Le Schwyzerdütsch, c’est «zimmli easy» 

Ce n’est pas un Witz. Les dialectes alémaniques, ça s’apprend. Et plus facilement qu’on ne l’imagine.

© Deagreez / iStock

C’est difficile à croire, tant les préjugés sont tenaces. Et pourtant, les Romands auraient des aptitudes insoupçonnées pour le Schwyzer­dütsch! «Ils se sous-estiment. Les francophones qui ont fait 8 ans d’allemand à l’école en savent beaucoup plus qu’ils ne l’imaginent», témoigne Bernarda Frank, qui enseigne cette matière au Centre de langues de l’UNIL, où le dialecte des Alémaniques est au programme depuis les années 2000.

Cette Grisonne, qui donne aussi des cours d’allemand standard, observe que les progrès sont plus rapides et plus spectaculaires avec le Schwyzerdütsch. «Les personnes qui suivent ce cours à l’UNIL passent très vite du niveau débutant au niveau A2 (ou même B1), parce qu’ils ont déjà acquis l’essentiel de ce qu’il faut savoir pendant leur scolarité obligatoire.» Ce qu’il leur manque, c’est un kit de conversion qui explique comment les Alémaniques transforment le Hoch­deutsch en dialecte. Avec cette clé (que nous vous livrons en page 48), «ils découvrent rapidement que le dialecte n’est pas un aussi grand mystère qu’ils ne l’imaginent». Pour Bernarda Frank, cette incompréhension résulte d’un malentendu: «Les Romands pensent qu’ils ont appris une langue qui ne sert pas beaucoup lors des voyages en Suisse allemande, et ils se demandent pourquoi en apprendre une autre, alors qu’il s’agit juste d’apprendre à prononcer les mots autrement.»

Bernarda Frank. Enseignante de suisse allemand au Centre de langues de l’UNIL. Nicole Chuard © UNIL
Bernarda Frank. Enseignante de suisse allemand au Centre de langues de l’UNIL.
Nicole Chuard © UNIL

David Raedler confirme. Cet avocat, chargé de cours à l’UNIL, a suivi le cours de Schwyzerdütsch pour des raisons professionnelles, «après un parcours scolaire romand ordinaire, qui inclut de ne pas aimer l’allemand». Ce député au Grand Conseil a été tellement convaincu par l’expérience qu’il a proposé, à la fin 2023, que le dialecte soit enseigné à l’école aux jeunes Vaudois. «Pas à la place du Hochdeutsch, mais sous forme de sensibilisation.» Avec cette idée, qui a été acceptée par le Grand Conseil et transmise au Conseil d’État pour évaluation de sa faisabilité, David Raedler n’imaginait pas provoquer autant de réactions épidermiques. «J’ai déposé de nombreuses motions sur des sujets de mobilité, qui sont des thèmes souvent clivants, mais elles ne m’ont jamais valu autant de réactions. Des inconnus m’ont appelé sur mon portable pour m’injurier. On touche visiblement une corde sensible.»

De fait, cette pratique du dialecte est probablement LE sujet qui divise le plus les Romands et les Alémaniques. Plus grave que les divergences sur l’entrée de la Suisse dans l’EEE et plus choquant que ce menu zurichois qui propose de tremper des morceaux d’ananas dans une fondue, le Schwyzerdütsch est le ciment du Röstigraben.

«Ils pourraient parler le bon allemand.»

Parmi les explications de ce malentendu durable, il y a un classique du voyage en Suisse. Ce grand moment de solitude que vit un Romand débarquant à Bâle, Berne ou Zurich, après avoir sué des heures sur des Wortschatz et des règles grammaticales en forme de aus.bei.mit.nach.seit.von.zu. Malgré 8 ans d’efforts, il ne comprend rien dès qu’un Alémanique lui adresse la parole, bref, il se découvre profondément welsch.

Cette expérience extrêmement frustrante se traduit généralement par un commentaire un peu aigre, en forme de: «Ils pourraient quand même parler le bon allemand». De son côté, David Raedler «comprend la frustration, parce que j’ai ressenti la même. Mais il faut corriger un point: le Schwyzerdütsch n’est pas du mauvais allemand, comme je l’ai cru pendant des années. C’est une langue plus ancienne que le Hochdeutsch que nous apprenons à l’école».

Et puis, «c’est la langue parlée des Alémaniques, alors que le Hochdeutsch est plutôt la langue privilégiée à l’écrit», précise Bernarda Frank. Maintenant, dans la pratique, il arrive de plus en plus que les Alémaniques écrivent en dialecte, notamment sur les téléphones portables.

David Raedler. Avocat, député au Grand Conseil vaudois. Chargé de cours en Faculté de droit, des sciences criminelles et d’administration publique. Nicole Chuard © UNIL

Ce n’est pas une langue de vieux

Cet usage du Schwyzerdütsch dans les SMS et les Whats­App vient contredire un autre cliché tenace. Le dialecte n’est pas la langue folklorique des vieux bergers suisses aux bras noueux qui s’accrocheraient à leurs traditions antédiluviennes. «C’est une langue très vivante que les plus jeunes utilisent beaucoup. On peut aussi lire de nombreux livres d’enfants en dialecte, comme Schellen Ursli, Heidi, et même le Petit prince, traduit Dr chlii Prinz», raconte Bernarda Frank. 

