Le Val d’Arpette sous la loupe des scientifiques

Voilà un vallon magique, au-dessus du lac de Champex (VS), qui se prête au jeu de la balade et à l’intérêt des biogéographes. Un environnement parfait pour suivre de près les impacts du réchauffement climatique sur les forêts subalpines.

Matin glacial, lorsque la nature semble immobile, endormie pour l’hiver. Au-dessus du lac de Champex (VS), le relais d’Arpette (1600 m) est en pause, le parking vide, le silence règne (no4 sur la carte dans la galerie ci-dessus. La balade peut être allongée en commençant au point 1). Le vallon s’étire dans l’ombre, croustillant de givre, avec ses flaques gelées, tandis que le soleil rase les crêtes sans vouloir descendre. Seule la rivière du Durnand caracole, traverse en scintillant cette haute plaine. 

Mais cette nature en repos n’est pas muette. Au contraire, elle a même beaucoup à dire. Oui, il y a des signes à lire, des indications à relever pour qui sait les voir. D’ailleurs, plusieurs études scientifiques sont en cours tout au long de l’année dans ce val à la beauté sauvage. «Avec ses deux versants aux expositions contrastées entre nord et sud et peu d’influence de l’humain, c’est un site parfait pour observer la réponse des végétaux au réchauffement climatique, voir comment celui-ci modifie leur croissance et leur distribution géographique », explique Lucienne Roh, médiatrice scientifique pour le Jardin botanique Flore-Alpe de Champex et le Centre alpien de phytogéographie (CAP), rattaché académiquement au Département d’écologie et d’évolution et partenaire régional du Centre interdisciplinaire de recherche sur la montagne de l’UNIL.

L’arole grimpe en altitude

Parmi les différents projets de recherche lancés à long terme, l’un d’entre eux suit l’évolution de l’arole depuis près de trente ans. Cet arbre patrimonial, Pinus cembra, est un bon élève pour les biogéographes. Comme le mélèze ou le pin de montagne, il vit habituellement à l’étage subalpin, situé pour la région entre 1500 et 2300 m, et forme localement en Valais la limite supérieure de la forêt. Depuis plusieurs décennies, l’arole s’est mis à croître plus rapidement et à grimper davantage en altitude, colonisant peu à peu l’étage alpin et entrant en compétition avec des espèces herbacées de plus petite taille. 

«Les températures ont augmenté d’environ 2°C dans les Alpes depuis la fin du XIXe siècle. Cela correspond à une remontée potentielle de la limite de la forêt et des arbres de plus de 300 m!», explique Lucienne Roh en levant les yeux sur les clochers d’Arpette. Un massif rocheux sur l’adret, dont la crête est justement en train d’être cartographiée. Sur ce versant particulièrement raide, exposé au sud, on distingue clairement quelques spécimens conquérants, qui réussissent à coloniser l’étage alpin. «On y a repéré un arole à l’altitude record de 2795 m pour une croissance qui dépasse parfois les dix centimètres par année.»

Dégel du permafrost

Ainsi donc, les arbres se déplacent. Comme nous, ils cheminent, se mettent en marche, se réfugient. Mais où iront-ils si la température augmente encore de 4°C, tel que prévu pour la fin du XXIe siècle? Les hauts sommets ne sont pas extensibles à l’infini. Certains d’entre eux sont de véritables «îles dans le ciel», comme on les appelle, et abritent des plantes alpines spécialisées pour se maintenir à la limite de la forme de vie des végétaux, parfois rares et endémiques. Et qui, faute de territoire, pourraient être amenées à disparaître. Qui seront les gagnants et les perdants? Vaste question à laquelle observations et modélisations permettent de répondre. Pour l’heure, le sentier continue de serpenter en pente douce vers le fond de la vallée. Lucienne Roh s’arrête et se retourne, le temps de jeter un coup d’œil au Catogne. Le massif aux larges épaules peut se lire comme un livre ouvert: «On voit que le végétal monte et que le minéral descend», résume la spécialiste. Le gel et le dégel des roches, le dégel du permafrost et les précipitations désormais de plus en plus extrêmes contribuent à transporter rochers et sédiments plus bas dans les vallées: la montagne s’effondre, se ravine en longues cicatrices brunes, tandis que les conifères grappillent des espaces d’altitude.

Lucienne Roh. Médiatrice scientifique pour le Jardin botanique Flore-Alpe de Champex et le Centre alpien de phytogéographie (CAP). Nicole Chuard © UNIL

À côté du Durnand, les épilobes échevelés tendent leur barbiche blanche et bouclée. Mais dans ce décor immobile se dresse soudain un petit arole au vert persistant, planté dans une vieille souche. Voilà donc le sujet du jour, à portée de main! On le reconnaît à ses longues aiguilles douces, rassemblées en fascicule de cinq (contrairement au pin sylvestre et pin de montagne qui ont des bouquets de deux). «Il a une croissance rythmique, que l’on peut mesurer facilement, puisque la distance entre les rameaux latéraux correspond à une année. C’est un arbre qui croît lentement au début, mais qui peut facilement gagner 20 cm par an par la suite», raconte Lucienne Roh.

