Avec leurs 1134 espèces d’animaux et leur nouvelle gestion forestière, les bois du Jorat (VD) n’ont plus de brigands. Mais ont désormais acquis le statut de Parc naturel périurbain. Un sanctuaire où il faudra rester sur les chemins.
C’est un peu le bois de l’enfance, pour les Lausannois. Le bois, à côté de la petite cuvette où l’on apprend à skier en hiver, qui rassemble joggeurs et cavaliers, amateurs de champignons et adeptes des rave parties à d’autres heures. Les bois du Jorat, c’est un lieu de loisirs, la promenade du dimanche, l’ambiance forêt à deux pas de la maison. Mais depuis mai 2021, une partie de ce territoire (9,3 km2), propriété de la ville de Lausanne, a acquis un nouveau statut: elle vient d’être labellisée Parc d’importance nationale. Un changement total de paradigme, qui mérite le détour.
On s’y aventure donc avec le regard neuf, en quittant le Chalet-à-Gobet par le chemin des Fontaines (point 1 sur la carte p. 39). Curieux de découvrir les essences rares et la brindille insolite qui méritent soudain une telle reconnaissance. Mais au fond, ce n’est pas tant la végétation particulière des lieux que sa gestion qui va changer. «C’est le plus grand massif forestier du Plateau suisse, dont 10 % est désormais laissé en libre évolution», explique Sophie Chanel, ethnologue et directrice du Parc naturel périurbain du Jorat. Elle précise: «Le Parc naturel est divisé en deux parties: une zone de transition, où les forestiers appliquent les principes de la sylviculture proche de la nature. Et une zone centrale, où les forestiers n’interviennent plus, si ce n’est pour des raisons de sécurité. Quant aux usagers, ils doivent y rester sur les chemins et les chiens tenus en laisse.»
Un petit labyrinthe
Autant le savoir: les bois du Jorat sont un petit labyrinthe, avec mille sentiers qui s’écartent, se rejoignent, montent et descendent, traversant des lieux aux noms d’autrefois. Mieux vaut rester sur un circuit, ou partir avec un GPS, le balisage étant plutôt parcimonieux. «On ne veut pas une forêt de panneaux, juste une signalétique pour indiquer quels chemins peuvent être empruntés par qui. L’objectif est de laisser apprécier la nature, de sentir les ambiances forestières», sourit Sophie Chanel. Alors allons-y pour le bain d’atmosphère!
En entrant dans le bois des Vuargnes, on passe sans s’en apercevoir à côté d’une poutre avec un écocompteur, qui permet de suivre le taux de fréquentation des lieux et d’avoir une gestion adaptée. On apprend ainsi qu’en 2021, environ 400 000 usagers, majoritairement piétons, ont pu profiter du Parc. On suit le sentier nature qui s’avance sous les frondaisons mélangées de feuillus et de résineux. Peu d’essences rares, en fait, mais beaucoup de hêtres, de frênes et de conifères. «Il faut dire que cette forêt a longtemps été exploitée. Beaucoup de mélèzes et d’épicéas ont été plantés pour la vente du bois. Au XIIe siècle, les moines de Montheron ont défriché, ouvert des clairières. Mais jusqu’au XXe siècle, c’est resté un lieu utilitaire, lié aux ressources économiques», rappelle Philippe Christe, biologiste à l’UNIL et président de la commission scientifique du Parc.
Mousses et fougères au vert liquide, plumets de jeunes prêles qui oscillent dans la lumière du sous-bois. Les peupliers tremblent sous la brise comme des écus. On débouche dans une clairière bordée d’aulnes, les Prés de Bressonne, une de ces clairières agricoles spécifiques du Jorat. Au loin, la route des Paysans trace jusqu’à Peney-le-Jorat. On est dans une zone humide, d’ailleurs souvent inondée en hiver. Un lieu de riche biodiversité qui fait le bonheur du biologiste: «Au moins 1134 espèces ont été recensées dans ces bois, dont 54 figurent sur les listes rouges des espèces menacées et 83 listées comme prioritaires par la Confédération.» Rien que pour les mollusques, on en trouve une cinquantaine, dont l’Hélice grimace, un amusant escargot poilu amateur des milieux forestiers.
