Zut, on a encore oublié Madame Dieu!

Ashérah. Cette déesse citée quarante fois dans l’Ancien Testament montre que Yahvé n’était pas un dieu célibataire dès l’origine. Figurine à la polychromie presque entièrement conservée. Judée; Age du fer IIB-C, env. 750-620 av. J.-C. Hauteur 15,5 cm. © Fondation BIBLE+ORIENT, Fribourg Suisse. Collection privée, Suisse.
Ashérah. Cette déesse citée quarante fois dans l’Ancien Testament montre que Yahvé n’était pas un dieu célibataire dès l’origine. Figurine à la polychromie presque entièrement conservée. Judée; Age du fer IIB-C, env. 750-620 av. J.-C. Hauteur 15,5 cm. © Fondation BIBLE+ORIENT, Fribourg Suisse. Collection privée, Suisse.

Quand on lit attentivement la Bible, on découvre que le dieu Yahvé n’a pas toujours été seul au Ciel. Il a parfois des ministres, des armées, et même une épouse, comme l’explique Thomas Römer, qui est remonté aux origines du Dieu de la Bible pour découvrir une déesse.

Notre Père est-il vraiment célibataire? Aujourd’hui, la réponse semble évidente. Le dieu des juifs, des chrétiens et des musulmans est forcément seul, là-haut dans les cieux, puisqu’il est à l’origine du monothéisme. Pourtant, divers indices montrent que Yahvé a vécu une jeunesse moins solitaire qu’on l’imagine, même si les rédacteurs de la Bible ont tout fait pour minimiser l’importance des déesses qui ont compté dans sa vie. Comme cette épouse qui a été vénérée à ses côtés durant plusieurs siècles.

Une déesse nommée Ashérah
C’est, du moins, l’histoire que racontent désormais de nombreux historiens des religions et des archéologues. «Pour moi, il ne fait aucun doute que Yahvé n’était pas un dieu célibataire dès l’origine», explique Thomas Römer. Le professeur de l’UNIL et du Collège de France rappelle que la déesse Ashérah a joué un rôle suffisamment important dans les environs de Jérusalem, pour être citée à quarante reprises dans l’Ancien Testament.

Bien sûr, la plupart des textes bibliques sont très virulents quand ils évoquent Ashérah. Mais ces écrits montrent que «le culte jouait un rôle important dans la région, au moins jusqu’à la fin du VIIe siècle», estime Thomas Römer. Et plusieurs trouvailles archéologiques permettent de comprendre les critiques des rédacteurs du Deutéronome: cette déesse a probablement été l’épouse de Yahvé avant qu’il ne devienne le dieu unique!

Des graffitis énigmatiques
Des fouilles menées en 1975-76, à Kuntillet Ajrud, dans le désert du Sinaï, ont permis de découvrir les vestiges d’un caravansérail, qui peut être daté du VIIIe siècle avant notre ère. Parmi les inscriptions retrouvées sur ce site, il y avait plusieurs bénédictions au nom de «Yahvé et son Ashérah». Yahvé lui-même apparaît tantôt comme «Yahvé de Samarie» ou «Yahvé de Téman» (une région située en-dehors du territoire judéen). Si Yahvé possédait «son» Ashérah, cela signifie que, comme les autres divinités de l’époque, il vivait en couple.

C’est, en tout cas, ce que croyaient les voyageurs antiques qui ont laissé des graffitis à Kuntillet Ajrud.

«Dans l’organigramme religieux de l’Orient ancien, les dieux ne règnent jamais seul: ils sont au minimum en couple, et parfois en triade, explique Thomas Römer. Il n’y a aucune raison de penser que le dieu d’Israël a échappé à cette règle. Ce que confirme une inscription assyrienne de 722 av.
J.-C., où le roi Sargon se vante d’avoir déporté le peuple d’Israël et «les dieux dans lesquels ils se fiaient».

La grande déesse du Proche-Orient
Tombée dans l’oubli au XXIe siècle, Ashérah était une célébrité dans le Proche-Orient antique. «Il faut aller en Mésopotamie pour trouver la première attestation de ce culte, à l’époque d’Hammourabi, au XVIIIe  siècle avant notre ère, explique Thomas Römer. Ensuite, on retrouve cette divinité un peu partout, mais surtout à Ougarit, en Syrie actuelle. Dans le cycle du dieu Baal, elle est la grande déesse, l’épouse du dieu El, et la mère de ses 70 enfants.» Une légende locale présente un héritier du trône nommé Keret ou Kirta comme «celui qui sucera le lait d’Ashérah», «ce qui donne à penser que la déesse était associée à la fertilité», ajoute le professeur de l’UNIL.

