«Les Experts», des influenceurs à l’insu de leur plein gré

Gil Grissom (incarné par William Petersen) et Sara Sidle (Jorja Fox) dans un épisode de la nouvelle saison des «Experts Las Vegas». © Erik Voake/CBS via Getty Images)

Bonne nouvelle pour les fans de la fameuse série policière «Les Experts Las Vegas». Gil Grissom et sa coéquipière Sara Sidle reprennent du service. Les Experts se doutent-ils de l’influence qu’ils ont eue sur des millions de téléspectateurs, des juges aux criminels en passant par les étudiants? Désormais, la notion de traces laissées par le criminel est entrée dans leur vie.

C’est officiel depuis quelques mois déjà: Gil Grissom, personnage principal de la série télévisée Les Experts, est de retour et traquera à nouveau les criminels dans la série «CSI (Crime Scene Investigation) Vegas», aux côtés de sa coéquipière Sara Sidle. Le domaine d’expertise de ce docteur en biologie, chef de l’équipe de nuit des techniciens d’identification criminelle du comté de Clark? Les traces en tout genre. Cette série associe l’enquête policière traditionnelle et la criminalistique. Professeur associé à l’École des sciences criminelles de l’Université de Lausanne, Andy Bécue constate: «La série des Experts a eu un tel retentissement, c’est vraiment celle qui a fait connaître la criminalistique au grand public d’une manière massive.» 

De fait, l’effet CSI semble être multifacette. «À priori,  on pourrait se dire que la série représente un apprentissage pour les criminels, mais finalement, si on regarde la littérature, on constate que l’influence est plus grande sur les attentes des acteurs du système pénal.» On découvre en effet que, des juges aux victimes en passant par les avocats, quasiment tout le monde peut être influencé par l’effet CSI. C’est la conclusion à laquelle arrive l’article 1) de Betina Borisova et Julie Courvoisier sous la supervision d’Andy Bécue. Pour l’anecdote, ce docteur en chimie d’origine belge avoue avoir été lui-même influencé dans son choix de postdoc par… cette série télévisée, lancée fin 2000 sur la chaîne américaine CBS et arrivée en Europe en 2001. Elle lui a permis de découvrir un domaine qu’il ne connaissait pas. «J’ai alors décidé de m’orienter vers l’École des sciences criminelles (ESC) de l’Université de Lausanne. Je devais rester deux ans et dix-sept ans plus tard, je suis toujours là.»

Naissance de vocations

Le jeune docteur d’alors n’est pas le seul à avoir été aiguillonné par l’effet CSI. «En 2002, le nombre d’étudiants qui se sont inscrits à l’École des sciences criminelles a augmenté de 30 % par rapport à l’année 2001.» En 2003, l’augmentation est encore plus importante (+51 %), alors que le nombre total d’étudiants inscrits en première année à l’UNIL durant cette même période ne varie que faiblement. Vers 2008, ce taux diminuera pour rester relativement stable jusqu’en 2013, avec 548 étudiants. 

Depuis lors, il augmente régulièrement – sauf en 2017 – et a atteint 785 étudiants en 2020. Pourquoi cette augmentation? Ancien directeur de l’École des sciences criminelles, le professeur Olivier Ribaux ne connaît pas d’étude qui permette d’interpréter correctement ce phénomène. Il liste cependant une série de facteurs, dont la fascination du crime mis en scène par les séries TV, un goût pour les sciences fondamentales avec une application assez directe à un phénomène social. «Dans la discipline, on voit assez vite à quoi servent les mathématiques, la chimie, la physique et l’informatique.» Il évoque également une certaine forme d’engagement pour la société, une sorte d’altruisme qui se résume par: «je veux que ma vie serve à quelque chose». Le professeur vaudois mentionne également d’autres facteurs comme le sentiment que les développements numériques offrent de nouveaux débouchés, une certaine notoriété internationale de l’ESC qui fonctionne grâce au bouche-à-oreille, ainsi que l’exemple de personnalités fortes et médiatisées qui ont étudié à l’ESC et ont désormais des fonctions en vue, comme par exemple Monica Bonfanti, commandante de la Police cantonale genevoise.

