Nos rivières sont en petite forme

Les micropolluants ont investi la planète, y compris ses eaux, des océans aux étangs. Faut-il s’en inquiéter chez nous? L’écotoxicologue Nathalie Chèvre, qui animera un atelier les pieds dans la Sorge pour les Mystères de l’UNIL, a publié un ouvrage-clé sur le sujet.

Sorge. Les eaux de cette rivière sont d’assez bonne qualité. Sur le site de l’UNIL à Dorigny, ce cours d’eau rejoint la Mèbre, davantage polluée. Ensemble, elles forment la Chamberonne qui se jette dans le Léman. Nicole Chuard © UNIL

«En Suisse, la majorité des rivières situées sur le plateau présentent une eau de qualité médiocre à mauvaise. En revanche, la plupart des rivières de montagne ou de régions peu peuplées se portent bien. Comme notre pays est petit, ses eaux passent souvent par des zones agricoles ou habitées. Donc, elles sont de bonne qualité en tête de bassin versant, proche de la source, mais dès que l’on s’en éloigne un peu, cela se détériore.» 

Notre belle Helvétie ne serait en fait pas si propre qu’on le croit, selon les propos de Nathalie Chèvre, écotoxicologue, maître d’enseignement et de recherche à l’Institut des dynamiques de la surface terrestre de la Faculté des géosciences et de l’environnement de l’UNIL. C’est grave docteure? «Tout est une question de référentiel, déclare la coauteure d’Alerte aux micropolluants, un péril invisible (EPFL Press, 2017). Si on compare nos eaux à celles du reste du monde, on a la chance d’avoir une bonne qualité. On pourrait presque boire l’eau du Léman grâce aux améliorations qui ont été effectuées depuis les années 50. Mais nous n’avons pas de recul par rapport aux effets toxiques des pollutions à long terme. Nous devons rester vigilants.» Plongeon dans les fonds aquatiques helvétiques.

De quoi nos rivières sont-elles malades?

On sait que le plastique pollue nos eaux, comme celles de la planète, et leurs habitants. Le réchauffement climatique fait souffrir la faune, notamment les insectes, qui servent de nourriture à de nombreux animaux aquatiques, qui pâtissent de plus de l’augmentation des températures des cours d’eau. «Les rivières canalisées présentent moins de diversité et leur débit a aussi une influence, ajoute la chercheuse de l’UNIL. Des étés et des hivers plus secs ont un impact sur la qualité de l’eau qui n’est plus renouvelée. Il existe plusieurs critères qui expliquent que nos rivières ne sont pas en bonne santé et la plupart sont liées aux activités humaines.» À noter toutefois que la Sorge, qui passe sur le site de l’UNIL, reste d’assez bonne qualité, car elle reçoit une certaine quantité d’eau des échangeurs de chaleur de tous les bâtiments. «L’eau du lac lui assure un débit plus important en été, avec une température moins problématique qu’ailleurs. Ce qui n’est pas le cas de la Mèbre, qui passe aussi sur le site de l’UNIL, et qui est plus polluée.»

Nathalie Chèvre Maître d’enseignement et de recherche à l’Institut des dynamiques de la surface terrestre (Faculté des géosciences et de l’environnement). Nicole Chuard © UNIL

Des accidents peuvent avoir des conséquences néfastes sur plusieurs mois, voire des années, sur les cours d’eau. En 1986, la catastrophe de Schweizerhalle, près de Bâle, a entraîné une pollution du Rhin sur 250 km durant vingt ans. À la suite d’un incendie dans un entrepôt de pesticides, les pompiers, en voulant l’éteindre, ont déversé dans le fleuve des milliers de substances, comme des pesticides. «L’accident peut être grave, mais il reste ponctuel, note la spécialiste. On peut réempoissonner un lac et les animaux vont recoloniser un milieu anciennement pollué. Une récupération est possible, comme pour Schweizerhalle. Plus préoccupante est la pollution sur le long terme par les micropolluants. Même à des concentrations très faibles, ces substances peuvent engendrer des effets toxiques sur les espèces aquatiques.»

Des maladies cachées?

