Depuis deux siècles, les thérapeutes se posent des questions sur les liens qui existeraient entre le psychisme animal et humain. Aude Fauvel, une chercheuse de l’UNIL et du CHUV, raconte ses recherches parfois stupéfiantes.
Pourquoi maître et chien ont-ils parfois la même tête? Est-ce pathologique de préférer son chat à sa famille? La folie d’un humain peut-elle influencer l’humeur de son griffon? Ces questions ne datent pas d’aujourd’hui. Elles ont commencé à titiller le monde de la psychiatrie au XIXe siècle. Spécialiste de l’histoire de la médecine, Aude Fauvel a étudié cette époque-clé pour la science et ses rapports aux bêtes. Elle est maître d’enseignement et de recherche à l’Institut des humanités en médecine (IHM), un institut rattaché au Département de formation et recherche du CHUV et à la Faculté de biologie et de médecine de l’UNIL.
Pourquoi la psychiatrie a-t-elle commencé à s’intéresser au ressenti des animaux au XIXe siècle?
Alors que les animaux de compagnie étaient jusque-là réservés aux classes aisées, ces «inutiles», tels que les nommait le philosophe Isidore Geoffroy Saint-Hilaire, vont prendre de plus en plus de place dans les foyers citadins suite à l’exode rural. Les classes moyennes se développent, les gens ont plus de loisirs, donc plus de temps pour choyer leur chien ou leur chat plutôt que de lui faire garder des troupeaux ou chasser les souris comme à la campagne. Mais le XIXe siècle est aussi une époque où l’on rationalise l’espace. Et c’est là qu’on peut noter une similitude entre le traitement des animaux et celui des fous.
C’est-à-dire?
Le milieu urbain est rempli de chats et de chiens errants qui dérangent. Dans les mentalités européennes, un partage se réalise entre ceux que l’on choisit et ceux dont on se sert pour des expériences, qu’on emmène aux abattoirs, etc. De la même manière qu’il y a des bêtes considérées comme nuisibles, il y a des humains dont on va estimer qu’ils n’ont pas leur place en ville, étant un frein au progrès. On ne les élimine pas, mais on les met de côté, dans des asiles souvent situés à la campagne, en espérant les guérir. La société industrielle distingue ainsi les productifs (la vente d’un bichon maltais rapporte de l’argent, par exemple) des improductifs qu’on éloigne dans les fourrières, ou les asiles. En même temps, le fait que tout le monde ait un animal domestique crée des tensions. C’est dans ce contexte que sont fondées les SPA (sociétés protectrices des animaux).
En France, la SPA a justement été créée en 1846 par un aliéniste (ancien terme pour psychiatre) et un médecin névropathe autoproclamé. C’est une coïncidence?
Sûrement pas. À cette période, on considère que la maladie mentale est une aliénation morale («morale» signifiant ici psychologique, comme dans l’expression «le physique et le moral?»). On pense que les dynamiques qui mènent à devenir fou sont dues à des «chocs» moraux, ce que l’on appellerait aujourd’hui des traumatismes. Du coup, certains estiment que la violence contre les animaux est un facteur de trouble moral, comme notamment le fait de voir des chevaux martyrisés par des cochers dans l’espace urbain. Le gentleman peut être choqué par ce spectacle et, plus encore, s’il est accompagné d’un enfant, être «frappé» au moral par ce débordement de violence injustifiée. C’est un argument central des fondateurs de la SPA, le Dr Étienne Pariset (aliéniste) et le Dr Pierre-Louis-Charles Dumont de Monteux (médecin «névrosé»), qui dit se sentir mal en voyant la souffrance animale et, inversement, être de bonne humeur lorsqu’il reste près de ses chats heureux. La SPA n’est donc pas seulement créée dans l’idée de sauver les animaux. Si l’on protège les bêtes, on protège les humains, car la violence envers l’animal est néfaste pour l’Homme. Mais les psys vont rapidement passer à une autre vision de la psyché au cours du siècle.
Pour quelle raison?
Les asiles vont montrer leurs limites. On pensait y soigner les gens mais de facto, les guérisons sont rares et la plupart des patients qui y entrent y meurent. Le traitement moral ne marche pas aussi bien que ses concepteurs l’avaient promis. Certains se mettent alors à critiquer la théorie morale. Des médecins disent que la psychiatrie doit cesser d’être une «médecine spéciale» et changer d’approche. Des critiques antialiénistes vont encore plus loin: s’il ne s’agit pas d’une science, alors pourquoi enfermer les gens quand cela coûte cher et que cela ne sert à rien?
La médecine aliéniste (psychiatrie) doit donc devenir une médecine «normale» pour être reconnue?
