Certaines personnes se rendent aux urgences plus de cinq fois par an. Elles sont peu nombreuses, mais représentent 12 % des consultations. Les soignants de première ligne d’Unisanté et du CHUV ont établi le profil-type de ces usagers fréquents. Ils ont aussi montré qu’une prise en charge appropriée réduisait le nombre des visites de ces habitués, tout en améliorant leur qualité de vie.
Temps d’attente qui s’allongent, personnel débordé: les urgences sont surchargées. Une situation que la pandémie de Covid n’a fait qu’exacerber. Cette problématique «a bien été documentée, notamment par l’Office fédéral de la statistique qui a constaté que le recours aux urgences était plus important en Suisse latine – en Romandie et au Tessin – que dans la partie alémanique du pays», constate le professeur Patrick Bodenmann, vice-doyen à la Faculté de biologie et de médecine de l’UNIL et chef du Département vulnérabilités et médecine sociale d’Unisanté. Elle touche indifféremment tous les hôpitaux romands et conduit parfois à des situations de crise, comme celle qu’a connue, en janvier dernier, l’Hôpital de Martigny (Valais) qui a dû fermer temporairement son service d’urgence pendant la nuit.
Point névralgique du système sanitaire
Il est vrai que les structures d’urgence sont «un point névralgique du système sanitaire, remarque le professeur. Ce sont les seuls centres de soins qui sont ouverts sept jours sur sept, 24h sur 24h. La lumière y est toujours allumée, ce qui incite les patients à s’y rendre.» Certains sont même de véritables habitués. Les médecins les nomment les usagers fréquents. «Nous appelons ainsi les personnes qui, quelles qu’elles soient et quel que soit leur problème de santé, se sont rendues aux urgences cinq fois ou plus au cours des douze derniers mois», précise Patrick Bodenmann.
Ces patients contribuent à la surcharge des urgences, comme le font «tous ceux qui comprennent mal comment fonctionne le système de santé suisse, dont la plaque tournante est constituée par les médecins de première ligne». Parmi ces habitués figurent aussi des personnes âgées qui y voient «une possibilité d’entrer dans le système sanitaire, car il leur est de plus en plus difficile de bénéficier de soins à domicile».
À cela s’ajoutent toutes les personnes qui pourraient être prises en charge par des infirmières ou des médecins de première ligne. Il est vrai que ces derniers sont, eux aussi, «surchargés de manière chronique, en particulier dans les domaines de la médecine pour adultes, de la pédiatrie et de la psychiatrie». Et que les horaires d’ouverture des cabinets ne correspondent pas forcément aux besoins des usagers, notamment de ceux qui travaillent.
Cette affluence a non seulement un impact sur les coûts de la santé, mais elle se traduit aussi par «un goulet d’étranglement pour les autres: celles et ceux qui ont vraiment besoin d’être pris en charge en urgence», remarque Patrick Bodenmann tout en précisant que «ce n’est pas une critique, simplement un constat».
Quoi qu’il en soit, compte tenu du vieillissement de la population, qui s’accompagne d’une augmentation des maladies chroniques et des polymorbidités, ainsi que de la pénurie de personnel dont souffre le système de santé, la situation ne devrait qu’empirer. «C’est pour cette raison qu’il faut essayer de trouver de nouvelles façons de faire qui soient disruptives et qui intègrent l’interprofessionalité et l’interdisciplinarité».
«Encore lui! Encore elle!»
Les équipes des urgences ambulatoires d’Unisanté et hospitalières du CHUV se sont donc attelées au problème en se penchant sur une catégorie particulière de la population des urgences: les usagers fréquents.
Alertés par ce cri du cœur lancé par le personnel soignant en voyant revenir ces habitués: «Ce n’est pas vrai. Encore elle! Encore lui!», les urgentistes ont voulu savoir si le phénomène était fréquent.
«Après avoir analysé rétrospectivement nos données, nous avons conclu que 4 à 5 % des patients des urgences faisaient partie de ce groupe. Cela peut paraître peu. Mais si l’on considère que cela représente 12 % des consultations, ce qui équivaut à avoir un usager récurrent sur huit patients, cela commence à compter», souligne le médecin d’Unisanté.
Ces patients sont relativement jeunes, puisque «leur moyenne d’âge est de 45 ans. Par ailleurs, les deux tiers sont Suisses ou Européens.»
Les chercheurs lausannois ont aussi identifié un certain nombre de facteurs favorisant l’usage récurrent des urgences, comme le fait «d’être sous tutelle ou curatelle, ou encore d’habiter à moins de dix kilomètres d’une structure d’urgence – cela peut sembler banal, encore fallait-il le démontrer», précise Patrick Bodenmann. À cela s’ajoute des facteurs sociaux, les habitués étant souvent «non assurés – donc sans papiers – sans emploi et/ou dépendant de l’aide sociale». Du point de vue médical, les personnes les plus à risque d’appartenir à cette catégorie sont «celles qui avaient déjà été hospitalisées à plusieurs reprises, en particulier pour des troubles de la santé mentale, ainsi que celles qui étaient des “consommatrices” plus ou moins importantes des systèmes de soin».