La déesse Ashérah était encore vénérée dans les environs de Jérusalem, où elle était également considérée comme la compagne du dieu El, qui a donné son nom au peuple d’Isra-El. C’est lui qui est présenté dans la Genèse comme le créateur des cieux et de la terre, avant que Yahvé ne fasse son apparition et qu’il ne remplace El dans le temple de Jérusalem.

Lors de son enquête sur les origines du dieu de la Bible (lire Allez savoir! No 56), le professeur Römer a montré comment Yahvé – cette divinité venue de loin – s’est progressivement imposée dans la région. Il aurait même, si l’on en croit les graffitis de Kuntillet Ajrud, «récupéré» l’épouse de El après avoir pris la place du dieu original à Jérusalem. Un vaudeville céleste qui «n’a rien d’invraisemblable, assure Thomas Römer. C’est ce qui arrive dans la Bible, quand un roi fait un putsch, comme dans l’histoire d’Absalon. Le nouveau chef prend le pouvoir et s’octroie les concubines du roi David, pour montrer qui commande désormais.»

Thomas Römer. Professeur à l’Institut romand des sciences bibliques et au Collège de France. Nicole Chuard © UNIL
Thomas Römer. Professeur à l’Institut romand des sciences bibliques et au Collège de France. Nicole Chuard © UNIL

La Bible critique Ashérah
Les vestiges archéologiques ne sont pas les seuls à témoigner de l’importance du culte d’Ashérah. La Bible en donne de nombreux exemples, notamment quand les rédacteurs des livres des Rois critiquent les «mauvais rois» qui ont favorisé cette divinité. On apprend par exemple que, dans le royaume de Juda, le roi Asa (vers 910-869 av. J.-C.) «a retiré le titre de reine-mère à Maaka, sa grand-mère, parce qu’elle avait fait une horreur (une statue, ndlr) pour Ashérah. Asa abattit l’horreur… et la brûla au bord du torrent du Cédron (1 Rois 15:13)».

Quelques années plus tard, le roi Akhab érige une Ashérah, probablement dans le temple de Samarie (qui était alors la capitale du royaume). Cette statue était encore en place sous le roi Yoakhaz (environ 814-798), assure l’auteur de 2 Rois 13:6. Quant au roi Manassé régnant dans le royaume de Juda (vers 687-642), on lui reproche d’avoir remplacé la statue d’Ashérah que son prédécesseur Ezékias aurait détruite (2 Rois 21:7). Autant d’épisodes polémiques qui convainquent Thomas Römer que la déesse «a probablement été associée à Yahvé dans le temple de Jérusalem où une statue était placée, peut-être à côté de la sienne».

Où sont les statues de la déesse?
S’il y a eu une «Madame Dieu» avant que Yahvé ne devienne le dieu unique, les archéologues devraient, logiquement, retrouver des traces de cette déesse. Mais, le sujet étant sensible, chaque preuve éventuelle de l’union entre Yahvé et son Ashérah fait l’objet de vives polémiques. Comme c’est le cas de la cruche à graffitis, retrouvée à Kuntillet Ajrud. Car cette poterie ne se contente pas d’évoquer «Yahvé et son Ashérah», elle est encore richement illustrée.»

Sur la cruche, on distingue deux bovins, une musicienne assise et deux figures humanoïdes, l’une dotée d’un phallus, et l’autre de seins. On trouve encore plusieurs dessins d’animaux de l’autre côté de la cruche, notamment des lions,qui sont souvent associés à Ashérah, qui entourent un arbre stylisé.

Le vestige a suscité une discussion nourrie. La déesse est-elle représentée sur cette cruche? Si oui, qui est-ce? L’un des bovins? La musicienne ou la figure humanoïde avec des seins? Ou est-ce l’arbre stylisé?

Comme il est impossible de conclure, les archéologues ont cherché d’autres vestiges plus faciles à identifier. Et ils se sont tournés vers les statuettes de femmes-piliers. Ces céramiques d’une trentaine de centimètres ont été fabriquées de manière quasi industrielle. Elles représentent le haut du corps d’une femme nue, dotée d’une poitrine imposante. Le bas du corps n’est pas façonné, pour laisser la place à un poteau, un pilier ou un tronc d’arbre qui sert de socle à la figurine.

