Dans certaines affaires judiciaires, les déclarations des témoins sont les seuls éléments dont dispose le juge. La mémoire joue donc un rôle central. Problème: elle est malléable et vulnérable. Explications de Nathalie Dongois.
C’est un récit que Nathalie Dongois, maître d’enseignement et de recherche au Centre de droit pénal de l’Université de Lausanne, aime raconter à ses étudiants. Dans le rôle principal: une trousse de toilette en néoprène rouge. Elle a «flashé» sur ce tissu adapté aux salles de bain. C’est ce banal objet qui déclenchera le faux témoignage de cette spécialiste des erreurs judiciaires. Un comble.
Dans le cadre d’une formation pour les policiers, la chercheuse de l’UNIL participe à une expérience. On la prie de regarder une scène de crime et de témoigner. Elle se prête au jeu et décrit l’auteur qui porte un sac. On lui demande des précisions sur cet accessoire: «Il est rouge», affirme-t-elle. «En êtes-vous certaine?», l’interroge le formateur. Elle met sa main à couper. Pas de chance… Il était vert. Nathalie Dongois, pourtant spécialiste du domaine, est tombée dans le piège. L’élément extérieur qui est venu polluer sa mémoire? Sa trousse de toilette rouge achetée récemment. «J’ai fait un amalgame entre la matière que j’ai reconnue, soit le néoprène, et la couleur. Cela montre bien que, même en toute bonne foi, on peut être persuadé de raconter la vérité, mais dire quelque chose de faux.»
On s’en doute, le faux témoignage de Nathalie Dongois n’a pas eu beaucoup de conséquences. Ce n’est pas toujours le cas. Lors d’une procédure pénale, de nombreuses personnes sont amenées à faire des déclarations: les témoins, les victimes, les suspects ou encore des quidams susceptibles de donner des renseignements. «Les déclarations recueillies peuvent avoir une incidence très importante, car parfois, ces déclarations sont les seuls éléments sur lesquels fonder une éventuelle culpabilité.» On l’aura compris: la vulnérabilité de la mémoire peut avoir des conséquences catastrophiques.
Mémoire vulnérable
Psychologue cognitiviste, spécialiste de la mémoire humaine, l’Américaine Elizabeth Loftus, qui enseigne à l’Université de Californie à Irvine, a étudié le cas de Steve Titus, un manager américain de 31 ans, accusé d’avoir violé une jeune fille de 17 ans. On est dans les années 80. Alors que la police présente une série de photos à la victime, cette dernière dit que celle de Steve Titus est «la plus ressemblante». Le trentenaire a été arrêté, car il roule dans une voiture de la même couleur et ressemblant à celle du véritable violeur. Comme lui, il porte une barbe. L’enquête est bâclée et Steve Titus se retrouve devant la justice. Lors du procès, la victime affirme cette fois qu’elle est «absolument convaincue» qu’il s’agit de Steve Titus. Ce dernier clame son innocence, en vain. Il finit en prison. C’est grâce à un journaliste d’investigation du Seattle Times que la vérité éclatera et que l’auteur du crime, un violeur en série, sera retrouvé et avouera. Libéré, Steve Titus, lui, a perdu son travail. Obsédé par les dysfonctionnements de la justice, il demandera réparation et se lancera dans une procédure contre la police qui lui coûtera toutes ses économies. Sa fiancée finira par le quitter et il mourra d’une crise cardiaque, la veille du procès contre les policiers impliqués dans l’enquête.
Comme tient à le rappeler Nathalie Dongois, «la mémoire ne fonctionne pas comme une caméra vidéo. Le souvenir d’un événement peut s’écarter de la réalité, aussi bien au moment où il se forme que bien plus tard.» Elle explique encore que le mécanisme même de la mémorisation n’est autre qu’un processus de construction et reconstruction intellectuelle: en cherchant à se souvenir d’un événement passé, la mémoire inclurait des renseignements provenant d’autres sources, non liés à l’événement en question, pour construire l’épisode que la personne doit raconter. Un exemple? «Imaginons que deux personnes assistent au braquage d’une pharmacie: un policier et une grand-mère qui s’est fait attaquer à un bancomat quelque temps auparavant. Ils ne raconteront pas ce qui s’est passé de la même façon.» Mais les faits sont les faits, pourrait-on s’étonner. «Les faits tels qu’ils sont perçus sont tout relatifs», rectifie Nathalie Dongois.
