Le 20 octobre, les citoyens suisses éliront leur nouveau Parlement. Qui vote, avec quelle régularité, pour quel parti, sous l’influence de quels paramètres L’analyse de Georg Lutz, directeur du Centre de compétences suisse en sciences sociales FORS et professeur associé à l’Institut d’études politiques de la Faculté des sciences sociales et politiques de l’UNIL.
La politique suisse se caractérise par une stabilité rarement démentie, qui décrocherait presque des bâillements chez le citoyen le plus motivé: «Chez nous, on ne connaît pas la crise, ironise Georg Lutz. Une variation de 2 ou 3% dans les résultats d’un parti s’apparente déjà à une révolution. Si vous regardez l’évolution des partis bourgeois de 1919 à 2015, c’est une ligne droite!» Mais derrière cet encéphalogramme plat se cachent des pépites d’informations que les recherches menées régulièrement par le politologue sur les élections permettent d’extraire.
On sait par exemple qu’un peu moins de la moitié des Suisses qui ont le droit de vote l’exerceront le 20 octobre – ils étaient 48,5% en 2015*. «C’est ainsi depuis longtemps, précise Georg Lutz. On sait aussi que les jeunes et les personnes qui ont un revenu dans la tranche inférieure de la population se déplaceront moins aux urnes que celles qui ont fait des études supérieures et gagnent bien leur vie.»
L’analyse des élections précédentes montre aussi que les femmes votent moins que les hommes (46% contre 53%). «Il y a un effet de cohorte: on constate surtout un écart dans la génération plus âgée. Les femmes qui ont grandi à une époque où elles n’avaient pas le droit de vote tendent à moins l’exercer que les femmes nées après», relève le politologue de l’UNIL. L’écart devrait donc se combler un peu au fil des ans.
Comme électrices, enfin, les femmes se distinguent des hommes en ceci qu’elles donnent globalement leur voix un peu plus à gauche. Alors que ces derniers sont par exemple 32% à avoir choisi l’Union démocratique du centre (UDC) et 17% le Parti socialiste (PS) aux élections de 2015, les femmes ont choisi ces deux partis respectivement à 26% et à 21%. Mais elles suivent les mêmes tendances: leur engouement pour le parti agrarien a, comme celui des hommes, doublé entre 1995 et 2015.
L’électeur moyen est un universitaire de 60 ans environ
Si on veut caricaturer la réponse à la question «Qui élit le Parlement?», le politologue a aussi des réponses: on dira que l’électeur suisse par excellence est un homme universitaire d’une soixantaine d’années, au revenu confortable et né de parents eux-mêmes nés en Suisse.
La question des origines joue en effet un rôle: les secondos ou les enfants nés suisses de parents étrangers votent un peu moins. «C’est un phénomène de socialisation: plus la famille a l’habitude du vote, plus les enfants vont adopter cette habitude», souligne Georg Lutz. On note aussi qu’environ 20?% des citoyens votent ou élisent systématiquement, le même pourcentage ne participe jamais – les 60% restants s’impliquent en fonction des enjeux, parfois oui, parfois non.
Le Parlement serait-il différent si tout le monde votait?
Mais puisque plus de la moitié des gens n’élisent pas le Parlement, doit-on en déduire qu’il n’est pas représentatif de la population et qu’il aurait un visage totalement différent si 100% des citoyens suisses exprimaient leur avis? «C’est une question difficile, souligne Georg Lutz. On a longtemps pensé que comme les gens moins scolarisés et aux revenus faibles, les ouvriers en résumé, votaient moins que les plus aisés, il y aurait bien plus de voix pour le Parti socialiste si l’entier des citoyens votait, et que le Parlement pencherait à gauche. Mais, en fait, les ouvriers ne donnent plus majoritairement leur voix au Parti socialiste, et on pense aujourd’hui que 50% des gens qui votent, cela donne un résultat parfaitement représentatif – à 100%, on aurait sans doute un Parlement très semblable.»
On ne saurait en déduire que les gens votent toujours pour le même parti. Au gré des élections, on voit des changements, mais le plus souvent au sein des mêmes blocs: les partisans de la gauche votent plus ou moins à gauche, ceux de la droite bougent aussi un peu, mais tous ces glissements tendent à se compenser et donnent au final des rapports de force stables.
Une exception rare
La seule exception notable date du milieu des années 90: là, en quelques années, l’UDC a doublé ses parts, passant de 15% environ aux 30% que l’on connaît aujourd’hui encore. Le parti a surtout pris des voix au Parti libéral-radical (PLR) et à la droite plus centriste, même s’il séduit aussi régulièrement des gens qui ne votent pas – ce fut le cas en 2015 par exemple, où il a récolté des voix parmi les citoyens s’étant abstenus en 2011.
Si, à la tête de ce parti qui naguère drainait des voix surtout dans les milieux agricoles, on trouve beaucoup d’universitaires et/ou de chefs d’entreprise, sa base est constituée de la part de la population aux revenus les plus faibles et à l’éducation la moins poussée – école obligatoire ou apprentissage constituent en général le bagage scolaire des sympathisants.
Les ouvriers votent UDC
Les petits employés et ouvriers naguère constitutifs des électeurs traditionnels du Parti socialiste sont donc aujourd’hui plutôt partisans de l’UDC: «Les familles qui gagnent 5000 francs par mois et ont deux enfants sont confrontées à des problèmes concrets, par exemple trouver un logement dont ils peuvent assumer le loyer, analyse Georg Lutz. Dans une ville comme Genève ou Lausanne, c’est devenu presque impossible: pour un 4 pièces, on arrive facilement à 2000 francs par mois. En outre, sans grandes qualifications, ils ont peur pour leur emploi, peur de ne pas en retrouver un s’ils le perdent. Ils ont le sentiment que l’UDC propose une solution à leurs soucis, à la globalisation qui les effraie, en rendant les étrangers responsables de tout ce qui ne va pas et en fermant les frontières. On peut estimer que ce sont de mauvaises réponses à leurs vrais problèmes – on peut remarquer aussi que le Parti socialiste ne leur propose pas de réponse convaincante.»