Un poteau pour soutenir Ashérah
«On a retrouvé des centaines de statuettes de ce genre dans la plupart des villes de Judée qui étaient importantes aux VIIIe-VIIe siècle avant notre ère. Elles ont été découvertes dans les maisons privées comme dans les tombes, explique Thomas Römer. Mais elles deviennent beaucoup plus rares dès qu’on sort du territoire de Juda. Elles devaient donc jouer un rôle important dans les pratiques religieuses du peuple d’Israël de l’époque.»

S’agit-il d’Ashérah? «C’est, en tout cas, une candidate intéressante, répond le professeur de l’UNIL, même si tout cela reste un peu spéculatif, puisqu’on n’a retrouvé aucune inscription qui permettrait d’identifier ces figurines avec certitude.» Reste que ce pilier qui supporte la statuette fait penser à Ashérah, dont le nom a été souvent traduit par «poteau sacré» dans certaines traductions de la Bible en français. Et les liens entre Ashérah et le bois sont nombreux. Outre l’arbre stylisé retrouvé sur la cruche graffitée, il y a plusieurs textes de l’Ancien Testament qui rapportent que de «bons» rois ont «brûlé» les icônes «impies» de la déesse, ce qui fait penser à des statues en bois.

De son côté, Thomas Römer imagine que la déesse était représentée de deux manières au moins. Sous la forme d’une femme dévêtue, ou symbolisée par un poteau ou un arbre sacré, et parfois avec une combinaison des deux, comme sur les statuettes de femmes-piliers.

Le Reine du ciel
Problème: ni la cruche à graffitis ni les femmes-piliers ne prouvent de manière définitive l’union de Yahvé et son Ashérah. Mais ces incertitudes ne suffisent pas à décourager les experts qui sont persuadés que le dieu biblique a eu une compagne à ses débuts. Si ce n’est Ashérah, c’est la Reine du ciel qui a été associée au culte de Yahvé, elle qui est notamment mentionnée dans le Livre de Jérémie, au chapitre 44.

«Cette déesse était très populaire, notamment auprès des femmes qui lui préparaient des gâteaux et lui tissaient des vêtements, parce qu’elle était probablement représentée nue. On le sait, parce qu’on a retrouvé des moules à gâteaux représentant des femmes dévêtues», explique Thomas Römer.

Les historiens des religions ont évidemment constaté des ressemblances troublantes entre le culte de la Reine du ciel et la vénération d’Ashérah. Dans les deux cas, ces déesses ont été associées à Yahvé. Et dans les deux cas, ces cultes étaient majoritairement pratiqués par des femmes, et ils ont été interdits à la même époque. «Là encore, c’est un peu spéculatif, mais on peut imaginer que la Reine du ciel est un nom utilisé pour Ashérah», analyse Thomas Römer.

Avec une Ashérah à ses côtés, et peut-être une Reine du ciel, voilà notre «dieu unique» bien accompagné dans les cieux où on l’imaginait plus solitaire. A tort, puisque les Anciens voyaient les choses très différemment. «Si on plonge un regard d’historien dans la Bible, on découvre que Yahvé n’a pas toujours été seul, poursuit Thomas Römer. Le Psaume 82, par exemple, raconte que «Dieu règne sur l’assemblée des dieux». Dans la mesure où les psaumes étaient des prières récitées dans le cadre du culte officiel, cette évocation d’une assemblée de dieux montre qu’un ciel habité par de nombreuses divinités n’avait rien de choquant…»

Au ciel, Yahvé était très entouré
D’ailleurs, Yahvé n’avait pas seulement une épouse à ses côtés. «A l’époque, les croyants n’imaginaient pas un ciel vide. Ce dieu était très entouré, comme on le voit encore dans le Prologue du Livre de Job, où Yahvé préside à une sorte de réunion avec des ministres, avant qu’apparaisse Satan, qui, dans cette constellation, n’est pas «l’adversaire», mais joue plutôt le rôle de l’agent secret de Dieu, chargé de parcourir la Terre pour lui rapporter ce qu’il a vu.»

Les Anciens «voyaient leur dieu comme une sorte de souverain au ciel. Dans l’Ancien Testament, Yahvé ressemble à un roi, avec sa cour, son général, l’ange Michel, et ses soldats, comme on le voit de manière plus détaillée dans le Nouveau Testament, dans l’Apocalypse de Jean avec l’armée céleste qui va combattre celle du diable.»

