Alors que cette arme, chère à Agatha Christie, n’est quasiment plus utilisée par les assassins ordinaires, elle intéresse désormais les espions et les terroristes, qui y ont recouru à plusieurs reprises en 2018.
Le Novitchok et la ricine auront marqué l’année 2018. Les deux substances témoignent en effet du grand retour des poisons sur la scène internationale du crime, alors que cette arme était un peu passée de mode, après des millénaires de succès jamais démenti. Le 4 mars, le grand public découvrait en effet l’existence du Novitchok. Ce toxique de fabrication soviétique a été utilisé en Angleterre, dans un jardin public de la petite ville de Salisbury, pour tenter d’assassiner un ex-espion russe. Sergeï Skripal, un ancien agent de renseignement militaire passé à l’Ouest, sa fille Ioulia et l’officier de police anglais qui leur a prêté secours, ont été gravement empoisonnés par un agent neurotoxique, le Novitchok, qui signifie «nouveau venu» dans la langue de Soljenitsyne.
Le Novitchok, cette arme chimique russe
Cette substance, créée dans les années 70, est une invention du «Laboratoire des poisons» de l’ex-URSS. Il s’agirait d’une série de gaz innervants les plus toxiques jamais conçus. Ces agents ont été décrits pour la première fois en 1995 par un scientifique russe qui a fait défection. Ce sont des armes chimiques dites binaires, parce qu’on les produit peu avant de les utiliser en faisant réagir deux composés qui sont beaucoup moins toxiques lorsqu’ils ne sont pas mélangés.
«Le Novitchok fait partie de ces poisons neurotoxiques dits innervants, qui inhibent une enzyme, l’acétylcholinestérase, dont la présence est indispensable au niveau de la transmission de l’influx nerveux chez l’homme, explique Patrice Mangin, professeur honoraire à l’UNIL et fondateur du Centre universitaire romand de médecine légale. Quand cette enzyme est inhibée, les gens font une paralysie respiratoire, puis un arrêt cardiaque et ils décèdent. Le Novitchok est comparable au gaz sarin, comme au VX, des produits qui sont rendus de plus en plus puissants par des techniques de synthèse chimiques, mais qui sont normalement des armes interdites par des conventions internationales.»
La «bombe sale» à la ricine
La ricine, quant à elle, se révèle au grand public le 11 mai, quand le ministre français de l’Intérieur, Gérard Collomb, annonce à la télévision que ses Services ont déjoué une tentative d’attentat au cours de laquelle les terroristes pensaient utiliser ce poison. Le 20 juin, c’est au tour de la police allemande de contrer un projet similaire. Dans les deux cas, les terroristes avaient fait allégeance à l’état islamique. Et ils s’étaient documentés sur Internet pour apprendre à confectionner une «bombe sale» avec de la ricine, un poison 6000 fois plus toxique que du venin de crotale.
«?La bombe, c’est le système qui permet de répandre un nuage de poudre de ricine dans l’atmosphère. Et la ricine ainsi pulvérisée, c’est une arme chimique, précise Patrice Mangin. Habituellement, quand on évoque ce genre de substances, on pense à la Syrie et on voit un avion qui largue des gaz, ou on se souvient de la guerre mondiale de 14-18, avec ces histoires de gaz moutarde dans les tranchées. Mais les poudres peuvent également constituer des armes chimiques extrêmement dangereuses et efficaces.?»
Elles ne sont pas les seules à inquiéter les états sous la menace terroriste. «Il y a un autre type d’empoisonnement possible, dont on parle beaucoup moins, rappelle Patrice Mangin, c’est l’usage de microbes ou de bactéries, comme la bactérie du charbon, dont on a pu craindre qu’elle soit utilisée aux états-Unis. C’est dangereux à manipuler, ça demande de se procurer des souches qu’on ne trouve pas à la pharmacie du coin, mais, avec un grand savoir-faire en laboratoire, on peut glisser de telles substances dans des enveloppes pour déclencher une contamination à grande échelle.»