Les équipes des urgences ont ainsi pu dresser le profil-type des coutumiers de leurs services. Il s’agit d’individus «particulièrement vulnérables qui présentent une, ou souvent plusieurs, des cinq caractéristiques suivantes: elles souffrent de pathologies somatiques ou de troubles mentaux, elles ont des problèmes de comportement et/ou de prise de risque, elles rencontrent des difficultés sociales majeures et ont des difficultés à interagir de manière appropriée dans un système sanitaire qui demeure complexe, voire compliqué». De plus, elles ont souvent une faible littératie en santé, c’est-à-dire qu’elles ont du mal à comprendre les explications fournies par les soignants.
Les patients qui appartiennent à ces deux dernières catégories sont particulièrement bien représentés parmi ceux qui fréquentent régulièrement les urgences. Toutefois, souligne le médecin d’Unisanté, l’usage récurrent de ces services «n’est pas dû à une seule, mais à une intersectionnalité de causes».
Le constat étant posé, il restait à tenter d’agir. Une revue de la littérature et des visites à l’University College de San Francisco (États-Unis) et à l’Institut Karolinska à Stockholm (Suède), en pointe sur le sujet, ont convaincu Patrick Bodenmann et ses collègues qu’une piste de solution se trouvait dans le case management (gestion de cas). Ce dernier «n’a rien à voir avec celui mis en pratique par les compagnies d’assurance», précise en riant le professeur de l’UNIL. Pour le définir, le médecin évoque le chef d’orchestre vénézuélien Gustavo Dudamel qui «dirige son orchestre de façon très spectaculaire». Une équipe de case management essaie en effet «dans une démarche holistique, d’orchestrer, de coordonner» les différents acteurs intervenant dans la prise en charge de ces patients.
Concrètement, après l’intervention d’un médecin urgentiste, des infirmières de première ligne les suivent dans leur parcours. Elles accompagnent ceux d’entre eux qui doivent être hospitalisés dans les différents services, elles suivent aussi tous les patients à leur sortie en veillant à ce qu’ils soient entourés par des médecins et des soignants de première ligne comme des ergothérapeutes, psychologues, assistantes sociales, etc. «Nous faisons du réseautage intensif», résume le médecin.
Moins de recours aux urgences
Des très nombreuses études internationales menées à son sujet, il ressort que cette gestion de cas a des effets positifs. Les équipes d’Unisanté et du CHUV ont donc décidé de tester à leur tour cette intervention «en réalisant, à l’aide d’un premier financement du Fonds National Suisse (FNS), un essai randomisé et contrôlé». Elles ont sélectionné deux cent cinquante de leurs habitués et les ont répartis en deux groupes de tailles égales. Les participants du premier ont été pris en charge de manière conventionnelle, les autres ont bénéficié du case management.
«Nous avons constaté que cette intervention a réduit de 20 % le recours aux urgences, tout en améliorant la qualité de vie des patients. Et cela, à un coût quasi-constant, car l’augmentation des soins intercommunautaires était compensée par la diminution des frais hospitaliers.» Toutefois, admet Patrick Bodenmann, «cette étude n’était juste pas statistiquement significative car, bien que ces patients étaient en moyenne plutôt jeunes, nous avons eu dix décès dans chaque groupe».
Le professeur et ses collègues l’ont donc étendue à la Suisse romande, avec un nouveau financement du FNS sous la forme d’un Programme National de Recherche. Des treize hôpitaux publics contactés, huit, rentrant dans les critères d’inclusion et représentant tous les cantons romands, ont accepté de participer à l’expérience. «Les chiffres sont têtus», constate le vice-doyen de l’UNIL, puisque les résultats ont été les mêmes que ceux qui avaient été obtenus à Lausanne. Seuls les coûts de la gestion de cas n’ont pas pu être évalués, en raison de la complexité du système au sein des six cantons romands.
Un bon retour sur investissement
Si les patients tirent un bénéfice certain de ce mode de prise en charge, c’est aussi le cas des personnels des urgences chez lesquels, «d’après nos données préliminaires, le taux de satisfaction est très haut», remarque Patrick Bodenmann. Toutefois, pour que ce type d’intervention fonctionne, «il est nécessaire que les Autorités allouent aux équipes des fonds, des forces et du temps – ce qui est le cas dans le canton de Vaud, mais pas dans tous les autres. Il faut qu’elles comprennent que, si elles y mettent les moyens, elles ont un bon retour sur investissement.»
Les médecins généralistes installés ont, eux aussi, été interrogés sur l’expérience à laquelle ils avaient participé au travers de leurs patients usagers fréquents des urgences. Ils ont particulièrement apprécié les rapports concernant leurs patients que l’équipe de case management leur avait transmis. «Certains d’entre eux souhaiteraient être systématiquement inclus dans les réseaux hospitaliers, afin que leurs patients récurrents, qui sont aussi souvent des habitués de nos services d’urgence, puissent être traités en ambulatoire.»
Le case management porte donc ses fruits, mais «il ne résout qu’une partie des problèmes actuels, souligne le médecin d’Unisanté. Il reste encore beaucoup de choses à faire dans les domaines de l’éducation, de la formation, de l’information, ainsi que pour remédier à la faible littératie en santé de ce type de patients, à laquelle on essaie de sensibiliser nos collègues. L’objectif est qu’il y ait plus d’équité dans les soins prodigués à ces personnes souvent marginalisées.» Malgré les nombreux obstacles et difficultés, Patrick Bodenmann reste optimiste. Ce spécialiste de médecine sociale qui a des origines latino-américaines a d’ailleurs donné comme sous-titre à sa leçon inaugurale à la Faculté de biologie et de médecine, en juin dernier, Si se puede! En d’autres termes, Yes we can! /