Les fonctionnaires votent socialiste
Le Parti socialiste recrute ainsi non plus tant dans les couches populaires, mais séduit beaucoup les fonctionnaires, par exemple les enseignants, ou encore les animateurs socioculturels, les éducateurs – des gens aux profils fort différents de l’ouvrier. Eux sont bien formés et bien payés: 21% des personnes au bénéfice d’une formation tertiaire ont voté socialiste, contre 14% des personnes sans autre diplôme que la scolarité obligatoire et 15% de celles qui ont une formation professionnelle. Les électeurs gagnant 4000 francs ou moins ont pour leur part été 32% à voter pour l’UDC, et 22% seulement pour le Parti socialiste.
On gagne une élection en étant associé à un thème
L’UDC apparaît ainsi comme un parti très profilé sur les questions d’immigration – un capital sur lequel il surfe au gré des votations. «Être associé à un thème, apparaître comme celui qui a les compétences pour le traiter et réussir à l’imposer aux yeux des électeurs comme étant le plus important pour la Suisse au cours des 4 ans à venir?: c’est en faisant cela qu’un parti gagne une élection», résume Georg Lutz.
En 2015, l’immigration a été citée comme le problème le plus important par 44% des électeurs, alors qu’ils n’étaient que 20% à penser ainsi en 2011 (et 9% en 1995). Autre exemple qui montre la variabilité de ces thèmes au cours des ans: en 1995, la préoccupation majeure était le marché du travail (25% des électeurs) alors qu’en 2015, ce même thème n’a été estimé prépondérant que par 3% des électeurs. On retrouve dans la question des compétences attribuées aux partis quelques évidences: le PLR a réussi à s’imposer comme maîtrisant les problèmes économiques (49% des électeurs estiment que c’est lui le plus capable – 18% attribuent ce mérite à l’UDC et 7% au Parti socialiste), l’UDC les questions de migration-asile-réfugiés (55%, contre 16% au Parti socialiste et 11% au PLR).
L’actualité pèse dans l’élection
Pour l’emporter, il faut donc réussir à imposer son thème. De ce point de vue, le Parti démocrate-chrétien (PDC) et le PBD sont à la peine: «Tout le monde identifie le Parti socialiste comme la formation qui se préoccupe des questions sociales et le Parti libéral-radical (PLR) de l’économie, mais le PDC, au fond, c’est quoi son thème?, s’interroge le scientifique. La famille? Mais quelle famille? Il reste au parti son électorat traditionnel, catholique, mais il a du mal à exister vraiment ailleurs qu’en Valais ou à Fribourg.» Un thème donc – mais aussi un peu de chance. L’actualité peut venir bouleverser la stratégie la mieux huilée. «On l’a vu par exemple en 2011, lorsque, à la suite de l’incident nucléaire de Fukushima, les Verts ont fait un bond aux élections fédérales», se souvient Georg Lutz. Quatre ans plus tard, la crise migratoire a servi le programme de l’UDC et les écologistes ont perdu du terrain. Mais si le réchauffement climatique et les grèves estudiantines sont toujours aussi présents cet automne, on pourrait bien les voir revenir en force.
«On observe d’ailleurs que des partis qui sont moins profilés sur ce thème, le Parti socialiste par exemple, essaient d’occuper le terrain pour convaincre que là aussi ils sont compétents, analyse le politologue. Roger Nordmann a ainsi sorti ce printemps un livre sur l’énergie solaire.» Des formations politiques a priori encore plus éloignées de ce domaine, comme le PLR, ont fini, après consultation de leur base, par intégrer certaines préoccupations environnementales à leur programme. Sauf émergence d’une crise politique ou sociale de dernière minute, on peut donc a priori miser sur une sensibilité plus verte pour cette législature.
Où sont les femmes
Pour la législation 2015-2019, les femmes constituaient environ 32% du Conseil national et 13% du Conseil des États. On est loin de la parité, alors pourtant que les femmes sont actives en politique au niveau fédéral depuis 1971, avec les premières douze représentantes du peuple. Comment comprendre une si lente progression en près de 50 ans? «Dans une élection aux Chambres, il y a une forte prime au sortant: la personne qui se représente a de très bonnes chances d’être reconduite, grâce à sa notoriété, aux montants plus importants pour faire campagne, alors qu’au contraire y entrer est très difficile – cela explique la lenteur du renouvellement des élus», souligne Georg Lutz. Le chercheur de l’UNIL note qu’il n’y a pas de différence aujourd’hui parmi les nouveaux arrivés: selon les analyses réalisées après les élections de 2015, être une femme n’est plus un handicap et il n’y a pas de «malus»: les électeurs ne font pas de discrimination via leurs bulletins. Les femmes votent légèrement plus pour les candidates que les hommes, mais sans écart significatif.
Autre paramètre qui explique cette présence encore faible? Les candidatures féminines sur certaines listes sont de l’ordre de l’anecdotique. La gauche (Verts, Parti socialiste) offre la parité, alors que dans le camp bourgeois, «c’est plus difficile, selon Georg Lutz. Il y a quelques figures fortes, régulièrement élues, mais globalement encore peu de candidates, notamment à l’UDC.»