C’est en tout cas l’avis de nombreux aliénistes de la seconde moitié du XIXe siècle. Cette nouvelle génération pense qu’il faut changer de théorie. Contrairement à leurs prédécesseurs, ils estiment que s’il existe parfois des causes morales à la folie, l’explication principale doit toutefois plutôt être cherchée du côté du corps, dans le physique. Ils s’inspirent alors de la «méthode expérimentale» du Dr Claude Bernard, un des physiologistes les plus renommés du XIXe siècle, dont les principes méthodologiques sont encore enseignés aujourd’hui dans certaines facultés de médecine. Or, pour Bernard, expérimenter sur des «cobayes» de laboratoire est une clé essentielle pour que la médecine devienne une «vraie» science. Il considère même que les médecins ont un «droit absolu» de travailler sur les animaux. En suivant cette logique, si le futur de la médecine est l’expérimentation animale, alors la psychiatrie doit faire pareil. La pratique de la vivisection va se généraliser chez les psys.
Comment expliquez-vous que les chercheurs aient «pris goût» à la vivisection?
La principale cause de l’aliénation envisagée au XIXe est la progression de l’alcoolisme. Il faut savoir qu’à l’époque, toutes populations comprises (femmes, enfants, personnes âgées), un Français boit pratiquement deux bouteilles de vin par jour. Certes le vin est moins alcoolisé qu’aujourd’hui, mais il faut encore ajouter les apéritifs et les digestifs comme l’absinthe, souvent consommée sans modération. Les psychiatres élaborent la théorie de la dégénérescence en partie à partir de cet élément. D’après eux, si les patients ne guérissent pas dans les asiles, ce n’est pas parce que le traitement est inadapté ou que les asiles sont néfastes. C’est plutôt parce que ces gens ont irrémédiablement détérioré leur corps et leur cerveau en buvant (comme Gervaise dans L’Assommoir de Zola). En plus, les psys pensent que le processus se transmet et s’aggrave. Les alcooliques vont léguer des «tares héréditaires» à leurs descendants: leurs enfants naissent dégénérés, leurs petits-enfants sont encore plus «tarés» et au final, cette spirale familiale débouche sur des débiles stériles.
C’est là que la vivisection intervient, car des psys décident de démontrer expérimentalement ce processus sur des chiens. Le Dr Valentin Magnan, un célèbre aliéniste qui a suivi les cours du Dr Bernard, va ainsi vivisecter des dizaines de canidés par an avec ses disciples. Ses propres collègues vont finir par réagir devant cette inflation expérimentale lors d’une démonstration organisée à Norwich en 1874, qui ouvre une polémique.
Et quels impacts cette polémique aura-t-elle?
En Grande-Bretagne, c’est un des éléments qui va conduire à l’adoption d’une loi pour encadrer l’expérimentation animale en 1876. Ce pays est d’ailleurs l’un des premiers à avoir légiféré sur le sujet. En France, on va avoir le réflexe inverse. Le Dr Magnan va revenir à Paris et raconter que ce sont les défenseurs des animaux qui sont fous! La signification du terme zoophile va même complètement changer de sens à cause de lui, un psychiatre parisien renommé, vexé de s’être fait huer en Grande-Bretagne.
Comment la définition de zoophile va-t-elle donc se transformer?
Les fondateurs de la SPA se disaient zoophiles. Il y a même eu des revues zoophiles, dans le sens d’amis des animaux. Le Dr Magnan va rendre ce mot pathologique. Il va expliquer que les zoophiles sont ceux qui aiment maladivement les bêtes. Sa théorie se propage et une connotation sexuelle s’ajoute à sa définition. En France, on fait des antivivisectionnistes une caricature.
À quoi ressemblait-elle?
En général à une vieille fille ou une ancienne prostituée, qui n’a pas de relations saines avec un homme et qui reporte toute son affection sur les animaux. Soit une Anglaise, moche, soit une dame un peu bizarre avec une sensiblerie féminine exacerbée, à rebours de la science (à cette époque, la science est présentée comme étant, bien sûr, une affaire d’hommes…). On assiste à un retournement incroyable. Les psychiatres, qui ont pourtant été les premiers à défendre les bêtes, vont commencer à mettre en garde: méfiez-vous de ceux qui ont des animaux de compagnie. Peut-être est-ce parce qu’ils ne veulent pas avoir d’enfants, ne veulent pas se marier, etc.
Pourtant, la plupart des vivisecteurs possédaient des animaux de compagnie…
C’est tout le paradoxe des vivisecteurs. Le fameux Pavlov, à qui l’on doit les théories sur le réflexe conditionné, avait par exemple des chiens dans son laboratoire, mais aussi à la maison. Il a eu toute une réflexion sur sa relation avec ses animaux de travail. Selon lui, connaître son chien d’expérimentation était un plus pour le chercheur. Il s’est aperçu que contrairement à ce qu’on lui avait appris, il n’y a pas une psychologie unie du canidé, mais des chiens qui ont des comportements différents. Pavlov, l’archétype de l’expérimentateur, leur donnait des prénoms, alors qu’encore de nos jours, on attribue des numéros aux animaux de laboratoire dans l’optique de rester objectif. Pour lui, chaque animal est un partenaire sur qui et avec qui on expérimente. Il a travaillé sur leurs comportements d’entraide, s’est demandé ce qu’était une dépression chez un chien, etc. Ses résultats sur les animaux lui permettaient de dire des choses sur les humains, déclarait-il. D’ailleurs, c’est en partant des canidés qu’il s’est intéressé aux Hommes.