Écosystème précieux
On pourrait penser qu’un des buts principaux du Parc naturel est de replanter des essences. Mais pas du tout. Il n’y aura en fait que de la régénération naturelle, la main de l’homme y intervenant le moins possible. «Dans une réserve forestière de ce type, l’idée est de la laisser évoluer à son rythme. Quand les arbres tombent, ils créent des îlots de lumière, favorables aux nouvelles pousses», explique Sophie Chanel. Qui sait quelles essences domineront dans cinquante ans, avec le changement climatique? Les chênes auront peut-être remplacé les résineux moins adaptés à la chaleur… Une des visées majeures du Parc est en fait d’augmenter la quantité de bois mort, arbres en pied ou au sol. «C’est un écosystème précieux pour 25 % de la faune et de la flore forestière, favorable aux invertébrés comme aux pics et aux chauve-souris ainsi qu’aux champignons. Atteindre 30 m3 de bois mort par hectare est un objectif qui devrait être réalisé assez rapidement», espère Philippe Christe.
On arrive soudain près de l’étang de la Bressonne, accessible par une seule rive (2). Un joli plan d’eau, calme en cette saison, où flottent nénuphars et renoncules aquatiques entre deux colverts et une libellule. Créé en 1980 à l’occasion d’une tempête, l’étang au fond argileux est devenu l’abreuvoir des chevreuils et des sangliers. Plus encore, il est un site important de reproduction des batraciens. «Des milliers de grenouilles rousses, crapauds communs et tritons alpestres traversent la route en février-mars pour venir pondre dans l’eau. Et repartent en mai vers la forêt avoisinante», dit Sophie Chanel. L’équipe du Parc naturel assure d’ailleurs le comptage des pontes et des naissances. D’autres micro-étangs se créeront naturellement quand les arbres tomberont. Un biotope favorable au crapaud sonneur à ventre jaune, très friand des petites gouilles temporaires.
On reprend le chemin des Fontaines, qui descend tranquillement vers une nouvelle clairière, Moille Saugeon, où les chevaux du manège du Chalet-à-Gobet viennent parfois faire la course avec le vent. La zone est riche en lisières, frontière entre les mondes, où se bousculent les volatiles et les reptiles, comme le lézard ou la couleuvre à collier. On y dénombre, entre autres, une quarantaine d’oiseaux, du merle au rouge-gorge, et une trentaine d’espèces plus rares, dont un couple de pouillots siffleurs et potentiellement quatre espèces de pics. «Il y a un siècle, on trouvait encore des bécasses par ici. Cet oiseau apprécie les forêts humides, mais n’aime pas être dérangé. Avec la création du Parc, il pourrait peut-être revenir», espère Philippe Christe, dont le thème de prédilection reste la chauve-souris et ses parasites. C’est justement lui qui a installé une centaine de nichoirs à pipistrelles, barbastelles et oreillards dans la zone transitoire. Mais avec peu d’occupation pour le moment. «Malgré leur ouverture en forme de boîte aux lettres, ce sont principalement les muscardins qui les squattent pour faire leur sieste, ainsi que les mésanges!»
On traverse la route des Paysans pour une petite boucle en-dehors du Parc, le temps de voir quelques points d’intérêt. Le sentier monte en douceur sous un beau frêne double à la couronne claire et, en quelques enjambées, on atteint la borne des Trois Jorats (3), sorte de monolithe avec ses écussons. «C’est un élément patrimonial qui remonte au XVIe siècle. L’arrivée des Bernois a modifié les juridictions du territoire, d’où cette borne qui marque les trois communes et leurs trois districts: Montpreveyres pour Lavaux-Oron, Froideville pour le Gros-de-Vaud et Lausanne. Cette délimitation est toujours valable aujourd’hui», explique Sophie Chanel.