Les grands empoisonneurs de l’Histoire
Si le poison vient s’ajouter à la longue liste des armes qui intéressent les terroristes, c’est encore parce que ces substances renvoient à un imaginaire terrible. Pour le grand public, le poison est en effet associé à quelques-uns des pires criminels de l’Histoire. Y compris des terroristes, comme la secte Aum Vérité Suprême, dont les adeptes ont semé la mort dans le métro de Tokyo, en 1995, faisant 29 morts et 6500 blessés lors d’une attaque au gaz sarin.
Plus loin dans le temps, on pense à Agrippine, la femme de l’empereur Claude, qui voulait asseoir son fils Néron sur le trône de Rome, et qui aurait engagé la Gauloise Locuste, une spécialiste des champignons vénéneux. A la Renaissance, les Borgia ont été considérés comme des empoisonneurs en série. Le père, Rodrigo, est devenu pape sous le nom d’Alexandre VI, et il éliminait ses ennemis avec un mélange nommé Cantarella qui mêlait de l’arsenic, du phosphore et de l’acétate de plomb. Quant à son fils César, il portait une bague permettant d’empoisonner quelqu’un en lui serrant la main.
Cette époque angoissante a laissé des traces insoupçonnées, jusque dans nos habitudes apéritives, rappelle Patrice Mangin. «Comme les empoisonnements étaient fréquents, les gens ont pris l’habitude de trinquer en tapant leurs verres les uns contre les autres, de manière à échanger un peu de leurs breuvages respectifs. C’était juste pour vérifier qu’on pouvait avaler la boisson sans risque. On regardait la personne dans les yeux, pour tenter de découvrir un signe d’inquiétude dans son regard au moment de l’échange des liquides.»
Une arme chère à Agatha Christie
Par la suite, les poisons ont encore joué un rôle vedette dans de très nombreux romans d’Agatha Christie, car la romancière, qui était infirmière de formation, a souvent mis en scène l’usage de «poisons intraçables» et de mélanges chimiques aux effets variés, du cyanure de potassium dans le whisky à l’acide prussique dissout dans le champagne. Agatha Christie n’a pas exagéré. «Le poison est une technique d’homicide courante, pratiquement jusqu’à la fin du XIXe siècle, rappelle Patrice Mangin. On empoisonnait avec de l’arsenic, du plomb, du mercure ou des plantes. Mais au XXe siècle, le nombre de ces crimes a vraiment diminué à partir du moment où l’on a commencé à pouvoir détecter ces substances. Pour l’arsenic, il y a eu la fameuse technique de Marsh, puis les alcaloïdes ont été détectés par des chromatographies, et, petit à petit, le meurtre par empoisonnement est devenu rare.»
Aujourd’hui, «les toxicologues ont des techniques d’investigation larges, avec des banques de données. Toutes les détections se font pratiquement par spectrométrie de masse, avec l’informatique et des bibliothèques contenant des milliers de produits, précise l’expert de l’UNIL. Bien sûr, il reste des substances que vous devez chercher, comme le cyanure, mais cela fait partie de la panoplie du toxicologue forensique. Il y a aussi des substances comme la ricine, à qui on ne pense pas forcément, et des poisons plus difficiles à trouver, comme des toxiques végétaux qui sont heureusement très peu utilisés.»
Désormais, en Suisse, la plupart des crimes sont commis avec une arme à feu ou une arme blanche. Le poison n’est plus guère utilisé que dans des cas rarissimes. «Des meurtres par empoisonnement, j’en ai rarement vu durant ma carrière, relève Patrice Mangin. Quand on a affaire à un empoisonnement, actuellement, il s’agit soit d’un accident lié à de la prise de drogue, ou c’est un cas à visée suicidaire.»
