Quand les Suisses effrayaient les princes et les enfants

Lansquenet en rouge. Tableau de Fernand Hodler (1895). Winterthur, Stiftung Oskar Reinhart. Le peintre a consacré différents tableaux à Marignan. Ils ont fait scandale en 1897: l’ensemble avait été jugé «trop brutal» (lire Allez savoir?! No 39, septembre 2007). © akg-images?/?André Held
Lansquenet en rouge. Tableau de Fernand Hodler (1895). Winterthur, Stiftung Oskar Reinhart. Le peintre a consacré différents tableaux à
Marignan. Ils ont fait scandale en 1897: l’ensemble avait été jugé «trop brutal» (lire Allez savoir! No 39, septembre 2007). © akg-images/André Held

Entre Morgarten (1315) et Marignan (1515), les guerriers confédérés ont accompli tellement d’exploits militaires qu’ils passaient pour invincibles. Histoire d’une époque bien révolue durant laquelle les Suisses attaquaient leurs voisins…

Oubliez l’image paisible du soldat suisse dans son uniforme impeccable qui aide les vieilles dames à monter dans le train. Les guerriers confédérés qui arrivent dans la plaine de Marignan, à la mi-septembre 1515, font peur aux enfants. Parce qu’on les voit comme «un peuple sauvage, des montagnards féroces comme des bêtes», nous dit une chronique allemande du début du XVe siècle.

Ces guerriers inquiètent encore leurs contemporains parce qu’ils ont trouvé le moyen de vaincre les chevaliers. «Les Suisses ne combattaient pas dans un état d’esprit chevaleresque. Ils n’avaient pas pitié des nobles, n’hésitaient pas à les tuer et ne faisaient pas de prisonniers, ce qui a contribué à leur réputation», explique Roberto Biolzi, un assistant diplômé à l’UNIL, qui écrit actuellement une thèse sur la guerre dans les Etats savoyards à la fin du Moyen Age. Les terribles «sylvestres» (sauvages des forêts), ou encore «alpines inclementes» (habitants des Alpes dépourvus de clémence) sont également craints pour leur pratique du pillage, et brillent surtout par leur efficacité sur les champs de bataille.

Les premiers succès

Tout a commencé à Morgarten, en 1315, il y a 700 ans cette année, quand les Schwytzois ont attaqué l’armée du duc Léopold, un Habsbourg. «Là, on est dans le mythe. On connaît cette bataille par tradition orale, et la seule source contemporaine, Jean de Winterthour, n’est pas fiable dans son récit des événements. Ça a dû être de la guérilla, voire une embuscade: les Schwytzois ont surpris une troupe en marche, en exploitant le terrain. Ce guet-apens aurait fait très peu de pertes côté suisse, alors que bon nombre de chevaliers des Habsbourg ont été tués ou se sont noyés dans le lac.»

Le deuxième épisode de cette geste helvète se déroule à Sempach, en 1386. Cette fois, les Confédérés tuent le duc Léopold III et anéantissent son armée, essentiellement composée de nobles. Ces deux morceaux de la légende militaire suisse ont eu des conséquences importantes. «Morgarten a eu un écho régional. Cet épisode a rallié de nombreuses villes aux Waldstätten. Alors que Sempach a eu un rayonnement au niveau international, en montrant que les Suisses disposaient d’une infanterie capable de gagner contre des chevaliers», explique Roberto Biolzi.

Les Confédérés vont encore sortir renforcés des Guerres de Bourgogne (1474-1477), où les habitants des forêts, épaulés par de nombreux bourgeois depuis Sempach, ont continué à massacrer des nobles sur les champs de bataille pour devenir «les dompteurs des princes». La seule promesse de leur présence dans un conflit fait désormais réfléchir les belligérants. «J’ai étudié une bataille entre le duc de Savoie Amédée VIII et Francesco Sforza de Milan, où le simple fait d’annoncer dans sa correspondance de guerre qu’on a recruté des Suisses inquiète l’ennemi», raconte Roberto Biolzi.