Mais comment peut-on préférer ce qui ressemble à de «l’allemand, mais craché», selon la formule à succès de l’humoriste Marie-Thérèse Porchet? Et pourquoi les Alémaniques évitent-ils autant le «bon» allemand, qui est bien plus utile en dehors de Suisse? Quand on lui pose cette question, Bernarda Frank renvoie au Manuel de survie en Suisse allemand, Hoi et après, qu’elle utilise dans ses cours. L’ouvrage donne trois raisons principales à cette préférence pour le dialecte. La première, c’est que le Hoch­deutsch est une langue étrangère pour les Alémaniques comme pour les Romands. Leur moyen de communication de base est le Schwyzerdütsch. La deuxième raison, c’est un ressentiment historique face à l’Allemagne, particulièrement marqué pour les personnes qui ont vécu la Seconde Guerre mondiale. La troisième raison, c’est un sentiment d’infériorité géographique face au grand voisin d’à côté, qui pousse les Alémaniques à marquer leur singularité, comme le font les Romands avec les Français.

Cet usage du dialecte permet encore aux habitants d’un canton de se différencier de ses voisins, car, c’est bien connu, le Schwyzerdütsch des Zurichois n’est pas celui des Bâlois. «Chaque année, il y a des rankings qui désignent les plus jolis dialectes. Le Grison est souvent sur le podium, mais je pense que c’est lié au fait que c’est un canton de vacances et qu’on associe ce dialecte à une émotion positive», observe Bernarda Frank. Ces nombreuses variations cantonales du dialecte alémanique sont d’ailleurs l’argument préféré de ses détracteurs, qui assurent qu’il est impossible d’enseigner LE Schwyzerdütsch, parce qu’il n’existe pas sous une forme standardisée.

La langue politique

«C’est vrai que la langue varie d’un canton à l’autre, et parfois d’une vallée à l’autre, mais il y a quand même un tronc commun», répond l’enseignante de l’UNIL. Et puis, il ne faudrait pas exagérer l’importance de ces différences. 

Les Alémaniques se comprennent généralement très bien dans leurs dialectes. La preuve dans Arena, la plus importante émission politique du pays. Sur cette scène, où l’on peut convaincre un maximum d’électeurs, les invités s’expriment désormais en Schwyzerdütsch. «Pour débattre, on utilise plus volontiers la langue dans laquelle on est le plus à l’aise. Ayant vu le passage du Hochdeutsch au dialecte dans cette émission, je dois dire que c’est plus vivant après», observe David Raedler.

Admettons que les Alémaniques parlent le dialecte entre eux, reste à comprendre pourquoi il faudrait apprendre cette langue quand on est Romand? «La première utilité, c’est de pouvoir échanger facilement avec les Alémaniques, répond David Raedler. C’est leur langue de conversation, celle qu’ils utilisent dans les domaines social, culturel, et aussi beaucoup dans le domaine professionnel. Quand vous travaillez dans une entreprise qui a des centres décisionnels à Berne ou à Zurich, et cette situation est très fréquente en Suisse, cela peut devenir un atout important.» À ce sujet, Bernarda Frank «conseille toujours à ses étudiants de mettre l’attestation du cours de Schwyzerdütsch dans tous leurs dossiers de postulation. Ça montre leur ouverture d’esprit, et le dialecte est un avantage.»

Faut-il comprendre que le «bon» allemand ne suffit pas? «Cela suffit si vous ne faites que lire, et que vous vous limitez aux milieux officiels, parce que la langue officielle, c’est l’allemand, précise David Raedler. Mais dès que vous sortez de là, le dialecte reprend vite le dessus. Ne pas le comprendre, sans aller jusqu’à le parler, ça vous coupe des discussions informelles, qui sont souvent importantes. Et cela vous ferme également tout le monde culturel suisse alémanique, qui est – précisément – en suisse allemand.»

C’est difficile de faire faux!

Le problème, c’est que cette incompréhension est appelée à durer. D’abord parce que les Romands sont hermétiques à la question, et aussi parce que les Alémaniques ne défendent pas vraiment leur idiome. «Ce qui m’a frappé, c’est cette double relation au Schwyzerdütsch. J’observe un côté petit frère énervé chez les Romands, analyse David Raedler. Et d’un autre côté, je vois que les Alémaniques ne montent pas au front. Curieusement, leurs élites ne défendent pas vraiment cette pratique. Ils expliquent que ce n’est pas une langue, que c’est du folklore, alors qu’ils se parlent en dialecte tous les jours.»

À ce stade, et avant que tout le monde ne se parle en anglais, il reste à tenter de convaincre les Romands d’essayer le dialecte. Le meilleur argument, c’est de rappeler leurs pires souvenirs scolaires, pour expliquer que le Schwyzerdütsch, c’est plus facile que l’allemand. «Comme c’est une langue parlée, avec des différences régionales, il est beaucoup plus difficile de faire faux, et il y a plusieurs manières de faire juste, rassure Bernarda Frank. C’est plus ludique, parfois un peu déstabilisant pour certains, mais c’est la réalité.» 

Bref, au risque de se répéter, le Schwyzerdütsch, c’est «zimmli easy». Sorry, das hani nöd verschtande. Chönntsch das nomol säge? (Désolé, je n’ai pas compris. Vous pourriez répéter?)

Article suivant: Le Schwyzerdütsch pour les nuls

Laisser un commentaire