Ce braquage va faire revivre à cette grand-mère ce qu’elle a enduré quelques semaines auparavant. Cet événement va réveiller quelque chose de traumatisant. «L’émotion jouera un rôle et cette dame va reconstruire sa mémoire en intégrant les éléments qui sont liés à son propre traumatisme; elle risque de mélanger les deux situations. On peut imaginer qu’il y ait des amalgames qui se fassent à ce niveau -là.» Par contre, la violence fait partie du quotidien du policier. Sa façon de raconter les choses va donc être complètement différente: il va être plus factuel et sans émotion.
Dans ce contexte de faux souvenirs qui se créent et donnent lieu à de fausses déclarations en toute bonne foi, il s’agit, pour l’autorité qui procède à l’audition, de connaître ce qui a éventuellement pu distraire le témoin au moment de son observation. Il est également important d’avoir des informations sur son état émotionnel et physiologique ou tout autre élément susceptible d’influer sur sa capacité à se souvenir d’un événement.
Le stress, l’amygdale et l’hippocampe
Autre biais possible qui peut venir perturber une enquête: les principes codants qui sont propres à chaque mémoire. Si certaines personnes sont capables de faire une description purement factuelle de ce qu’elles ont vu, soit de détailler la couleur des yeux ou de la peau, la longueur du pantalon ou des cheveux, d’autres, par contre, associent l’apparence à un type de personnes, ce qui peut être problématique. Et Nathalie Dongois de citer à nouveau l’exemple d’un braquage de pharmacie. «Certains témoins interrogés diront: “C’était quelqu’un de grand, un peu mince, habillé comme ceci ou comme cela”, et n’ajouteront rien d’autre. D’autres, qui ont des principes codants différents, raconteront: “Il était grand et également très mince et avait un visage blafard, vous savez, un peu comme le sont les gens en manque, tout blanc.” La police risque donc de partir sur l’idée que le suspect est un toxicodépendant. L’enquêteur doit donc savoir qu’il existe des principes codants propres à chaque mémoire, de sorte qu’une déclaration traduit un code, lequel «colore» la déclaration relatant un événement tel qu’il a été vécu.»
De plus, certains éléments marquent plus la mémoire que d’autres. Il existe, par exemple, ce que les spécialistes appellent «l’effet de l’arme». Les enquêteurs avaient tendance à considérer comme un gage de non–crédibilité le fait qu’un témoin puisse faire une description très précise d’une arme, tout en étant incapable de dire quoi que ce soit d’autre sur les événements auxquels il avait assisté. Depuis, des expériences ont montré que les yeux des témoins fixaient parfois l’objet critique, par opposition au reste de la scène de crime. Ce «focus», et ses conséquences sur la capacité à se souvenir, trouve une explication au niveau cérébral. En effet, c’est lié au fonctionnement de deux parties différentes du cerveau: l’amygdale et l’hippocampe. «Lorsque le niveau de cortisol est très élevé, ce qui est le cas dans un état de stress important, l’hippocampe est pour ainsi dire “désactivé” et ne peut plus encoder les informations liées au contexte. L’amygdale va, quant à elle, coder de manière très accentuée les détails frappants, mais ceux-ci ne pourront plus être liés au contexte. Typiquement, le témoin ne sera capable de se rappeler que de la chose menaçante».