Parmi les éléments potentiellement et indéfiniment perturbateurs, on trouve des centaines de millions de composés, les désormais fameux micropolluants. Il s’agit de substances chimiques d’origine humaine disséminées dans l’environnement en très faible concentration, sans que l’on connaisse vraiment leurs effets sur le milieu où elles se trouvent. «On parle de traces, l’équivalent d’un sucre à un millionième de sucre dilué dans une piscine olympique. Certaines ne sont pas détectables avec les machines que l’on a actuellement», précise Nathalie Chèvre. D’où viennent ces micropolluants? Des routes, des bâtiments (algicides dans les peintures des façades, etc.), de l’agriculture (pesticides, etc.), mais aussi des cosmétiques (du savon liquide au dentifrice en passant par la crème solaire), des détergents (lessive, liquide vaisselle, etc.), des biocides (désinfectants, agents conservateurs, etc.), des vêtements (agent fixateur de couleur, synthétique, etc.), de l’alimentation (additifs, édulcorants, etc.), des médicaments, etc. Ils sont partout: on peut les mesurer dans l’air, l’eau, le sol et les sédiments. La majorité des micropolluants qui finissent dans les eaux y arrivent par l’intermédiaire de la pluie qui les entraîne en ruisselant sur les murs extérieurs, les routes, les champs. 

«Avant, on avait affaire à de grosses pollutions visibles. Maintenant, on découvre une pollution sur le long terme avec de faibles concentrations, dont on ne voit pas les effets immédiatement. Les dégâts peuvent être plus importants si on y ajoute d’autres agressions, comme le stress hydrique (la sécheresse par exemple) ou les changements de température. C’est beaucoup plus pernicieux, car on peut avoir l’impression que tout va mieux, alors qu’il faut agir, aussi, sur d’autres stress que chimiques.» 

Les médicaments nous soignent… et nous empoisonnent?

«On trouve beaucoup de médicaments dans les cours d’eau, plus que de pesticides par exemple, signale l’écotoxicologue. Le problème vient des stations d’épuration qui ne sont pas capables, actuellement, de les éliminer. De plus, lorsque trop d’eau arrive dans les égouts, par exemple quand il pleut, une partie se répand directement dans l’environnement. Enfin, dans une maison, il peut arriver que le tuyau d’eaux usées ne soit pas raccordé à la STEP mais se déverse dans un cours d’eau.» 

On commence aussi à se méfier des perturbateurs endocriniens qui miment le comportement des hormones. L’éthinylestradiol, un œstrogène utilisé en médecine gynécologique, serait ainsi capable de faire changer de sexe aux poissons en laboratoire. «Je ne connais pas de cas en Suisse, souligne la chercheuse. On a constaté des malformations des gonades (organes qui produisent les gamètes, ndlr.) chez les mâles corégones du lac de Thoune. Mais selon des études menées à l’Université de Berne, ces malformations n’étaient certainement pas dues aux substances chimiques ayant des effets hormonaux, mais plutôt à la nourriture et aux types d’algues absorbées par les poissons.» 

Des projets sont aujourd’hui menés avec les médecins pour réduire l’impact des traitements médicaux. «Nous discutons de l’écoprescription, c’est-à-dire prescrire des médicaments moins dommageables pour l’environnement, précise Nathalie Chèvre. Mais à mon sens, la solution doit venir d’une réflexion globale sur l’utilisation des médicaments. Le bilan carbone du système de santé suisse est l’un des pires au monde. À cela s’ajoutent la surmédicalisation et la surprescription d’opérations. Si moins de médicaments et d’opérations sont prescrits, il y aura moins de pollution dans les cours d’eau. »

Comment examine-t-on la santé d’une rivière?

À l’œil nu, en farfouillant dans les cailloux, chacun est capable de savoir si une rivière se sent bien ou va mal. Il suffit d’étudier les macro-vertébrés qui peuplent ses flots. «La diversité des espèces et la présence d’espèces sensibles, comme les larves de certains éphémères (insectes), indiquent qu’une eau est de bonne qualité. Plus une rivière est polluée, moins il y aura de variété et moins on y trouvera d’espèces sensibles.» 

Certains poissons nobles, comme la truite ou l’omble chevalier, ont besoin d’environ 10 mg par litre d’oxygène dissout dans l’eau pour survivre. Sans cela, ils périssent. Toutefois, ils peuvent subir d’autres pollutions, notamment aux PCB, des substances organiques persistantes qui s’accumulent dans les graisses. Plus le poisson vieillit, plus il est gras, plus il accumule de polluants et plus sa consommation devient alors dangereuse pour les humains. Raison pour laquelle la Suisse et la France ont interdit la consommation d’ombles de plus de 39cm et de truites de plus de 54cm pêchés dans le Léman.

