
Une démone de Mésopotamie est devenue la première femme d’Adam et la première féministe de l’Histoire, longtemps avant que Dieu ne crée Ève.
Le nom de Lilith n’apparaît qu’une seule fois dans la Bible, mais cette exclusivité n’a pas empêché la démone orientale de devenir une star. On la croise désormais un peu partout, du Faust de Goethe aux mangas, en passant par d’innombrables tableaux de maîtres, des séries TV américaines (True Blood), des jeux vidéo et même un film de pornographie féministe réalisé par Ovidie. Lilith n’a qu’un seul équivalent dans la Bible, c’est le golem, cette créature brute de décoffrage, née de la terre originelle, qui a peut-être inspiré le mythe de Frankenstein. Ce terme aussi n’a eu droit qu’à une seule mention assez obscure dans la Bible hébraïque, ce qui ne l’a pas empêché de frapper les esprits par la suite (lire l’encadré ci-dessous).
Femme libérée
«La culture populaire s’est emparée de Lilith. Cette figure a notamment été revendiquée par les mouvements féministes, puisqu’elle est considérée comme la première femme non soumise, précise Thomas Römer, professeur de théologie honoraire de l’Unil et actuel administrateur du Collège de France. Selon la tradition, Lilith a résisté à Adam, dont elle a été la première compagne longtemps avant la création d’Ève, et Lilith a été punie pour avoir défendu l’idée que la toute première femme était vraiment l’égale du tout premier homme.»
Pour trouver la seule mention biblique de Lilith, il faut se plonger dans le livre d’Ésaïe, qui évoque dans certains textes la déportation du peuple juif à Babylone, puis son retour à Jérusalem. Au chapitre 34 (versets 9 à 15), la démone babylonienne apparaît dans les ruines d’Édom, à qui ce passage promet un jugement divin sévère.
«Ce pays deviendra de la poix brûlante, qui ne s’éteindra ni la nuit ni le jour, la fumée en montera sans cesse. D’âge en âge, il restera désert, jamais plus on n’y passera… Les nobles n’y proclameront plus de roi, tous les chefs auront disparu. Dans ces palais pousseront des ronces, dans ces tours, des orties et des chardons. Ce sera le repaire des chacals, le pâturage des autruches. Les créatures du désert y rencontreront les hurleurs, le bouc poilu appellera son compagnon. Et là aussi résidera Lilith: elle y trouvera son lieu de repos. C’est là que le serpent fera son nid… et que se rassembleront les vautours.»
Édom, c’est quoi, c’est où?
Lilith passe donc ses nuits à Édom, un royaume qui s’est souvent retrouvé en conflit avec Israël. Selon la tradition, les Édomites sont les descendants d’Ésaü, le frère jumeau de Jacob, celui qui a vendu son droit d’aînesse contre un plat de lentilles.
«Dans le judaïsme, Édom est devenu l’ennemi par excellence, précise Thomas Römer. Ce royaume symbolise un peu la même chose que Rome pour les chrétiens persécutés. C’est un endroit où se rassemblent tous les ennemis d’Israël, et ce n’est pas un hasard si Lilith a été placée là, avec des chacals, des serpents et des vautours.»
Elle y habite avec toutes les créatures incontrôlables pour les humains, et elle fait partie de ces habitants des ruines, souvent décrits dans des textes bibliques qui annoncent des jugements, des catastrophes ou encore des effondrements de civilisations, précise le professeur honoraire de l’Unil.

Demoiselle des souffles
Comme la Bible reste très allusive au sujet de Lilith, il faut imaginer que les lecteurs de l’époque connaissent ce personnage, estime Thomas Römer. D’où venait cette science? Probablement des sources sumériennes et mésopotamiennes qui parlent de cette démone depuis le troisième millénaire avant notre ère.
«Le livre d’Esaïe est un texte biblique de l’époque perse. Ce passage a probablement été écrit par un Juif déporté à Babylone, qui a introduit Lilith pour renforcer la désolation promise à Édom.» Ce n’est pas la seule importation d’histoires mésopotamiennes dans la Bible. Les Juifs ont aussi rapporté de Babylone les récits sur le Déluge, qui ont été bien plus développés dans l’Ancien Testament que l’histoire de Lilith.
Pour en savoir davantage sur la démone, il faut donc lire les sources orientales, notamment le poème sumérien Gilgamesh aux enfers, un appendice à L’épopée de Gilgamesh. Dans cette tradition, Lilith est évoquée sous le nom de Demoiselle des souffles. C’est une démone nocturne aux cheveux très longs, qui est liée aux vents et qui a des ailes. Elle séduit souvent les hommes et les tue parfois, comme elle peut aussi allaiter les nouveau-nés avec du poison.