Roberto Biolzi. Cet assistant diplômé écrit actuellement une thèse sur la guerre dans les Etats savoyards à la fin du Moyen Age. Nicole Chuard © UNIL
Roberto Biolzi. Cet assistant diplômé écrit actuellement une thèse sur la guerre dans les Etats savoyards à la fin du Moyen Age. Nicole Chuard © UNIL

Comment battre les chevaliers

Si les Confédérés sont à ce point effrayants, c’est parce qu’ils ont mis au point une nouvelle tactique militaire. «Au Moyen Age, la cavalerie dominait les champs de bataille, avec le chevalier comme principal protagoniste», explique l’historien de l’UNIL. Pourtant, au début du XIVe siècle, cette arme montre ses limites. Dans les Flandres, des piquiers flamands ont battu une armée de chevaliers. Un exploit que les Confédérés vont rééditer à de multiples reprises, grâce à leur infanterie considérée comme «la meilleure du monde». «Aujourd’hui, les Suisses imitent entièrement la phalange des Grecs. Ils forment comme eux des épais et solides bataillons et se maintiennent de la même manière dans le combat», écrit Machiavel dans son Art de la guerre.

Face aux chevaliers, lourdement équipés, les Confédérés opposent une armée de fantassins, les fameux «carrés suisses». Ils se rassemblent dans un hérisson compact, protégé par de longues piques, avec, au cœur de ce dispositif, des porteurs de hallebardes, très légèrement équipés. «Dès que le combat était engagé avec la cavalerie, les Suisses ouvraient les rangs et les hallebardiers se faufilaient pour faire un massacre», raconte Roberto Biolzi.

Au risque de surprendre les fans de football du XXIe siècle, il faut rappeler que les Confédérés n’étaient pas confinés en défense. Leur tactique était opportuniste. «Les carrés suisses attaquaient, rappelle Roberto Biolzi. A Marignan, les Suisses sont arrivés et ils se sont avancés dans le but de s’emparer de l’artillerie française, comme ils l’avaient fait contre l’armée du duc de Bourgogne. C’étaient des spécialistes de la victoire éclair: Morgarten, par exemple, n’a apparemment duré que deux heures.»

Que faisaient les Suisses en Italie?

Offensifs sur le champ de bataille, les Confédérés du XVIe siècle s’avançaient encore très loin, au-delà de leurs frontières, puisqu’ils ont connu leur plus terrible défaite non loin de Milan. Une situation qui surprend forcément un paisible Helvète de 2015, habitué à laisser ses voisins se battre sans intervenir. Que venaient donc faire ces soldats confédérés aussi loin de leurs bases?

Ils s’étaient engagés dans les Guerres d’Italie (1494-1559), un conflit dont la complexité défie tout résumé succin. Mettons simplement que les Confédérés sont entrés dans la Péninsule aux côtés du roi de France Charles VIII en 1494. Ce dernier prétendait au trône de Naples, et il avait décidé de faire campagne en Italie, avec, notamment, l’aide de mercenaires suisses. Mais, «pour différentes raisons – on parle notamment de salaires impayés – les rapports se détériorent, et les Confédérés comprennent qu’ils pourraient gagner des territoires en Italie tout seuls», raconte l’historien de l’UNIL.

Car, chose inimaginable à notre époque, «les Suisses de 1515 étaient une puissance militaire. Ils ont accompli des exploits considérables, qui leur ont donné des visées expansionnistes pendant un siècle, entre le XVe et le début du XVIe ». Entre 1513 et la défaite de Marignan en 1515, les Confédérés sont au sommet de leur puissance et de leur réputation. «La ville de Milan est même devenue un protectorat suisse», ajoute Roberto Biolzi.

La victoire oubliée de Novare, en 1513

En 1513, à Novare, en Lombardie, les Confédérés ont remporté leur dernière grande victoire sur un champ de bataille majeur contre une puissance militaire étrangère. Ce jour-là, les carrés suisses ont taillé en pièces l’armée du roi Louis XII (le successeur de Charles VIII), et ont forcé le roi de France à quitter la Péninsule. Cette victoire impressionnante (paradoxalement oubliée dans les manuels d’histoire) explique que les Confédérés se retrouvent face à une armée française deux ans plus tard, pour la «revanche» de Marignan.

Entre-temps, François Ier est monté sur le trône, et il revient en Italie avec le légendaire chevalier Bayard («sans peur et sans reproches») pour affronter à nouveau les Confédérés, dans ce que les chroniqueurs de l’époque ont appelé «La bataille des géants».

D’un côté, il y avait la France, le colosse démographique de l’Europe. Pourtant, ses 18 millions d’habitants n’étaient que peu représentés sur le champ de bataille, puisque l’ossature de l’armée était constituée de nobles, épaulés par des mercenaires. Côté suisse, la Confédération comptait 1 petit million d’habitants installés dans 13 cantons souverains mais liés entre eux par des traités (Uri, Schwytz, Unterwald, Lucerne, Zurich, Glaris, Zoug, Berne, Fribourg, Soleure, Schaffhouse, Bâle et Appenzell, sans oublier des accords signés avec des ligues grisonnes et des dizains valaisans).