Dans les laboratoires, on détermine la quantité de substances chimiques présentes dans l’eau en faisant passer un échantillon dans une cartouche filtrante qui va retenir les polluants. Puis on ajoute un solvant qui va les dissoudre. «Cette préparation circule ensuite dans de fines colonnes chromatiques de 2mm de diamètre et de quelques dizaines de centimètres de long, explique l’écotoxicologue. Les différentes substances vont alors ressortir les unes après les autres. Un pic qui apparaît à 7 minutes signale, selon des standards déjà établis, qu’il s’agit de telle substance, à 9 minutes d’une autre substance, etc.» L’analyse a ses limites: on ne trouve que ce que l’on cherche. Les résultats sortent aussi sous la forme de forêts de pics, car plusieurs centaines de substances sont présentes dans un échantillon, nécessitant un expert pour les identifier. Les nouvelles méthodes ont néanmoins permis de détecter des dizaines de pesticides et de médicaments dans les rivières et les lacs. Des modèles théoriques, utiles pour prédire les zones les plus contaminées, ainsi que des tests d’écotoxicité – lien entre la concentration d’un polluant et son effet sur un organisme étudié – sont également utilisés.

Penthaz (VD) Cette station d’épuration à la technologie avancée permet de réduire nettement les substances chimiques contenues dans l’eau. © Laurent Gilliéron/Keystone

Que faire pour protéger nos rivières?

«Les laisser le plus loin possible des humains, ironise la chercheuse. Renaturer les rivières canalisées, leur redonner une sinuosité, des berges, des plantes, des arbres, les ombrager aide à leur renaissance. Améliorer le traitement des eaux dans les stations d’épuration, sans forcément interdire les substances, fait partie des mesures prises très au sérieux.» L’ozonation, qui casse les polluants pour les rendre plus aisément décomposables, et l’emploi de charbon actif, qui absorbe ces mêmes polluants, sont des solutions qui, bien que très coûteuses, se généralisent. «L’an passé, un rapport du canton de Vaud sur la première STEP hightech de Suisse romande, à Penthaz, a montré qu’il est possible de réduire de plus de 90% les substances chimiques mesurées, se réjouit l’écotoxicologue. Construire des avant-toits aux bâtiments pour les protéger du ruissellement des façades peut aussi être une solution. Cependant, le plus important selon moi est d’arrêter de vider des restes de peinture ou de solution de nettoyage dans les égouts, car la plupart du temps, ces déchets toxiques ne finissent pas dans les stations d’épuration, mais dans les rivières.»

La chercheuse tient à souligner que les agriculteurs suisses ont été parmi les premiers à réaliser les enjeux de la pollution sur le long terme et à agir. Certains pesticides toxiques ont été abandonnés et les quantités utilisées ont baissé depuis le début des années 2000. «Des zones de récupération ont été créées pour éviter que des boilles avec des restes de produits soient vidées sur leurs terrains par exemple, assure Nathalie Chèvre. Il y a vraiment eu une prise de conscience de la plupart des agriculteurs. Toutes ces actions, sur le long terme, peuvent améliorer la santé des rivières.» /

Qui vit dans La Sorge?

Les Mystères de l’UNIL, qui permettent aux enfants de 8 à 12 ans de rencontrer des scientifiques et de découvrir leurs recherches, auront cette année pour thème la santé. L’occasion pour l’Institut des dynamiques de la surface terrestre (IDYST) de proposer un atelier en pleine nature! Munis de bottes et de petites passoires, les enfants partiront sur les traces des animaux qui peuplent la Sorge, la rivière qui coule autour de l’UNIL. Le but de l’expérience? Dénicher des micro-organismes, plus précisément des macro-invertébrés, petits mais qu’on peut voir à l’œil nu et qui ne possèdent pas de squelette. Pourquoi eux? Parce qu’ils sont de bons indicateurs de la qualité de l’eau. Une fois les mini-créatures récoltées, elles seront rassemblées dans un grand bac en plastique et observées. Qu’y trouvera-t-on? Des larves de trichoptère (insecte), indices d’une eau non polluée, des amphipodes (crustacés), qui avertissent de la présence d’un peu de pollution, ou des sangsues, signes d’une pollution certaine? Suspense…/

Atelier «La santé de la rivière». Sa 3 et di 4 juin, inscriptions et informations: unil.ch/mysteres

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