Les parapluies bulgares piquent
Alors qu’il disparaît progressivement des affaires de droit commun, le poison revient à la mode dès les années 60 chez les espions qui vont privilégier cette arme pour se faire la guerre. En témoigne notamment la célèbre affaire des parapluies bulgares. En 1978, l’écrivain émigré Georgi Markov est piqué par la pointe d’un parapluie, alors qu’il attend son bus dans une rue de Londres. Il tombe malade le soir même et meurt quelques jours plus tard. On apprendra après la chute du Mur que les dirigeants bulgares d’alors ont demandé aux empoisonneurs du KGB (les Services secrets soviétiques) de s’occuper de lui.
«Les Anglais ont fait très fort en identifiant le poison utilisé dans cette affaire des parapluies, apprécie Patrice Mangin. Il faut savoir que l’identification analytique de la ricine, c’est très difficile. Ce qui a mis la puce à l’oreille des enquêteurs, c’est la découverte de la petite capsule perforée qui contenait le poison. Comme elle était métallique, elle était radiologiquement visible, mais il fallait encore identifier le contenu, ce qui n’a pas été simple.»
Le poison des espions
La ricine se trouve dans les graines d’un arbuste très commun, d’origine africaine et qui est en vente libre. On en tire également la célèbre huile de ricin, qui a dégoûté d’innombrables enfants forcés d’en faire une cure. «L’huile de ricin ne contient normalement pas de ricine sauf si elle est insuffisamment purifiée. En effet, après broyage des grains et extraction de l’huile, la ricine se trouve dans le tourteau résiduel dont elle peut ensuite être extraite. La différence entre l’huile et le poison, c’est donc la quantité et la concentration. Le poison, il faut l’extraire et ce n’est pas simple à réaliser», explique Patrice Mangin. Cette ricine peut être utilisée sous forme de liquide, comme dans l’affaire des parapluies bulgares, ou sous forme de poudre, comme l’envisageaient les terroristes de l’état islamique récemment arrêtés. «Quand elle est injectée, la ricine a des propriétés assez extraordinaires pour un espion, parce que c’est un poison très violent, plusieurs milliers de fois plus efficace que le cyanure, précise Patrice Mangin. Mais c’est aussi comme l’amanite phalloïde, une substance qui procure un intervalle entre le moment où elle est injectée, et le moment où elle produit ses effets. Il n’y a pas de symptômes tout de suite: il faut attendre 18-24 heures, voire 48 heures, pour que se produisent une grave insuffisance rénale et la destruction du foie.» Pour un espion qui cherche à empoisonner sa cible avant de disparaître, cet intervalle est appréciable. En revanche, en cas d’exposition par inhalation d’un aérosol de poudre, les effets toxiques apparaissent plus rapidement sous forme d’irritations oculaires et respiratoires, pouvant aboutir à un syndrome de détresse respiratoire aiguë et au décès.
Les tontons empoisonneurs
On observera que cette histoire de ricine et de parapluies bulgares nous ramène, une fois encore, au «Laboratoire des poisons» de l’ex-URSS, dont le fonctionnement a été dévoilé par un livre d’Arkadi Vaksberg paru en 2007. Les Soviétiques, et, désormais, les Russes, ne sont pourtant pas les seuls à utiliser de tels moyens. Les Français ont empoisonné un ex-trafiquant d’armes allemand, Manuel Leopold, en 1957, en utilisant une sarbacane et du curare. A la même époque, les tontons flingueurs français ont aussi empoisonné Felix Mounier, un dirigeant politique camerounais, avec du thallium.
Quant aux Américains, ils ont multiplié les tentatives contre le dirigeant cubain Fidel Castro, en aspergeant notamment une boîte de ses cigares préférés à la toxine botulique. Et des agents du Mossad, les Services secrets israéliens, se sont fait arrêter en Jordanie, en 1997, après avoir empoisonné le dirigeant du Hamas Khaled Mechaal. Enfin, l’an dernier, à l’aéroport de Kuala Lumpur, les Nord-Coréens ont exécuté le demi-frère de leur dirigeant Kim Jong-un, devant les caméras de sécurité, en utilisant une dose d’agent VX, un neurotoxique classé parmi les armes de destruction massive par l’ONU.