«Lilith fait partie d’une série de démons qui symbolisent le risque de mort en lien avec la sexualité. Elle attaque des humains à des moments charnière de leur vie, comme la naissance, l’adolescence et le mariage, complète Thomas Römer. Elle habite enfin des espaces comme les ruines, qui représentent le chaos, voire l’effondrement de la civilisation.»
Première femme d’Adam?
Comment la déesse mésopotamienne est-elle devenue la première femme d’Adam? Pour démêler ce secret de famille bien caché, il faut relire très attentivement les deux récits bibliques de la création des humains de la Genèse. Vous avez bien lu: la Bible propose deux variantes sensiblement différentes de la création des Cieux et de la Terre et des animaux et des humains (à ce sujet, lire Allez savoir! n°43 de décembre 2008).
Dans le premier récit (qui va de Genèse 1 à Genèse 2,3), le créateur de mondes s’appelle Dieu ou Elohim. Il raconte que l’homme et la femme ont été créés en même temps, et la divinité fondatrice s’exprime au pluriel. Il(s) di(sen)t: «Nous allons créer ce couple à notre image». Pour Thomas Römer, ce «nous» pourrait être une trace d’Ashéra, qui était la compagne du Dieu d’Israël dans les temps les plus anciens (au sujet de cette «Madame Dieu» oubliée, lire Allez savoir! n°58, septembre 2014).
Le scénario est sensiblement différent dans la deuxième version de la création du monde qui débute en Genèse 2,4. Cette fois, il n’y a qu’un seul Dieu. Il se nomme Yahvé ou le Seigneur, et il va créer Ève après Adam, et même après les animaux. Dans cette version, la divinité crée la femme avec une côte, ou à côté d’Adam (cette question de traduction est très discutée).
Pour Thomas Römer, l’addition dans la Bible de ces deux récits des origines sensiblement différents s’explique probablement par la conservation de deux traditions différentes de la création du monde. On peut imaginer que deux groupes avaient tous les deux une histoire des origines, et qu’ils ont conservé leurs deux mythes fondateurs sans les uniformiser, en les juxtaposant.
Où est passée la première compagne d’Adam?
La coexistence de ces deux histoires successives de la création du monde pose de nombreux problèmes à celles et ceux qui essaient de lire la Bible à la lettre. «Les rabbins, par exemple, se sont posé de nombreuses questions au sujet de ces contradictions qu’ils ont essayé de résoudre», précise Thomas Römer.
Voici quelques exemples de ces difficultés qui tarabustent les littéralistes. Si Dieu a créé un couple d’humains en Genèse 1, et qu’Adam se retrouve tout seul en Genèse 2, où est passée sa première compagne? Pourquoi Adam a-t-il besoin de préciser, quand le Seigneur crée Ève en Genèse 3, que, cette fois-ci, «cette femme est vraiment l’os de mes os et la chair de ma chair» et que «celle-ci, on l’appellera femme»? Là encore, le texte permet d’imaginer qu’Adam a eu une première femme avant Ève, et certains interprètes juifs ont suivi cette piste. Dans cette perspective, l’histoire racontée en Genèse 1 serait la création d’Adam et de la première femme, dont l’existence a été dissimulée. Et le deuxième récit de la Genèse raconterait la création de la femme «appropriée» pour Adam.
Ces spéculations rabbiniques sont les premières réflexions quant à l’existence d’une autre femme dans la vie d’Adam, avant qu’il ne rencontre Ève. À cette époque, on ne spécule pas encore sur le nom de cette mystérieuse première épouse. Le nom de Lilith ne sera proposé qu’au Moyen-Âge, et surtout dans le judaïsme, puisque ce personnage a bien moins intéressé la chrétienté, à part saint Augustin qui la considère comme une illusion de l’esprit.
Comment se protéger de Lilith?