Battus par l’or et la politique

Exaltés par le cardinal valaisan Mathieu Schiner, les Confédérés s’avancent vers leur objectif initial à Marignan: l’artillerie de François Ier qui pouvait représenter un formidable butin. Les 200 canons tonnent et font des dégâts terribles dans les carrés suisses, qui n’ont pris que douze pièces à la fin de la journée. La bataille reprend le lendemain, toujours aussi furieuse, toujours aussi indécise. «Les Suisses étaient même en train d’encercler l’ennemi, et probablement de gagner quand sont arrivés les 12 000 Vénitiens qui avaient été envoyés au secours de François Ier. De tels renforts, le deuxième jour de la bataille, ont forcément fait la différence. Mais, sans cela, qui peut bien dire ce qui se serait passé», observe Roberto Biolzi.

Contrairement à la légende qui s’écrit en France depuis 1515, François Ier a surtout gagné la bataille grâce à ses choix politiques (son alliance avec les Vénitiens) et à son or (qui a dissuadé une partie des Suisses, notamment les Bernois et les Fribourgeois, de se battre). Cela dit, la défaite est suffisamment cuisante pour laisser des traces durables dans les esprits suisses. D’abord parce que les pertes sont effroyables. «Avec 5 à 8000 morts chez les Français, et 9-10 000 chez les Suisses, c’est devenu l’une des batailles les plus meurtrières. 30% des effectifs suisses y ont trouvé la mort, et 15% des Français», raconte l’historien de l’UNIL.

La défaite de Marignan sera encore longuement évoquée dans le contexte de la Réforme, qui va bientôt diviser les paroisses suisses. Notamment par Zwingli, qui a assisté aux deux batailles de 1513 et de 1515 comme aumônier, et qui va présenter Marignan comme «une punition divine contre ces mercenaires suisses engagés par des princes étrangers et menant la guerre par appât du gain».

Une défaite, mais tant de gains

Désastre humain et politique, Marignan n’a surtout pas été une catastrophe économique. «Au contraire! Même battus, les Confédérés ont signé un traité très favorable avec la France. Les Suisses obtiennent 400 000 écus d’or, et des accords permettant à François Ier d’engager des soldats confédérés», rappelle Roberto Biolzi, qui voit encore dans cette convention un changement majeur et durable dans le destin du futur pays, car «les Suisses basculent dans l’orbite française, où ils vont rester jusqu’à la Révolution française, ce qui aura des incidences très importantes sur leur développement».

Enfin, cette participation – apparemment désastreuse – aux guerres d’Italie a quand même permis aux Confédérés de gagner des territoires. «On l’oublie souvent, mais cette campagne marque l’entrée du sud du Tessin actuel dans la Suisse», rappelle Roberto Biolzi. La Levantine était déjà sous protectorat d’Uri, et Bellinzone comme le comté de Mendrisio (conquis en 1521) sont désormais acquis.

Les «géants» sont chassés d’Italie

Et la neutralité, souvent considérée comme la «leçon de Marignan»? Au soir de la bataille, personne n’y pense. Ce n’est qu’avec les années que, petit à petit, la défaite sanglante deviendra le point de départ de la célèbre tradition qui consiste à ne pas attaquer ses voisins (lire l’article). Mais, en 1515, ces terribles «alpestres» restent des soldats belliqueux, puisque d’innombrables mercenaires helvètes vont désormais louer leurs bras noueux au roi de France ou au pape, autre grand admirateur des soldats suisses.

Du coup, quand il faut trouver une morale à cette histoire vieille de 500 ans, Roberto Biolzi observe que 1515 est surtout le début d’une série de défaites pour les Confédérés, désormais enrôlés dans l’armée française. Ils seront encore battus à La Bicoque (en 1522), et surtout à Pavie (1525), par des armées impériales, qui bénéficient des armes à feu portatives espagnoles, une nouvelle arme appelée à régner sur les champs de bataille.

Après ces deux désastres, François Ier, le vainqueur de «la bataille des géants», se voit forcé de rentrer chez lui avec ses mercenaires suisses, et d’abandonner toute prétention sur les terres italiennes. Ainsi, note l’historien de l’UNIL, «Marignan me fait surtout penser que personne ne gagne jamais une guerre».

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