Malléabilité de la mémoire
Si la mémoire, en cherchant à se souvenir, inclut des éléments extérieurs aux faits, elle est encore plus faillible face à la suggestion de fausses informations, comme l’enseigne Nathalie Dongois, qui aime à raconter l’expérience mise sur pied par Elizabeth Loftus. Pour son étude «Bugs Bunny», la chercheuse américaine a sélectionné des étudiants qui s’étaient tous rendus à Disneyland dans leur enfance. Regroupés dans une salle, ils ont été invités à donner leur avis sur un flyer publicitaire pour Disneyland: on y voyait un château très «disney » et le personnage de Bugs Bunny bien en évidence. Les étudiants étaient invités à répondre à quelques questions sur ce flyer spécialement créé pour l’étude, sans qu’ils n’en sachent rien: aimaient-ils la mise en page de cette publicité? Ses couleurs? Une semaine plus tard, des questions leur ont été posées sur leur rencontre avec Minnie, Mickey, la Petite Sirène ou Bugs Bunny, lors de leur visite à Disneyland. Puis un expérimentateur leur a raconté avoir bien aimé Bugs Bunny dans ce parc d’attraction. Là- dessus, 35% des étudiants ont dit se souvenir de leur rencontre avec ce lapin facétieux, lors de leur visite à Disneyland. Certains ont même ajouté des détails sur une poignée de main échangée ou le fait de lui avoir touché la queue. Et tous les récits paraissaient être de vrais souvenirs.
Cherchez l’erreur: Bugs Bunny est un personnage de… la Warner Bros qui n’a rien à faire avec Walt Disney. «Cette expérience montre que 35% des étudiants ont reconnu quelque chose de faux et que, plus globalement, la réactivation d’un souvenir le rend encore plus vulnérable face à la suggestion de fausses informations.»
Comme le souligne Nathalie Dongois, la malléabilité de la mémoire renvoie à la problématique des méthodes d’interrogation trop suggestives, et, en filigrane à celle des a priori et des biais des personnes en charge de mener les auditions. Ce sont autant d’éléments contaminants susceptibles de provoquer de faux souvenirs chez les personnes qui sont auditionnées, et donc, par conséquence, de fausses déclarations. «C’est pour cela qu’il existe des formations visant à mieux apprendre aux policiers à ne pas poser des questions de manière suggestive.»
Outre ces éventuelles «pollutions» à éviter lors des interrogatoires, Nathalie Dongois soulève la question de savoir s’il vaut mieux laisser un certain temps à la personne avant de la questionner. Elle précise que «l’être humain a besoin d’un temps pour consolider son souvenir». Et de citer Delphine Preissmann, docteur en neurosciences, avec laquelle elle a coécrit un article sur les techniques d’audition (1). «En ce qui concerne le phénomène de consolidation de la mémoire, plusieurs études de neuro-imagerie montrent que les zones cérébrales – notamment l’hippocampe et l’amygdale – impliquées dans l’apprentissage sont réactivées spontanément durant le sommeil. On observe également cette consolidation pour la mémoire épisodique.» Nathalie Dongois, en se fondant sur différentes études faites en neurosciences, indique ensuite que «le problème vient du fait que toute réactivation du souvenir rend à nouveau ce dernier “fragile”, en ce sens qu’il redevient à chaque fois susceptible d’être modifié par des éléments extérieurs. La consolidation d’un souvenir ne serait ainsi jamais définitive. Au contraire, tout souvenir, de par sa réactivation, peut être modifié.»
Alors, faut-il laisser passer un certain temps avant de recueillir une déclaration? Certains pourraient avancer que, si on laisse trop de temps s’écouler, il y a risque de contamination de la mémoire par des éléments extérieurs. L’académicienne est partagée quant aux conseils à donner. Elle rétorque qu’ «il convient simplement de garder à l’esprit qu’un souvenir, même consolidé après l’écoulement d’un certain temps, n’est jamais définitif et immuable».
Vulnérable, malléable et sous l’influence de principes codants, la mémoire n’a décidément rien d’une caméra vidéo et toute personne est susceptible de mentir à son insu. Le travail des policiers n’est décidément pas de tout repos. L’existence de «menteurs malgré eux» représente un défi pour la justice: on les trouve non seulement chez les témoins, mais aussi chez les suspects, ce qui semble relever du non-sens. «Comment peut-on raisonnablement imaginer qu’une personne s’auto-accuse volontairement d’un forfait qu’elle n’a pas commis?» Telle est une des questions que Nathalie Dongois aime poser à ses étudiants.
