Sous les pavés, le clic

Du climat à la lutte contre le racisme, de nombreux mouvements sociaux et politiques se développent sur les réseaux sociaux. Grâce à eux, il est devenu très facile d’exprimer son soutien à une cause. Trop facile? Des militantes, un étudiant et des scientifiques de l’UNIL livrent leurs éclairages sur la mobilisation à coups de hashtags.

Manifestation du mouvement «Fridays for Future» à Hambourg, le 21 février 2020. Les réseaux sociaux font aujourd’hui partie des outils utilisés par les militants. ©Lars Berg/LAIF-REA

Automne 2020. Des rubans roses colonisent des photos de profil, sur Facebook, pour marquer un mois de sensibilisation au cancer du sein. Le 1er octobre, Instagram et Twitter se parent de bleu clair et du hashtag (mot-clé) #FreeUyghurs. Le député européen Raphaël Glucksmann attire ainsi l’attention sur le sort de cette minorité majoritairement musulmane, en Chine. Le 21 septembre, alors que des militants pour le climat s’installent sur la Place fédérale à Berne, #RiseUpForChange surgit dans les tendances suisses de Twitter. Le 2 juin, des millions d’utilisateurs d’Instagram publient des carrés noirs sur leurs comptes. Il s’agissait du #blackouttuesday, lancé au sein de l’industrie musicale américaine en lien avec le mouvement Black Lives Matter, et en conséquence de la mort de George Floyd, tué par un policier à Minneapolis quelques jours plus tôt. Cette succession de mobilisations donne un peu le tournis.

Étudiant de bachelor à la Faculté des sciences sociales et politiques, Matthias Glaus anime le compte Instagram parodique @bmeme_1, avec quelques condisciples en cursus de médecine (lire l’entretien). En réaction à l’irruption des carrés noirs de juin, cette équipe a concocté un message critique, sous le titre «Les mouvements Instagram en général». On y voit d’un côté les gens «activement antiracistes» (qualifiés «d’utiles et de productifs»), de l’autre les personnes qui satisfont leur «bonne conscience».

Slacktivisme

«Il est naïf de penser que la publication de carrés noirs, ou de tout contenu de ce type, puisse produire des résultats, soutient Matthias Glaus, 20 ans. Je pense que cet activisme en ligne est non seulement inutile, mais néfaste. Ma génération utilise de plus en plus les réseaux sociaux… et vote de moins en moins, ce qui ralentit le rythme des changements sociaux.» L’étudiant décrit ici l’effet de «substitution», décrit dans une étude (Schumann et Klein, 2015.1) La bibliographie en bas de cette page). Les formes d’engagement à bas coût, comme l’émission d’un message, une photo de profil mise aux couleurs d’une cause voire le fait d’«aimer» un contenu, suffisent à satisfaire le besoin d’implication des individus. Appelé slacktivisme (de slacker, soit «fainéant» dans la langue de Mark Zuckerberg), ce phénomène suscite des critiques depuis une décennie, notamment de la part du chercheur Evgeny Morozov et du journaliste au New Yorker Malcolm Gladwell.

Si elles entendent la remarque au sujet de l’hypocrisie, Arta Shala et Laurie Homeyer se montrent bien plus optimistes que Matthias Glaus. Ces étudiantes sont actives au sein de l’association Amnesty International UNIL-EPFL. «Tout type d’engagement est utile lorsqu’il s’agit de lutter contre les discriminations, pose Arta Shala, diplômée de bachelor de la Faculté des sciences sociales et politiques. Une publication sur son compte privé, sur un réseau social, c’est déjà un pas en avant, notamment pour des personnes qui ne peuvent pas en faire davantage.» Pour sa consœur Laurie Homeyer, étudiante en médecine de 3e année, «l’apparition de ces carrés noirs suscite la curiosité et donne envie de se renseigner au sujet du mouvement Black Lives Matter. Les simples faits de transmettre l’information ou d’ouvrir des discussions à ce sujet avec des amis constituent des formes de mobilisation.» Sur son compte Instagram (aujourd’hui devenu @amnesty_hel), l’association a suivi les mouvements #blackouttuesday et #FreeUyghurs.

Professeure à la Faculté des géosciences et de l’environnement, Julia Steinberger affiche ses convictions progressistes sur son compte Twitter (@JKSteinberger), très suivi. On y trouve notamment la mention BLM, pour Black Lives Matter. Cette spécialiste du climat estime que «les réseaux sociaux permettent à des revendications sociales de devenir universellement acceptables, au point que des individus prennent sur eux d’afficher publiquement leur soutien. Même si cela peut paraître superficiel, je pense que le résultat est positif. Ces gestes individuels symboliques comptent.» 