Andy Bécue. Professeur associé à l’École des sciences criminelles (Faculté de droit, des sciences criminelles et d’administration publique). Nicole Chuard © UNIL

Fausses idées véhiculées

Si l’effet CSI est quantifiable au niveau estudiantin, il est plus difficile de mesurer aussi précisément son influence sur les juges, les procureurs, les avocats, les jurés et les criminels. Pour comprendre son effet sur les uns et les autres, commençons par lister les principales critiques faites à la série. Tout d’abord, l’intrigue n’emmène jamais le spectateur au tribunal et encore moins dans une salle de délibération des jurés. «Cette série se contente d’élever la science forensique au statut de preuve universelle de culpabilité. Au fil des épisodes, elle est dépeinte comme une science infaillible», constatent les auteurs de l’article. Ils relèvent également que «les tests effectués conduisent souvent aux résultats attendus, qu’ils sont pratiquement toujours exempts d’erreurs de laboratoire ou de contamination quelconque, et ne sont jamais faussement interprétés». Autre idée erronée véhiculée par la série: faire croire que la technologie fournira toujours une réponse. «Elle semble considérablement négliger l’intervention humaine dans les opérations de comparaison et d’examen des traces matérielles», notent encore les auteurs.

La série exagère également les capacités analytiques utilisées en science forensique et la vitesse d’analyse des traces. Andy Bécue évoque la saison 14: un policier trouve une arme dans la voiture d’un automobiliste. Il veut savoir si la personne a manipulé l’arme et aurait donc des résidus métalliques sur les mains. «Il va utiliser un appareil permettant d’analyser ce type de résidus directement sur la scène. Et pif-paf-pouf, deux secondes plus tard, il a la réponse. C’est mythique!» Si on se réfère à la fiche technique de l’appareil qui existe vraiment, celui-ci a besoin d’au moins dix minutes pour afficher un résultat. Andy Bécue souligne également la débauche de moyens dont bénéficient les experts, alors que dans la réalité, les services ont un budget à gérer, que ce soit humain ou matériel. «Ce n’est parfois pas innocent. Il s’agit vraisemblablement de placements de produits. Aux États-Unis, ils ont tellement de juridictions avec des shérifs. Imaginons qu’ils voient tous ces appareils. Ils seront convaincus et voudront les acheter.»

Influence jusque dans les tribunaux

Si pousser certains shérifs à la dépense semble être un moindre mal, l’impact de la série sur les jurés peut avoir d’autres conséquences. Ce sujet est abondamment traité dans les pays qui connaissent encore les jurés choisis parmi la population, explique Andy Bécue. «La série Les Experts accroîtrait les attentes des jurés vis-à-vis du type de preuves forensiques qui pourraient ou devraient être présentées devant les tribunaux», des attentes que les articles consacrés à ce sujet qualifient d’irréalistes. Conséquence: il est à craindre qu’en l’absence de preuves matérielles, les jurés soient tentés d’acquitter un prévenu, et que les exigences des jurés qui regardent les séries policières soient plus hautes que les exigences de ceux qui ne visionnent pas ce genre de programme.

L’effet CSI se fait également sentir sur les procureurs et les avocats de la défense. Si l’image d’infaillibilité de la science forensique peut bénéficier à l’accusation – en donnant plus de crédibilité aux experts amenés à témoigner –  cette même réputation peut tout autant nuire à l’accusation en augmentant les attentes des jurés, et donc en favorisant la défense si les indices scientifiques ne sont pas disponibles. Match nul donc. 

Et comme l’effet Les Experts ne semble épargner personne, des recherches ont été menées auprès de juges et de criminels. Les premiers semblent subir des effets indirects. Comme le rappelle Andy Bécue, dans une étude réalisée aux États-Unis auprès de 89 juges, 61 % d’entre eux considèrent que les séries type Les Experts ont conduit à des attentes irraisonnables à l’encontre des indices matériels. «Les juges, tout comme les procureurs et les policiers, croient que l’effet CSI a contribué à augmenter le nombre d’acquittements à tort de prévenus, en s’appuyant sur des indices scientifiques insuffisants.» Quant aux criminels, il semblerait qu’ils n’échappent pas non plus à l’effet CSI. Eux aussi sont sensibles au poids de la preuve scientifique. Les auteurs de l’article expliquent que «plutôt que le poids et la quantité des indices, c’est la perception qu’en a le suspect qui importe: si l’indice est probant, mais qu’il n’est pas incriminant aux yeux du suspect, alors il est peu probable que ce dernier avoue. Par contre, si l’indice a une faible valeur probante, mais que le suspect le considère comme hautement à charge, les chances qu’il avoue augmenteront.» Il est à noter encore que «la perception par le criminel de l’importance de la trace matérielle, véhiculée notamment par les séries policières, peut faciliter les aveux de ce dernier lors des phases d’interrogatoire.» 