Comment pensait-on la folie animale au XIXe siècle?
Le Dr Charles Féré, un expérimentateur pur et dur, pensait qu’on pouvait provoquer artificiellement la dégénérescence des animaux (en les imbibant d’alcool par exemple), mais qu’il était aussi déjà possible d’observer des bêtes naturellement dégénérées dans les rues. Car d’après lui, si la civilisation entraîne la dégénérescence chez les humains, alors les animaux, qui vivent avec eux dans un environnement citadin, deviennent aussi déficients. Il y a toute une littérature de l’époque sur l’alcoolisme animal. Heureusement, dit Féré, cela reste limité, notamment parce que ces animaux alcooliques dégénérés finissent souvent à la fourrière. Il pense aussi que l’Homme peut déteindre par imitation sur son ami à quatre pattes et vice-versa. Sur ce point Féré est plus original. Il est même le premier à conceptualiser la «folie à deux» dans une dynamique humain/non-humain et à imaginer une nouvelle patientèle pour les psychiatres: celle des bêtes déséquilibrées à cause de leur maître. Il montre ainsi que si l’on place un animal malade dans un environnement émotionnel plus sain, il peut retrouver un équilibre psychique. Et pourquoi le soigner? Pour que son maître aille mieux, lui aussi. L’un et l’autre peuvent s’imiter de manière positive. Il y a quelque chose de précurseur chez Féré: il faut penser ensemble l’équilibre psychique du maître et de son animal domestique. Mais cela reste à l’état d’ébauche.
La reconnaissance de l’animal thérapeute apparaîtra plus tard, lors des deux guerres mondiales.
Au XIXe siècle, l’historien Jules Michelet suggérait déjà de penser une continuité entre nos «frères inférieurs» et nous. Les guerres vont stimuler cette idée qu’un lien fraternel entre êtres humains et animaux peut jouer un rôle positif pour la société en général. On va commencer à leur reconnaître des compétences thérapeutiques et même à leur donner des médailles! Smoky, une femelle Yorkshire Terrier, est ainsi le premier chien thérapeute reconnu comme tel après la Seconde Guerre mondiale. Initialement, elle repère les bombes et est même parfois parachutée. À la fin du conflit, elle accompagne les vétérans dans un hôpital et c’est là qu’on s’aperçoit qu’elle a un effet boostant sur le moral des soldats. La guerre, étonnamment, est le moment où l’on admet que l’animal peut fonctionner avec nous, nous aider, nous consoler, nous soigner, y compris dans un milieu hospitalier.
Et aujourd’hui, où en sommes-nous dans nos relations avec les animaux?
On se pose des questions similaires depuis deux siècles, sans avoir pourtant jamais vraiment réussi à institutionnaliser l’étude des liens qui existent entre psychisme animal et humain. Entre autres parce que la médecine vétérinaire est considérée comme une discipline à part. Les médecins d’humains ont toujours un peu de mal à intégrer les vétérinaires dans leurs réflexions. Et du côté de la psy (psychologie, psychiatrie, psychanalyse…), on a toujours de la peine à définir son identité: ces disciplines sont-elles vraiment des «sciences»? Ou sont-elles plutôt d’abord des pratiques de soins? Ou bien, comme le disent certains, s’agit-il surtout d’instances de pouvoir, qui imposent des normes de comportements aux gens?… Si l’on fait entrer les animaux dans le champ, beaucoup de professionnels ont peur que cela décrédibilise davantage leur discipline. À l’heure actuelle, les thérapies à médiation animale sont pourtant à la mode. On a constaté de manière pragmatique qu’avoir un chat ou un chien, en milieu hospitalier ou chez soi, amenait un meilleur pronostic à long terme pour les malades. Des études chiffrées l’ont démontré. Cependant, la plupart des institutions demeurent réticentes et cela reste des prises en charge considérées comme alternatives.
On se demandait au XIXe siècle pourquoi certains chiens ressemblaient à leur maître. A-t-on de nouveaux éléments de réponses de nos jours?
Non, pas vraiment! Plusieurs explications sont avancées. Spontanément, le maître aurait tendance à choisir un animal dont il juge le comportement compatible avec le sien. Il adopterait donc une approche anthropomorphique, consciente ou inconsciente. Autre explication, déjà évoquée par le Dr Féré: pour plaire à son propriétaire, le chien imiterait certaines de ses attitudes. Certains estiment que c’est même cette faculté qui a permis l’évolution du loup vers le chien. Et, plus polémique, le maître s’adapterait aussi et calquerait certains de ses comportements sur ceux de son chien. Il va sans dire que la deuxième proposition a plus de mal à passer que la première…