Julia Steinberger. Professeure à l’Institut de géographie et durabilité (Faculté des géosciences et de l’environnement). Nicole Chuard © UNIL

Créer l’événement

Au milieu de l’après-midi du 1er octobre 2020, le nombre de publications en lien avec #FreeUyghurs augmentait de 1000 par minute sur Instagram. Codirecteur du Laboratoire de cultures, sociétés et humanités numériques (Faculté des sciences sociales et politiques), Boris Beaude observe avec intérêt le développement de tels phénomènes. «Les hashtags liés à des causes créent des micro-événements en permanence, à un rythme bien plus soutenu que celui des manifestations et, lorsqu’ils sont partagés, ces tags produisent du commun et contribuent à la visibilité de causes émergentes.»

Professeur à l’Institut d’études politiques (Faculté des sciences sociales et politiques), Olivier Fillieule étudie – entre autres – la sociologie des mouvements sociaux et le militantisme. Le chercheur rappelle d’abord l’importance prise par les réseaux sociaux lors des révolutions arabes, comme par exemple l’occupation de la place Tahrir au Caire en 2011, ou du parc Taksim Gezi à Istanbul en été 2013. Il s’est également intéressé de près aux Gilets Jaunes. «Leur mouvement est né en ligne, avant de cristalliser puis de se traduire sur le terrain. Toutefois, le moment de la mobilisation, sur Facebook par exemple, est déjà dépassé lors du premier appel aux blocages le 17 novembre 2018. » Ainsi, pour Olivier Fillieule, « les réseaux sociaux ont beau être des innovations technologiques profondes et transformatrices, ils demeurent des outils. Ils sont extrêmement utiles, mais ne sont pas forcément nécessaires au passage à l’action.» 

Le sociologue pointe un autre aspect: les mouvements en ligne inversent la logique qui prévalait dans le monde d’avant. «La préparation d’un événement tel que la March on Washington du 28 août 1963, lors duquel Martin Luther King a pris la parole, a demandé plusieurs années. Le travail préalable de collation des ressources et des soutiens a été énorme.» Aujourd’hui, «vous pouvez mettre ensemble dans la rue des masses de gens qui ne se connaissent pas, qui n’ont jamais collaboré et qui ne savent pas ce que pensent les autres!» Si le phénomène prend, «c’est là que le travail de mobilisation commence pour les organisateurs. Ce qui est aussi difficile qu’enthousiasmant.»

Olivier Fillieule. Professeur à l’Institut d’études politiques (Faculté des sciences sociales et politiques). © Hughes Siegenthaler pour LIVES

Continuum de participation

Les études menées sur les Gilets Jaunes1), sur les ronds-points et le Net, ont montré que les personnes actives en ligne se rendent aussi souvent aux manifestations. «Quand il devient trop “chaud” d’être présent sur le terrain, lors d’affrontements par exemple, certains militants rentrent chez eux pour continuer leur lutte sur Facebook», ajoute Olivier Fillieule.

Cette circulation des personnes de la rue à l’écran et réciproquement, sans coupure nette, correspond à la thèse du «continuum de participation politique», développée notamment par James Dennis (Université de Portsmouth). Une idée à laquelle adhère le chercheur de l’UNIL. Pour ce dernier, la notion de slacktivisme, qui distingue l’activisme en ligne des autres formes d’engagement, et crée ainsi deux catégories de militants, serait un refus de ce continuum. Une opposition qui ne date pas d’hier. «Nous entendions des critiques analogues dans les années 60 et 70, lorsqu’il fallait séparer le passage à l’action violente de tout le reste. L’idée qu’un bon citoyen, produit de la démocratie participative, puisse aussi bien défiler pacifiquement que lancer des pavés était insupportable. Les casseurs, il fallait que ce soit d’autres gens.»

Dans un registre plus pacifique, mais toujours sur le continuum, les membres de l’association Amnesty International UNIL-EPFL utilisent les réseaux sociaux pour afficher leur soutien à des causes, mais agissent aussi sur le terrain, en organisant événements et conférences au sujet des migrants ou des peuples indigènes du Brésil, des ateliers antisexisme ou encore des récoltes de signatures dans la rue. «Ce n’est pas comme si nous ne faisions rien d’autre que de cliquer!», relèvent Arta Shala et Laurie Homeyer. 

Hiérarchie de l’engagement

«L’un des aspects qui me gêne dans le slacktivisme, c’est que cette notion crée une hiérarchie de l’engagement, note Boris Beaude. Au pinacle trônerait le fait de se mettre en danger physiquement, alors même que la capacité de l’affrontement des forces de l’ordre ou des grèves de la faim à changer effectivement le monde n’est jamais assurée.» En cela, le professeur rejoint le sociologue Geoffroy de Lagasnerie1). Ce dernier estime que la manifestation, en France, est devenue un «rituel» pour la gauche. Il s’agirait d’une forme d’expression et non plus d’action, d’où son inefficacité croissante, en comparaison avec des méthodes directes comme le sauvetage des migrants en Méditerranée ou la libération d’animaux d’élevage.