L’idée moderne du monothéisme n’apparaît donc pas d’un coup dans la Bible. Elle s’est imposée progressivement, au terme de plusieurs réformes qui ont mis du temps à convaincre les populations. «Quand les Anciens parlent du dieu unique, ils en ont une vision assez différente de notre conception du monothéisme, qui signifie qu’il n’existerait qu’un seul dieu, et qui a surtout été développée par les Lumières au XVIIIe siècle. Les auteurs du Deutéronome ne nient absolument pas l’existence des autres dieux; ils ne cherchent pas à démontrer qu’ils n’existent pas. Ils pensent que, si Yahvé a choisi Israël pour être son peuple, alors celui-ci ne doit pas courir après les autres dieux des nations avoisinantes. Ce que la loi du Deutéronome exige, c’est d’adorer une seule divinité, Yahvé, en un seul endroit, Jérusalem.»

«D’ailleurs, la Bible ne parle pas du dieu “unique”, elle dit le “dieu 1”, précise Thomas Römer. Pour comprendre cette manière de parler, il faut expliquer qu’à l’époque, les deux royaumes cousins de Juda (au sud) et d’Israël (au nord) vénéraient le même dieu, mais pas de la même manière. On a retrouvé des inscriptions rédigées en l’honneur du “Yahvé de Samarie” et d’autres remerciant le “Yahvé de Téman”. Donc, quand les rédacteurs du Deutéronome écrivent qu’il y a “1” Yahvé, ils veulent dire que le seul, le vrai Yahvé est celui de Jérusalem. Et que tous les autres Yahvé, de Samarie, de Téman, de Dan, de Béthel, etc, sont déclarés illégaux.»

Non content d’exclure les autres Yahvé, le roi Josias (il vit entre 640 et 609 av. J.-C.) et ses fonctionnaires qui ont concocté cette réforme religieuse ont encore décidé d’interdire le culte d’Ashérah. Les auteurs du deuxième livre des Rois racontent dans le détail comment le souverain Josias «sortit de la maison de Yahvé l’Ashérah qu’il emporta hors de Jérusalem, vers l’oued du Cédron. Il la brûla… et la réduisit en poussière. Et il en jeta la poussière dans une fosse commune» (2 Rois 23:6).

Une réforme de machos?
Bien sûr, cette interdiction du culte de la déesse n’a pas été suivie du jour au lendemain. Et la Bible témoigne de résistances. Mais à la longue, cette vision plus radicale du monothéisme a fini par s’imposer, et l’on a oublié les débuts polythéistes de Yahvé. Comme cette Ashérah qui a été chassée du temple.

Vue avec des yeux du XXIe siècle, cette éviction de la déesse donne enfin l’impression que les décideurs de l’époque du roi Josias ont interdit la religion que pratiquaient les femmes pour imposer leur credo. «Il y a clairement eu une prise de pouvoir d’un clergé masculin, confirme Thomas Römer. Et cette réforme religieuse a eu des conséquences importantes et durables, puisque, s’il y a aussi peu de place pour les femmes dans les trois grandes religions monothéistes, encore aujourd’hui, c’est parce qu’on s’est débarrassé de la déesse à un moment donné.»

Chassée du temple au VIIe siècle av. J.-C., cette compagne de Yahvé a cependant réussi un retour en grâce inattendu, grâce à Marie, la mère de l’Enfant Jésus. «C’est juste, sourit Thomas Römer. Au Moyen Age, Marie a été appelée la Reine du ciel. C’est amusant de voir qu’un nom qui a été utilisé dans la Bible pour une déesse païenne a pu réapparaître mille ans plus tard. C’est un peu le retour du refoulé. Plaisanterie mise à part, ce retour d’un élément féminin dans les religions est très intéressant. Parce que, dans la piété populaire, la Marie des catholiques ressemble beaucoup à une déesse. On la prie, elle fait des miracles, elle intervient, pour la fertilité, elle a une grande autonomie… En revanche, l’héritage du féminin reste un problème pour le protestantisme. Au point que l’on trouve désormais des théologiens qui suggèrent de redécouvrir Marie, pour atténuer les côtés machistes du christianisme. On a essayé d’évacuer le féminin de la religion, et il revient sans cesse.»

A lire

la Bible, quelles histoires! Un livre d'entretiens avec Thomas Römer. Ed. Bayard-Labor et Fides (2014), 287 p.
la Bible, quelles histoires! Un livre d’entretiens avec Thomas Römer. Ed. Bayard-Labor et Fides (2014), 287 p.
L'invention de Dieu. Par Thomas Römer. Ed. du Seuil (2014), 331 p.
L’invention de Dieu. Par Thomas Römer. Ed. du Seuil (2014), 331 p.

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