Olivier Ribaux. Professeur à l’École des sciences criminelles (Faculté de droit, des sciences criminelles et d’administration publique). Nicole Chuard © UNIL

Le postulat de Locard toujours actuel

Même s’il date de plus de quatre-vingts ans, le principe ou postulat de Locard, cher à l’expert du petit écran Gil Grissom, continue donc de revêtir toute son importance. Le postulat de Locard? Le professeur Olivier Ribaux résume la version connue en cinq mots «Tout contact laisse une trace». Et de préférer citer Edmond Locard (1877-1966) qui écrivait: «Tantôt le malfaiteur a laissé sur les lieux les marques de son passage,
tantôt, par une action inverse, il a emporté sur son corps ou sur ses vêtements les indices de son séjour ou de son geste.» Voilà qui paraît clair. Mais si traces il y a, encore faut-il les retrouver, ce qui n’est pas gagné d’avance. Auteur d’un ouvrage passionnant sur les traces 2), Olivier Ribaux prend l’exemple d’un criminel qui marche dans la neige. Évidemment, l’empreinte de sa semelle va s’imprimer sur la neige. Mais s’il pleut entre le moment du crime et celui de l’intervention policière, la trace va disparaître. Il peut bien sûr se passer bien d’autres choses encore. «Des cellules porteuses d’ADN – théoriquement il ne faut que quelques cellules d’ADN pour pouvoir extraire un profil ADN – sont peut-être quelque part, mais on ne les trouvera jamais parce qu’elles sont trop petites ou dispersées dans des endroits qu’on ne peut pas imaginer.» 

Un scénario pour mieux trouver

Au fait, pour un maximum d’efficacité, est-il mieux d’arriver avec un scénario en tête ou sans préavis sur une scène de crime? «C’est une question cruciale et la réponse est ambiguë. Sans scénario, on ne va pas pouvoir faire grand-chose sur la scène de crime, car faire des hypothèses les plus variées possible est un moyen, une méthode pour détecter et collecter des traces dans les endroits les plus prometteurs. Mais d’un autre côté, si l’on a des scénarios, on va ancrer et potentiellement biaiser notre recherche.» L’exemple typique: un policier appelé par la centrale d’engagement à se déplacer sur un suicide. «C’est classique, la personne va se rendre sur le site avec un a priori, parce que nos penchants naturels sont ce qu’ils sont. En se déplaçant sur un suicide et en voulant que ce qu’on va lire sur la scène de crime soit des informations relatives à un suicide, le risque est de créer un effet tunnel.» La solution? Elle consiste à lutter contre nos penchants naturels qui nous mènent à élaborer trop vite des explications. Le professeur Ribaux conseille de tenter une approche qui va du général au particulier. «Il faut repousser le plus longtemps possible le moment où l’on va développer les explications pour englober le maximum d’observations. Évidemment, c’est plus facile à dire qu’à faire, d’autant plus que le ciblage est une condition quasi nécessaire pour trouver des traces, car comment procéder autrement que cibler les endroits les plus prometteurs, sans imaginer comment les choses se sont passées?» 

La mission est d’autant plus difficile que les traces ont toutes les chances de disparaître avec les heures ou les jours qui s’écoulent. «Le temps qui passe, c’est la vérité qui s’enfuit», rappelle Olivier Ribaux. On saisit donc bien l’intérêt de faire des paris sur des explications. «Typiquement, si vous avez un incendie et que vous ne faites pas l’hypothèse de l’escroquerie à l’assurance au moment où vous avez accès aux lieux, vous n’aurez plus l’occasion de la faire plus tard, car l’endroit doit rapidement retrouver sa fonctionnalité habituelle. Ça ne veut pas dire que vous soupçonnez la personne d’avoir commis une escroquerie à l’assurance, ça veut dire que vous élaborez vos scénarios alternatifs, sans pré-conception. Par la suite, c’est l’enquête qui va dire si ces traces sont particulièrement intéressantes ou non.» 