De plus, «affirmer que l’activisme en ligne ne comporte aucun danger est réducteur. Dans une société clivée, et sur des sujets devenus très sensibles tels que le féminisme, le changement climatique ou la chloroquine, vous pouvez vous exposer à des représailles par un simple like», ajoute Boris Beaude. En soutenant publiquement une cause, le risque est marginalement physique, mais il peut être plus important que la participation anonyme à une manifestation.

Boris Beaude. Codirecteur du Laboratoire de cultures, sociétés et humanités numériques (Faculté des sciences sociales et politiques). Nicole Chuard © UNIL

Militants de pixels

Matthias Glaus a d’autres critiques à formuler. Pour lui, la diffusion de messages engagés sur les réseaux sociaux procède de la vertu ostentatoire. «Il s’agit, à coups de clics, de créer une image idéale de soi-même. Or, la figure du militant est dans l’air du temps. La publication d’un carré noir relève donc du conformisme. Je vais plus loin: si vous ne partagez pas ce contenu, vous vous exposez à des accusations de racisme.» Olivier Fillieule s’accorde sur ce dernier point: «Dès que vous n’arborez pas les signes d’un mouvement, vous devenez suspect d’en être un opposant. Les hashtags qui circulent fonctionnent comme autant d’incitations à se positionner.» Pour le sociologue, le désir d’unanimisme «est fondamental dans les communautés en ligne. Le fait de ne pas être d’accord avec le groupe se traduit souvent par des exclusions.» Sur une page Facebook tenue par des Gilets Jaunes, Olivier Fillieule a ainsi constaté d’importants clivages lorsque les membres ont été amenés à se positionner dans le cadre de l’affaire Adama Traoré, du nom d’un jeune homme mort après son interpellation en 2016.

La professeure Julia Steinberger témoigne d’une tout autre approche. «L’élément le plus risqué qui se trouve sur mon profil Twitter, c’est… mon nom. En ligne, je me suis offert le luxe d’être une personne complète, avec une vie, des amis, un employeur et des opinions. J’affiche clairement la couleur: je suis une professionnelle et une citoyenne et je refuse de séparer les deux.» Au-delà, la coauteure du sixième rapport d’évaluation du GIEC souhaite «que la science présente un visage humain. En montrant que je ne suis pas un robot mais une personne authentique, j’ai l’espoir de rendre les critiques moins déshumanisantes. C’est important dans mon domaine de recherche, qui fait l’objet de violentes attaques!» 

Sur les réseaux sociaux, il est fréquent de se casser le nez sur des personnes qui affichent clairement leurs convictions, sous la forme d’une ribambelle de hashtags ou de pictogrammes. Ces signes possèdent l’avantage de faciliter le dialogue avec les personnes du même avis, tout en constituant à la fois une carapace et un étendard en cas de conflit avec des opposants.

Au niveau collectif, la succession rapide des mobilisations en ligne donne une impression de volatilité. «Rassurez-vous, la situation était similaire dans les années 70. À l’époque, de nouvelles luttes apparaissaient sans cesse, notamment sur des sujets internationaux. Ces derniers ne font plus guère bouger les gens aujourd’hui», rappelle Olivier Fillieule. 

Prison logarithmique

Les réseaux sociaux possèdent des biais qui leur sont propres. Il y a dix ans, Eli Pariser développait le concept de «bulle de filtre». Cet «enfermement algorithmique», comme le décrit Boris Beaude, est un phénomène très répandu. Au fur et à mesure qu’on les utilise, Facebook, YouTube ou Instagram nous mettent automatiquement en présence de contenus sélectionnés pour correspondre à nos goûts et à nos intérêts supposés. De plus, il est extrêmement facile de «faire disparaître» quelqu’un dont les opinions nous déplaisent.

À titre prophylactique, Boris Beaude suggère donc de se créer artificiellement «de l’altérité», sur les réseaux sociaux, en suivant des médias ou des personnes qui émettent des opinions différentes. Une telle précaution aurait peut-être évité à une certaine élite américaine d’être totalement surprise par l’élection de Donald Trump en 2016, ainsi que le décrit de manière hilarante Bret Easton Ellis dans White.1)

#astroturfing

Un autre phénomène préoccupe davantage Boris Beaude. «L’engagement sur les réseaux sociaux demande certes peu d’efforts à titre individuel, mais il peut déployer des effets puissants au niveau collectif. Dans ce cas, le risque de manipulation devient réel.» Le chercheur décrit ici l’astroturfing, soit la création de toutes pièces d’un mouvement en ligne, qu’il s’agisse au final de semer la division parmi des populations, de s’en prendre à des personnalités, voire de tenter de provoquer des émeutes.