Château d’eau
On repart à travers le sous-bois, plutôt pauvre en diversité dans cette zone. Beaucoup de résineux d’exploitation, qui ont acidifié le sol, le laissant souvent à nu. Mais en contrebas, un gargouillis clair nous rappelle que le Jorat est un château d’eau, une colline qui se hisse à 929 m, traversée de petits ruz et de nombreuses sources, qui finissent leur course dans les robinets des Lausannois. Et qui font le bonheur de la musaraigne aquatique, habile à plonger sous les cailloux à la recherche de petites larves. «La pluviométrie est ici plus importante qu’en ville. Nous sommes sur la ligne de partage Rhône-Rhin. On y trouve une eau de source de grande qualité, filtrée par la forêt, où l’utilisation de produits phytosanitaires est interdite», précise Sophie Chanel. Pour preuve, les nombreuses fontaines, qui jalonnent le Parc, installées autrefois pour les bûcherons et les chevaux. Et la fameuse fontaine de Jouvence, posée plus haut sur la route des Paysans, bien connue des habitants qui s’y bousculent pour remplir leurs jerricanes à toute heure du jour (6).
On poursuit en direction des Censières. À un carrefour, sur la gauche, se dresse justement la Montagne du Château (4), point culminant du massif joratois, avant de redescendre par un large chemin qui sent la résine et le soleil déclinant. «Le Parc a aussi d’autres missions, comme la sensibilisation à l’environnement. Nous avons accueilli 1700 enfants, dans le cadre scolaire en 2021. Et nous organisons également des balades accompagnées sur différents thèmes», s’enthousiasme Sophie Chanel, qui ne manque ni d’idées ni de projets pour valoriser le bois et les produits du terroir. «Le tout sera bientôt réuni sur une application, qui permettra des offres coordonnées.»
Des perspectives qui s’ouvrent, réjouissantes, comme la belle ligne droite du sentier forestier qui s’avance sous les feuillages tamisés de lumière, entre les troncs blancs des frênes et des bouleaux, créant un jeu de clair-obscur. Et dire que ces bois sont aussi célèbres pour leurs brigands, leurs coupe-jarrets qui détroussaient les voyageurs. Histoire ou légende? «Il y en a eu comme partout. Un historien a consacré sa thèse au sujet. En étudiant des rapports d’audience du XVIe siècle, il a mis en évidence que ce mythe s’est construit sur quelques méfaits. Mais ce qui est sûr, c’est que les brigands étaient sévèrement condamnés, passés à divers instruments de torture avant d’être exhibés. Il s’agissait de montrer à Berne que la juridiction de Lausanne appliquait le droit.» Rien à voir, on s’en doute, avec les actuels Brigands du Jorat, joyeuses fripouilles du folklore contemporain, qui enlèvent de temps à autre des personnalités pour les monnayer contre du liquide (un bon vin!)
Le temps de saluer le Sapin président, l’ex plus haut conifère du Jorat lausannois, désormais décapité, et l’on poursuit le chemin en direction du Chalet-à-Gobet. Un VTT file entre les futs. Dans la zone centrale du Parc, ce genre de comportement sera bientôt interdit, de même que la cabane de branches bricolée entre les arbres. Un ranger sensibilisera les visiteurs, s’assurera que la paix des bois soit bien gardée. Quand on surgit dans la clairière de Mauvernay, le soleil est rasant, pinceau de lumière qui vernit les champs de maïs, la petite combe où dansent les acrobates sur une gigantesque slackline et la herse de peupliers, qui mènent au centre sportif. On quitte le Parc naturel, ancien lieu de ressources économiques, désormais devenu véritable lieu de ressourcement.
Des chercheurs dans les bois du Jorat
Une convention vient d’être signée entre l’Université de Lausanne et le Parc naturel du Jorat. Ce partenariat facilite l’accès aux chercheurs, ravis de disposer d’un nouveau terrain de jeu, lequel risque bien d’intéresser plusieurs facultés. À commencer par les biologistes, bien sûr, mais aussi les géosciences (nature du sol), les géographes (profil des usagers), et Unisanté pour les bienfaits de la forêt sur l’état des patients. «C’est une formule gagnant-gagnant. Pour nous, chercheurs, ce bout de forêt laissé à sa libre évolution est une expérience unique. On pourra notamment comparer l’évolution des espèces parapluies dans les deux zones, transitoire et centrale», se réjouit Philippe Christe, professeur au Département d’écologie et évolution de l’UNIL. Sûr que les coléoptères xylophages, amphibiens, odonates, champignons et chauve-souris, entre autres, seront sous la loupe des chercheurs ces prochaines années.