Il faut dire quand même que cet endurant montagnard, qui peut s’enraciner sur des éperons rocheux, bénéficie d’un solide allié: le cassenoix moucheté. Comme le corvidé se nourrit des pignons de l’arole, il a pour habitude de les cacher notamment hors de portée de l’écureuil, donc au-dessus de la limite forestière. «Le cassenoix choisit souvent des crêtes, des cailloux, des lieux remarquables pour ses cachettes, afin de les retrouver facilement pendant l’hiver. Avec le réchauffement climatique, les conditions deviennent favorables à leur germination à plus haute altitude », explique Lucienne Roh.

Genévriers et myrtilliers

Le temps de traverser un mélézin, tapissé de genévriers et de myrtilliers – grands gagnants du réchauffement –, on amorce un virage vers la gauche en direction de l’autre versant de la vallée. On laisse pour aujourd’hui le sentier qui file droit vers la Fenêtre d’Arpette. Sur le versant opposé se déroule une expérience de réchauffement, le projet ITEX, depuis plus de vingt ans. Huit mini-serres ouvertes y sont installées du printemps à l’automne, afin d’observer l’évolution de la végétation quand l’augmentation moyenne de la température est de 2°C. «On y voit les saules atteindre 50 cm, alors que les plantes alentour sont au ras du sol», précise la scientifique.

Mais restons sur le sentier, qui vire à gauche et longe une aulnaie. Changement de versant et de décor. Passage à l’ombre humide où l’aulne vert, espèce pionnière, a tapissé une bonne partie de l’ubac, zone de couloirs lessivés par les avalanches et les éboulements. «Voilà un autre gagnant du réchauffement. Mais l’aulne vert est un fixateur d’azote. Sa présence rend le sol plus riche, ce qui peut être défavorable à certaines petites plantes alpines.» Ce qui n’est visiblement pas le cas de l’impératoire, cette grande vivace qui prospère en terrain humide, et que l’on retrouve au pied des aulnes, en compagnie des fougères.

Aroles multicentenaires

C’est sur ce versant moins exposé, mais au sol plus profond, que l’on croise les plus hauts et les plus vieux aroles. Certains spécimens multicentenaires sont franchement majestueux, avec leurs branches en forme de candélabre, qui se transforment carrément en nouvel arbre. «L’arole a cette capacité de survivre après la foudre ou à une cassure», explique Lucienne Roh. Quelques cônes abîmés traînent sur le sol, mais font partie de ces signes que les spécialistes observent attentivement, comme les bourgeons de feuilles, d’aiguilles ou de cônes et de fleurs: «Nous enregistrons les températures et l’apparition des phases récurrentes du développement de la végétation comme les dates d’émergence et de la chute des feuilles.» Cette collecte d’informations s’inscrit dans le cadre du programme Phénoclim, lancé en 2004 par le CREA Mont-Blanc (Centre de recherche sur les écosystèmes d’altitude), un observatoire participatif qui fait appel aux bénévoles, afin de rassembler le plus grand nombre de données possibles sur la phénologie d’espèces animales et végétales.

Autant d’informations qui permettent déjà de relever deux phénomènes: en altitude, la sortie de dormance des végétaux se fait de plus en plus tôt – l’apparition des aiguilles du mélèze a avancé de trente-trois jours en cinquante ans –, alors qu’en plaine, elle peut être retardée. «Cela s’explique par le fait que les arbres décidus (qui perdent leurs feuilles ou leurs aiguilles en hiver) ont besoin de recevoir une certaine dose de froid pour que leurs bourgeons puissent se développer au printemps», explique Lucienne Roh, qui pointe encore le fait que ce changement des rythmes de la nature, ce décalage des phases phénologiques, peut entraîner une désynchronisation problématique entre la faune et la flore. Par exemple, entre végétaux et insectes herbivores contrôlés par la température et des oiseaux insectivores dont le développement est calé sur la lumière.

On entame la descente entre les mousses jaunes, qui tournent à l’or sous le givre, les ombelles qui vacillent sur leur pied, les lichens accrochés au bois mort, signes d’un air de qualité. On coupe soudain à travers la forêt par un petit chemin bondissant aux herbes cuivrées, affalées sous le froid, avant de rejoindre la rivière qui descend vers le relais d’Arpette. Ainsi le paysage change, comme depuis la nuit des temps, mais en accéléré cette fois. Les Alpes, ne seront-elles plus le hot spot de la biodiversité? «Les inventaires répétés de la flore alpine, tels que ceux effectués par le CAP, permettent d’observer une augmentation du nombre d’espèces, mais en fait, ce sont des espèces de basse altitude que l’on retrouve plus haut. On risque à terme de se diriger vers une banalisation de la flore alpine jusqu’ici très riche», relève encore Lucienne Roh, qui a l’habitude d’organiser des balades accompagnées en toutes saisons. «Notre but est aussi d’émerveiller et de donner des clés pour comprendre. Quand les gens se prennent au jeu, ils deviennent alors des ambassadeurs pour communiquer à leur tour sur ces enjeux.» /

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