C’est René Floriot, fameux avocat français, qui, dans son ouvrage sur les erreurs judiciaires (2) a proposé une classification en trois catégories des faux coupables volontaires: les maniaques de l’aveu spontané, les peureux et les victimes de brutalités policières. Les premiers s’accusent à tort pour attirer l’attention des médias et de l’opinion publique ou pour protéger un tiers. Les peureux, eux, sont des personnes qui ne supportent pas d’être auditionnées. Elles préfèrent donc avouer. Nathalie Dongois explique: «Elles espèrent ainsi rentrer au plus vite chez elles. Ce sont le plus souvent des citoyens qui ont grandement confiance en la justice. Ils se disent que, même s’ils ont dit un mensonge, la vérité finira par éclater et ils seront innocentés.» Quant aux victimes de brutalités policières, elles complètent la trilogie. Elles capitulent face à l’autorité et finissent par dire ce que ceux qui les interrogent ont envie d’entendre.
Faux coupables involontaires
Il a fallu attendre presque vingt ans pour que d’autres auteurs fassent ressortir une nouvelle catégorie de faux coupables: les faux coupables involontaires. Ces derniers avouent faussement, mais sans se rendre compte qu’ils font une déclaration erronée. «Ce sont des gens qui finissent par perdre confiance en leur mémoire et se persuadent d’être coupables. C’est dans ce genre de cas que l’on retrouve toute la malléabilité de la mémoire.» En effet, si un enquêteur auditionne un suspect de manière très suggestive et arrive à lui faire perdre pied, ce dernier finira par être persuadé qu’il est, d’une manière ou d’une autre, impliqué dans le forfait qu’on lui reproche. «De nombreuses recherches en psychologie ont montré qu’il est possible de modifier les souvenirs d’un sujet, mais également d’en créer de toute pièce en recourant à des techniques d’interrogatoire suggestif», précise Nathalie Dongois. C’est probablement ce qui est arrivé dans l’affaire Patrick Dils, ce jeune Français qui s’était faussement accusé d’avoir tué deux enfants. «On avait un individu de 16 ans qui avait un âge mental de 8 ans et soudainement, les enquêteurs ont fait naître un doute dans l’esprit de Patrick Dils, à propos d’une question de temps, et il a complètement perdu pied. Je pense que le syndrome de perte de confiance en sa propre mémoire explique – en partie à tout le moins – le passage à l’aveu de Patrick Dils à l’époque.» Cet égarement lui a coûté cher: le jeune homme a passé quinze ans en prison.
Changer de version, gage de vérité
On s’en doute, les «maniaques de l’aveu spontané» ne courent pas les rues, et les policiers ont plus souvent affaire à des suspects «classiques», qui rechignent à avouer leurs forfaits et cherchent à se jouer des enquêteurs, que ce soit en demeurant dans le déni ou en changeant de version, de manière totale ou partielle… Toutefois, contrairement à ce qu’on pourrait imaginer, le fait qu’une personne varie dans sa déclaration est plutôt gage qu’elle dit la vérité. En effet, si quelqu’un a appris par cœur un mensonge pour le raconter aux autorités, il va avoir tendance à raconter toujours la même chose, avec les mêmes termes, dans le même ordre. «Mais si vous lui demandez de raconter les choses différemment, notamment à rebours, cela risque de le perturber. On parle alors de surcharge cognitive, laquelle rend plus difficile la “reconstruction” au niveau de la déclaration. Alors que si cela relève du vécu, il y aura des imperfections, mais en général cette demande déstabilise moins la personne interrogée.»
Le fait qu’une personne change sa version s’explique par la malléabilité de la mémoire: en réactivant ses souvenirs, elle peut modifier sa version. Le risque existe qu’elle y insère de faux souvenirs. Et Nathalie Dongois de conclure: «Cela montre bien qu’il faut vraiment relativiser les déclarations des témoins, des auteurs présumés ou des victimes.»
(1) Revue internationale de criminologie et de police technique et scientifique. polymedia.ch/RICPTS
(2) Les erreurs judiciaires. Par René Floriot. Flammarion (1968).