, qui préfère s’accroupir auprès d’un céraiste à cinq étamines.
Il faut dire que la botaniste a vécu huit ans à genoux, ou presque, passant au peigne fin neuf mailles de 25 km2 dont six dans la région. Dressant l’inventaire exhaustif du carré central, jusqu’à la plus infime brindille. Puis reportant les informations grâce à l’application FlorApp sur la plateforme d’Info Flora, qui rassemble près de 15 millions de données et permet une mise à jour dynamique des cartes de répartition des espèces.
Un avantage certain sur le livre papier, dont les cartes ne sont qu’un état des lieux à une date précise. «L’atlas de la flore vaudoise était déjà dépassé au lendemain de sa parution, la nature changeant et vivant plus vite que le temps d’un inventaire!», sourit la botaniste, avant de poursuivre: «Il était important d’améliorer les connaissances et de cartographier tous les taxons, y compris les espèces disparues. L’atlas pourra servir d’état de référence pour des travaux de protection de la nature. Impossible de faire un plan d’action pour une espèce en danger, si on ne connaît pas son aire de répartition exacte.» Aucun doute que cet ouvrage monumental fera date, avec ses 2500 photos racontant l’incroyable richesse de la flore du canton de Vaud, qui contient à lui seul 80 % des espèces suisses. Ceci tient surtout à sa situation géographique, puisqu’il s’étend sur les trois régions principales de la Suisse, Jura, Plateau et Alpes.
Sol pauvre pour flore riche
Après un court passage en forêt, on déboule soudain en plein champ, prairie de fauche à gauche et céréales à droite (3). L’occasion de dresser un constat qui peut paraître contre-intuitif: «Un sol amendé est moins intéressant pour la botanique. Pourquoi? Parce qu’un sol riche, fertilisé, donne une végétation pauvre en espèces, alors qu’un sol pauvre en substances nutritives permet une diversification floristique.» Ainsi l’apport d’engrais favorise non seulement les cultures, mais les graminées. Dactyles, pâturins, fétuques poussent alors en touffes épaisses et ferment le milieu, empêchant les autres plantes de s’installer. À l’exception du brome érigé, une graminée vivace aux panicules violacées, typique des prairies calcicoles et capable de pousser sur sol squelettique: avec ses poils argentés qui courent en arêtes de poisson le long des feuilles, elle fait partie du vocabulaire de base de tous les botanistes en herbe.
Une échappée soudaine permet d’embrasser les crêtes du Jura, portant le regard jusqu’au Suchet dans sa couronne de nuages. On laisse la moissonneuse endormie en bordure de champ pour un bref couloir en forêt, avant de débouler en plein soleil, dans un tableau de Monet: un sentier agricole, des champs céréaliers, qui ondulent en pentes douces à perte de vue. Un océan d’orge flou et de seigle aux barbes serrées, dans un camaïeu de verts doux et réséda, ponctué de coquelicots. «Venez voir!» s’écrie soudain la botaniste, penchée sur quelques petits yeux mauves, qui se hissent entre les tiges bleutées. «Le seigle est suffisamment clairsemé pour laisser une place au Miroir de Vénus. C’est une campanulacée très rare, que l’on ne voyait plus! Il existait autrefois toute une cohorte d’espèces messicoles dans les champs, mais une vingtaine d’entre elles ont disparu en Suisse et une quinzaine sont menacées.» Cette adventice est donc une bonne nouvelle (4). Signe que les progrès de l’agriculture, mécanisation et industrialisation, n’ont pas vaincu toutes les messicoles, ces plantes totalement adaptées au cycle des céréales qui les hébergent.
Un joli berceau pour la pulsatille
Les papillons s’affolent sur les scabieuses, tandis que la Dent de Vaulion se dresse au loin. On allonge la foulée pour rejoindre une autre prairie sèche, protégée et très réglementée, avec sa fauche tardive. «Le foin n’est jamais laissé sur place pour garder l’appauvrissement du sol. La vie d’une prairie maigre est un peu artificielle, puisqu’il faut une intervention humaine, qui enlève la matière organique.» Artificielle, mais essentielle à la pulsatille, fleur mauve et velue que l’on ne trouve plus qu’au pied du Jura (5). Classée «en danger» sur la liste rouge, stade ultime avant la disparition. Mais il vaut mieux venir en mars-avril pour l’admirer en fleur. Plus tard, il ne reste qu’un blanc plumet sur les croupes sèches de la prairie.
Les vestiges d’un arboretum
Une ferme, des silos, quelques orchis en lisière de chemin et une poignée de mélampyres à crêtes, escortés de trèfles pourpres. On les salue, ces petits habitants parcimonieux des coteaux séchards et des pelouses arides, avant de s’enfiler dans le corridor d’une chênaie, criblée de sapins morts. Joëlle Magnin-Gonze dresse un constat plus général: «La flore se banalise dans tous les milieux qui subissent l’eutrophisation. Les espèces indigènes se raréfient. Dans le canton de Vaud, 1/5 de la flore, soit près de 450 espèces, sont sur liste rouge. Autant de néophytes se sont installées. Pour les 60 % d’indigènes restantes, c’est la lutte pour la survie dans certains milieux.»
La forêt prend soudain des airs d’arboretum, avec des essais anciens de plantations exotiques, cèdre argenté, pin de Corse, conifère américain (6). Sans grand succès. Un poirier sauvage, poussé librement, semble mieux tirer son épine du jeu. Le large sentier d’aiguilles ondule sous les arceaux, où tracent pies et papillons dans un jet de lumière. On attaque le dernier tronçon, à l’air libre. Encore les champs qui balancent, les épis qui montent et viennent s’appuyer contre le ciel. Quelques géraniums blancs des Pyrénées retiennent l’attention: «C’est un cas d’albinisme assez fréquent, qui touchent les plantes à fleurs bleues. Ce n’est pas une malformation, juste une anomalie chromatique, due à un déficit d’anthocyanes», explique la botaniste, qui a déjà vu des gentianes blanches, au cours de ses nombreux périples entre les Pyrénées et les Abruzzes.
Déjà on retrouve le village de Bretonnières, ses fontaines couvertes et ses jardins rebondis. Ses fermes basses à front triangulaire, le tilleul centenaire qui trône à côté de l’auberge, les vieux murs où glisse l’hirondelle. Bretonnières à 6 km d’Orbe, où le temps semble arrêté. Et où la flore menacée a trouvé un havre pour quelques années encore. /