Ainsi, des scientifiques de l’Université Brown de Providence (USA) ont analysé 6,5 millions de tweets publiés dans les jours qui précédaient et qui suivaient l’annonce du retrait des États-Unis de l’Accord de Paris sur le climat, le 1er juin 2017. Un quart des messages émis au sujet des changements climatiques ou de l’accord avaient été émis automatiquement par des bots (des logiciels qui contrôlent l’activité de comptes Twitter créés dans un but précis). Ces contenus étaient largement climatosceptiques ou critiques envers les scientifiques. En conséquence, les utilisateurs du réseau ont vu déferler, pendant quelques jours, des tweets favorables à la décision de Donald Trump. Si la mobilisation numérique n’avait aucun impact, même minime, personne ne perdrait son temps à mettre sur pied de telles campagnes. La Russie, mais aussi l’industrie du tabac ou pétrolière, sont régulièrement accusées d’organiser des opérations d’astroturfing de manière professionnelle.

Dans le milieu des années 2000, le discours dominant sur les médias sociaux était optimiste. Ces derniers allaient permettre aux populations de s’exprimer plus librement et ainsi provoquer des changements sociaux importants. Un peu plus tard, le scepticisme a pris le dessus avec l’arrivée du concept de slacktivisme. Depuis, de nombreuses études contradictoires à ce sujet ont été publiées1). Aujourd’hui, alors que des mouvements massifs se développent en ligne, l’intérêt de les manipuler augmente. À titre d’antidote, Laurie Homeyer rappelle la nécessité «d’être curieux, de se poser des questions et de chercher de l’information», avant de prendre part d’un clic à une mobilisation en ligne. En effet, «nous arrivons à un moment où l’authenticité de l’expression sur les réseaux sociaux devient un problème, souligne Boris Beaude. Mais soyons optimistes! J’espère que cela va obliger nos démocraties à se montrer encore plus exemplaires dans leur projet: défendre les intérêts du plus grand nombre. Cela constituerait un bel exemple de sortie par le haut.» /

Bibliographie

Critique de l’activisme en ligne

From slacktivism to activism. Par Evgeny Morozov. Foreign Policy (5 septembre 2009) – https://foreignpolicy.com/2009/09/05/from-slacktivism-to-activism/

Small Change. Why the revolution will not be tweeted. Par Malcolm Gladwell. The New Yorker (27 septembre 2010) – https://www.newyorker.com/magazine/2010/10/04/small-change-malcolm-gladwell

White. Par Bret Easton Ellis. Robert Laffont (2019), 314 p.

Au sujet des gilets jaunes

Enquêter in situ par questionnaire sur une mobilisation en cours : une étude sur les Gilets jaunes. Par le Collectif d’enquête sur les Gilets jaunes. Revue française de science politique, 2019, n°5, Vol. 69, pages 869 à 892 – https://www.cairn.info/revue-francaise-de-science-politique-2019-5-page-869.htm

Mai 68, que sont devenus les militants

Changer le monde, changer sa vie. Enquête sur les militantes et les militants des années 1968 en France. Sous la dir. d’Olivier Fillieule, Sophie Béroud, Camille Masclet et Isabelle Sommier, avec le collectif Sombrero. Actes Sud (2018), 1118 p.

Lecture proposée par Olivier Fillieule

Twitter and Tear Gas. Par Zeynep Tufekci. Yale University Press (2017), 360 p. – https://en.wikipedia.org/wiki/Twitter_and_Tear_Gas

Le continuum de participation

Beyond Slacktivism. Political Participation on Social Media. Par James Dennis. Palgrave (2018). https://www.palgrave.com/gp/book/9783030008437

Etude critique, au sujet de l’effet de substitution

Substitute or stepping stone ? Assessing the impact of low-threshold online collective actions on offline participation. Par Sandy Schumann et Olivier Klein. European Journal of Social Psychology, Eur. J. Soc. Psychol. 45, 308–322 (2015) – https://onlinelibrary.wiley.com/doi/abs/10.1002/ejsp.2084

Revue de la littérature scientifique au sujet du slacktivisme. Fournit de nombreuses références

The psychology of online activism and social movements: relations between online and offline collective action. Par Hedy Greijdanus, Carlos A de Matos Fernandes, Felicity Turner-Zwinkels, Ali Honari, Carla A Roos, Hannes Rosenbusch and Tom Postmes. Current Opinion in Psychology (2020). – https://www.sciencedirect.com/science/article/pii/S2352250X20300324

La Russie et Facebook (astroturfing)

Is Russian Meddling as Dangerous as We Think? Par Joshua Yaffa. The New Yorker, 7 septembre 2020. – https://www.newyorker.com/magazine/2020/09/14/is-russian-meddling-as-dangerous-as-we-think

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