Au soir de Marignan, la Suisse n’est pas devenue neutre

Béla Kapossy. Historien des idées et professeur associé à l'UNIL. Nicole Chuard © UNIL
Béla Kapossy. Historien des idées et professeur associé à l’UNIL. Nicole Chuard © UNIL

Selon la légende, les Confédérés auraient compris avec la terrible défaite de 1515 qu’ils ne devaient plus attaquer leurs voisins. En réalité, la Suisse a découvert ce concept de neutralité longtemps plus tard, explique Béla Kapossy, historien des idées et professeur associé à l’UNIL.

En 1515, au soir de Ma­rignan, qui pense à devenir neutre?
Certains, mais pas dans un sens moderne du terme. A la fin du Moyen Age, la neutralité n’avait pas du tout la connotation positive qu’elle peut avoir aujourd’hui. Les Confédérés vivaient alors dans un monde où l’on faisait une claire distinction entre la guerre juste et injuste. Dans un ordre féodal représenté par l’empereur, lui-même tenant son pouvoir directement de Dieu, ne pas prendre position en faveur de la cause juste était peu apprécié.

Pourtant, cette défaite a eu une influence sur les Suisses?
Une influence très importante. Les Confédérés ont signé des traités de paix avec le roi de France qui ont débouché sur le versement de sommes considérables, et des offres d’engagement pour des mercenaires. Le service à l’étranger est devenu une industrie, qui a aussi offert aux Suisses l’accès à des marchés étrangers à des conditions privilégiées.

Avec ces accords, il devenait plus intéressant de se battre sous contrat pour la France que d’aller attaquer un territoire voisin. La neutralité n’est donc pas une simple décision politique, mais aussi un processus économique…
Oui. Il n’y a pas eu une prise de conscience disant que, à partir de tel ou tel moment, la Suisse allait rester neutre. Ce n’est qu’à la fin du XVIIe siècle que l’on a commencé à parler de Marignan comme du début de la neutralité suisse, et ce sont des juristes, et non des politiciens, qui ont, les premiers, réfléchi à trouver une définition. Dans les livres destinés à l’enseignement du droit international, on a commencé à faire une distinction entre le droit de guerre, le droit de paix et le droit de neutralité. Le premier qui a développé cette idée, en 1758, c’est un Neuchâtelois, Emer de Vattel, dans son «Droit des gens». Ensuite, cette vision est devenue un standard dans les livres du XIXe siècle, et son importance s’est accrue sous l’influence des Etats-Unis, qui voulaient aussi être neutres.

Et puis, il y a 1815…
Oui, au Congrès de Vienne, à la fin des guerres napoléoniennes, la neutralité perpétuelle de la Suisse est décrétée par les différents pays et elle devient un acte de droit public européen. En 1815, c’est surtout le territoire suisse qui est neutralisé, pour des raisons stratégiques. Dans les documents d’époque, le langage géographique ou géostratégique prime. Neutraliser cette zone qui séparait l’Autriche et la France, l’Italie et les principautés de l’Allemagne, était, selon le traité, dans l’intérêt général de l’Europe. A cause, notamment, des traversées des Alpes, qui avaient une grande importance stratégique.

Et ce Congrès provoque de grands débats en Suisse?
Non, pas tellement. Peter Lehmann, doctorant en histoire à l’UNIL, qui travaille sur Pictet de Rochemond, le délégué suisse au Congrès de Vienne, a constaté que dans les revues, les journaux ou la littérature politique, il n’y a pas un grand débat autour de l’origine de la neutralité en 1815.

Il faut donc attendre 1895…
Oui, c’est cette année que paraît la première «Histoire de la neutralité», que l’on doit à l’archiviste zurichois Paul Schweizer. C’est un livre important, qui va défendre cette vision, finalement très tardive, d’une Suisse qui aurait suivi depuis Marignan une tradition très claire et originale de neutralité.

Si ça n’a pas été un choix politique, comment s’est donc développée cette neutralité?
Avec beaucoup de pragmatisme. C’est une construction tranquille: avec le temps, les Suisses ont découvert les avantages de cette neutralité. Avec beaucoup de chance, aussi, et d’intelligence politique, la Confédération a toujours essayé d’équilibrer ses faveurs et les intérêts de ses élites et ne pas trop s’exposer aux risques des aventures militaires de ses grands voisins.

Article principal: Quand les Suisses effrayaient les princes et les enfants

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