Chercher selon ses compétences

Et qui l’eût cru, dans la récolte des traces, chacun a ses dadas. Une thèse écrite à l’Ecole des sciences criminelles 3) par Durdica Hazard s’est intéressée aux traces que les professionnels qui interviennent sur les scènes de crime ramenaient quantitativement et qualitativement. «Plusieurs études se sont intéressées à ce sujet. Elles montrent d’énormes différences entre les divers services de police, mais aussi à l’intérieur d’un même service. Il y a des gens qui ramènent beaucoup de traces et d’autres peu», raconte Olivier Ribaux. Il y a également des policiers qui relèvent plus de traces d’un certain type que celles d’un autre type. Certains sont passionnés par l’ADN, d’autres par les traces de doigts, d’autres encore par celles de peinture ou de verre. On voit que l’intérêt personnel des intervenants peut aussi jouer un grand rôle. On pense en effet qu’il est égal que ce soit A ou B qui aille sur la scène de crime, qu’il n’y aura pas de différence. En l’occurrence, c’est tout simplement faux, parce que les connaissances avec lesquelles on va sur les lieux ont une telle importance qu’il peut y avoir des décalages. «La marge de manœuvre qui est laissée à l’intervenant sur la scène de crime est énorme ; on parle de discrétionnarité. Et l’un des résultats extraordinaires de la thèse de Durdica Hazard révèle que les plus anciens investigateurs ramènent une diversité de traces plus large, alors que les plus jeunes ont tendance à se focaliser pas mal sur l’ADN.»

Si certaines traces disparaissent à cause des intempéries, que d’autres sont indétectables car enfouies dans des endroits inaccessibles et que d’autres encore échappent à la vigilance des investigateurs, qu’en est-il des traces que les criminels tentent de faire disparaître? Est-ce possible d’effacer des traces? «Tout dépend de la qualité du nettoyage. Certaines oui, mais d’autres sont plus difficiles à éliminer. Si on efface des traces de sang, il existe encore des techniques qui permettent de les révéler. Si on lime un numéro sur du métal – les numéros de châssis des voitures par exemple – on a encore des possibilités de les lire.» Il faut savoir que le fait d’effacer ou de tenter d’effacer des traces éveille la curiosité des policiers. «Parfois, l’effacement lui-même est une trace», remarque le professeur vaudois. Et d’évoquer la micro-goutte de sang qui a confondu Nordhal Lelandais, meurtrier de Maëlys, une fillette de huit ans. «Quand les investigateurs ont constaté qu’il avait nettoyé le coffre de sa voiture, évidemment, cela a attiré leur attention. Ils ont désossé sa voiture et retrouvé une goutte de sang de l’enfant dans un endroit inaccessible au nettoyage.» C’est cette trace décisive qui l’a amené à leur montrer où il avait déposé le corps de la fillette et à admettre le cas.

À ceux qui se demandent s’il est bien judicieux que séries télévisées en tout genre, romans policiers et autres articles dévoilent autant de détails sur les traces laissées lors de crimes ou de cambriolages, Olivier Ribaux est affirmatif. «Je pense qu’il ne faut pas avoir peur de parler des techniques, parce que contrôler l’ensemble de ses gestes, dans toute leur transversalité, c’est quelque chose de quasiment impossible.» Même mettre des gants n’empêche pas de laisser des traces. «Par exemple, si vous volez une voiture et que vous roulez plusieurs centaines de kilomètres, est-ce que vous allez laisser vos gants durant tout le trajet? Ou lors d’un cambriolage, s’il y a une pile de papiers sur un bureau, il arrive que des auteurs enlèvent leurs gants, même inconsciemment, pour trier les feuilles.» Depuis l’apparition du Covid-19, nous avons l’impression de découvrir que l’être humain, sans même s’en rendre compte, se touche sans cesse le visage.  Si un criminel ganté ne va plus laisser de traces papillaires, il va laisser d’autres types de traces, comme de l’ADN en se touchant le visage puis des objets, par exemple.

Au fait, effet CSI et principe de Locard confondus, quelle est l’importance des traces dans la résolution d’une affaire criminelle? Andy Bécue explique: «Aujourd’hui, il y a clairement un biais causé par les séries qui donnent l’impression que toutes les enquêtes sont résolues grâce à la collecte et à la détection des traces. De fait, une grande partie du travail de résolution provient également de l’enquête traditionnelle, soit l’enquête de voisinage, les témoignages, etc.» La méthode classique a donc encore de beaux jours devant elle.

1) L’effet CSI: État de l’art sur un phénomène aux multiples facettes. Par Betina Borisova, Julie Courvoisier, Andy Bécue (2016). Revue inter-nationale de criminologie et de police technique et scientifique (RICPTS) 69: 227-246

2) Police scientifique, le renseignement par la trace. Par Olivier Ribaux. Presses polytechniques et universitaires romandes (2014), 520 p.

3) La pertinence en science forensique: une (en)quête épistémologique et empirique. Par Durdica Hazard. Thèse de doctorat (science forensique) ESC, UNIL (2014). unil.ch/files/live/sites/esc/files/
shared/DHazard_These_2014.pdf

Laisser un commentaire