Dans l’Antiquité, les textes religieux ont surtout avancé des conseils pour échapper à cette «séductrice» menaçante. Le Talmud recommande aux femmes de ne pas se laisser pousser des cheveux aussi longs que ceux de Lilith. Et il ajoute un avertissement pour les hommes: ne dormez pas seuls dans une maison, car Lilith veut des rapports sexuels et cherche des hommes, de préférence jeunes. Enfin, les sources juives antiques conseillent de tuer tout nouveau-né qui aurait des ailes comme Lilith. Il faut attendre le Moyen-Âge pour que le nom de Lilith soit proposé pour désigner cette première femme d’Adam. La première tentative connue de briser le secret de famille se trouve dans un texte appelé L’Alphabet de Ben Sira, qui a été diffusé entre le VIIe et le Xesiècle. C’est une sorte de publicité qui tente de prouver l’efficacité d’une amulette qui était vendue pour protéger les nouveau-nés de démons comme Lilith. Pour convaincre son audience, le texte donne de nombreux détails sur cette Lilith, qui avait la réputation d’empoisonner les bébés.
L’Alphabet de Ben Sira révèle encore que Lilith et Adam se sont rapidement querellés, notamment à propos de leur vie sexuelle et de leurs positions préférées. «Lilith disait: je ne me couche pas au-dessous et Adam lui répondait: tu es destinée à être au-dessous et moi au-dessus.»
Lilith lui aurait encore répondu: «Nous sommes tous les deux égaux parce que nous sommes tous les deux issus de la Terre.» Comme le couple n’est pas arrivé à se mettre d’accord sur la question, la première féministe s’est envolée dans les airs, après avoir bravé un interdit en prononçant le nom de Yahvé à haute voix. Après l’échec d’une tentative de réconciliation, Lilith serait retournée à ses activités magiques, et Adam serait revenu vers son dieu pour lui demander une autre épouse plus accommodante. Ce fut Ève.
Pionnière féministe
Mais pourquoi choisir une démone dans ce rôle de première épouse d’Adam? «Je pense que c’est une manière très ancienne de disqualifier les revendications féministes, répond Thomas Römer. Cette histoire nous dit que, quand des femmes ne veulent pas obéir aux hommes, elles sont démoniaques.»
On comprend que ce personnage ait gagné en importance avec l’avancée du féminisme, et surtout à l’époque moderne, où cette première femme libérée et cette pionnière du combat contre le patriarcat a donné son nom à de nombreux mouvements féministes.
«Celle qui ne s’est pas pliée au diktat des hommes qui s’imaginaient être les seuls créés à l’image de Dieu ne pouvait que devenir une figure inspirante», note Thomas Römer. «C’est encore une figure sur laquelle on peut projeter énormément de choses, et qui pose la question éternelle de l’égalité homme-femme», dit le professeur. Cette femme sexuée, très fantasmatique, n’a pas manqué d’inspirer de nombreux artistes masculins, notamment des peintres.
Femme fatale pour les uns, pionnière du féminisme pour les autres, Lilith a eu un destin qu’il était difficile d’imaginer en lisant le livre d’Ésaïe. Mais n’est-ce pas là le destin des secrets de famille? Ils finissent toujours par ressurgir avec un impact important sur les personnes concernées. De cela aussi, Lilith peut témoigner.
Le golem, brouillon d’Adam
Comme Lilith, le terme de golem n’est attesté qu’une seule fois dans la Bible, et de manière tout aussi allusive. Cet avatar de Frankenstein apparaît dans le Psaume 139, un texte qui met en scène l’être humain face à Dieu. «Je n’étais encore qu’une masse informe, mais tes yeux me voyaient et sur ton livre étaient inscrits tous les jours qui m’étaient destinés avant qu’un seul d’entre eux n’existe.»
Cette «masse informe» se dit golmî en hébreu. C’est l’origine du golem, qui naît encore d’un rapprochement entre le Psaume 139 et l’un des récits de la création d’Adam, au chapitreII de la Genèse. «Sur cette base, les rabbins ont imaginé que le golem désignait l’étape précédant la création d’Adam, avant que Dieu ne lui insuffle la vie en soufflant dessus», explique Thomas Römer.
Par la suite, cette créature a beaucoup inspiré le judaïsme. La plus célèbre des histoires de golems se déroule à Prague, au XVIesiècle, quand un rabbin crée une de ces créatures dans sa synagogue, pour protéger la communauté des pogroms. Comme dans l’histoire de Frankenstein, le créateur finit par perdre le contrôle de sa créature, et il doit se résoudre à mettre fin à son existence.
Comme Lilith, le golem a connu un succès tardif, et il a largement influencé la pop culture où on le retrouve désormais dans d’innombrables récits fantastiques, une BD de Bob Morane, le jeu Minecraft et un épisode de la série X-Files. Une série en cours, puisque «tant Lilith que le golem n’ont pas fini leur histoire», précise le professeur honoraire de l’Unil.