Le savoir-faire soviétique
Si la plupart des espions recourent aux poisons, les Russes l’ont probablement utilisé plus que les autres. Et la fin de la Guerre froide ne semble pas avoir provoqué la fermeture du fameux Laboratoire des poisons de l’ex-KGB. Ces dernières années, les morts suspectes d’espions ont continué, Sergeï Skripal n’étant que le dernier d’une très longue liste où figurent de nombreux transfuges comme Alexandre Litvinenko, empoisonné au Polonium 210 en 2006 à Londres. à côté des ex-espions liquidés parce qu’ils avaient trahi, on trouve encore des journalistes, comme Anna Politkovskaïa (qui a survécu à une tasse de thé empoisonnée) et des dirigeants de pays étrangers jugés hostiles, comme le candidat à la présidentielle ukrainienne Viktor Iouchtchenko, qui est tombé malade durant la campagne, victime d’un empoisonnement à la dioxine.
Voilà pour les nombreux cas avérés. Il faut encore ajouter à cette liste d’innombrables cas suspects, comme la mort du leader palestinien Arafat, sujet sur lequel a travaillé Patrice Mangin. «Dans cette affaire, c’est le contexte qui oriente l’enquête vers l’empoisonnement. On a vu apparaître chez Yasser Arafat des troubles extrêmement brutaux, avérés, et qu’on ne peut pas expliquer. Dans ce cas, si empoisonnement il y a eu, le poison utilisé a probablement été du polonium 210. Cet élément radioactif est solide, et il se présente en poudre comme du sel dans un petit flacon. Il peut être versé dans une boisson et la personne avale son polonium, qui va émettre ses rayonnements alpha dans le verre, puis dans le corps. Dans le cas de Yasser Arafat, il y avait une teneur anormalement élevée en polonium 210», qui a fait l’objet de nombreux tests, afin d’expliquer sa présence. Au terme de ces travaux, «l’empoisonnement n’a pas été complètement démontré, même s’il y a une forte suspicion», note l’expert de l’UNIL.
Reste à expliquer ce qui est peut-être le plus surprenant dans ce grand retour du poison: l’usage de ces substances à une époque où elles n’ont quasiment aucune chance de passer inaperçues. Patrice Mangin le justifie notamment par leur usage «relativement facile»: «Enduire des poignées de porte de la maison où habite la cible avec du Novitchok, ou préparer une bombe sale avec de la ricine, c’est quand même moins compliqué que de mettre en place la logistique qui a permis des attentats de masse comme ceux du 11 Septembre ou de Paris». à cet avantage pratique, il faut ajouter un atout symbolique. Les empoisonneurs du XXIe siècle ne choisissent plus cette arme pour frapper dans l’ombre, mais pour faire passer un message de terreur (chez les islamistes) ou, dans le cas des espions, pour montrer qu’ils peuvent agir partout, impunément, et signer leur crime.
Tout peut devenir poison
Dans les cas d’empoisonnement, on parle de gaz, de poudres et de liquides. à force, on s’y perd un peu. Empoisonner, ça veut dire quoi? «On empoisonne quelqu’un quand on introduit dans son organisme un élément étranger qui est incompatible avec les fonctions essentielles de la vie, et qui peut tuer la personne, explique Patrice Mangin. Vous pouvez empoisonner avec de l’air, quand vous injectez une bulle d’air dans le sang. Les gens ont tendance à imaginer qu’il faut une substance qui soit travaillée, mais on peut assassiner quelqu’un avec de l’insuline, en injectant une forte quantité qui provoque une hypoglycémie majeure. On peut empoisonner avec de l’eau?: à partir d’une certaine quantité ingurgitée, ça peut entraîner un œdème cérébral puis la mort. Donc, l’élément le plus anodin, quand il est utilisé de manière non conforme, peut être un poison.»