Disparu en 2018, le Comptoir suisse fait l’objet de recherches menées en Faculté des lettres. En septembre dernier, une exposition sur la place de l’Europe (Lausanne) invitait les passants à livrer des témoignages, des photographies et des objets en lien avec la manifestation. De plus, Le Syndic, la vache et le verre de blanc proposait une sélection d’images d’archives et de textes. Codirectrice de ce projet avec Anne-Katrin Weber, Claire-Lise Debluë indique qu’il est «très intéressant, pour une chercheuse qui travaille sur des archives, d’écouter les personnes pour qui le Comptoir suisse a beaucoup compté. L’histoire orale donne une dimension supplémentaire.» La défunte foire, dont le souvenir suscite une certaine nostalgie, fut un lieu de convergence d’enjeux économiques, politiques et sociaux.
Aujourd’hui, les historiennes préparent la publication d’un livre qui mettra en valeur les témoignages recueillis, le très riche patrimoine photographique des archives du Comptoir suisse, notamment le fonds conservé aux Archives cantonales vaudoises et laissera une trace de l’exposition. DS
« Le Comptoir suisse fut un lieu de convergence d’enjeux économiques, politiques et sociaux »
Entretien avec Claire-Lise Debluë et Anne-Katrin Weber, directrices du projet Le Syndic, la vache et le verre de blanc. Un siècle de Comptoir suisse à Lausanne. En complément de l’article paru dans Allez savoir ! 74, janvier 2020.
Du 14 au 29 septembre 2019, la place de l’Europe de Lausanne accueillait une exposition consacrée au Comptoir suisse, Le Syndic, la vache et le verre de blanc. Un projet soutenu notamment par le Fonds national suisse. Disparu en 2018 après sa 99e édition, le Comptoir a marqué plusieurs générations. Cette manifestation, qui possède de riches archives, fait l’objet de recherches menées en Faculté des lettres.
Rencontre avec les deux codirectrices de Le Syndic, la vache et le verre de blanc. Claire-Lise Debluë est docteure en Lettres de l’UNIL et visiting scholar à la St Andrews University (Écosse). Également docteure en Lettres, Anne-Katrin Weber occupe le poste de Première assistante à la Section d’histoire et esthétique du cinéma. Entretien.
Quel bilan tirez-vous de l’exposition sur la place de l’Europe ?
CLD C’était très réussi. Certes, nous avons eu de la chance avec le temps, très doux. Au-delà, j’ai observé une belle dynamique sur l’espace de l’exposition, installée sur une place très fréquentée. Différents publics, que ce soit les passants ou les habitués de l’endroit, se sont mélangés. Le thème du Comptoir est visiblement porteur.
AKW Nous étions également très contentes de constater que les événements proposés autour de l’exposition ont su attirer un public nombreux. Je pense en particulier à la soirée de projections au Cinéma City Pully mis sur pied en partenariat avec RTS Archives qui a suscité des retours enthousiastes de la part des spectatrices et spectateurs, ou encore à la table ronde organisée sur le site de l’expo qui a interrogé l’histoire du « village noir » au Comptoir de 1925, et qui a plus largement permis de discuter des questions liées à l’histoire coloniale de la Suisse.
Avez-vous récolté des témoignages, comme votre installation nous y invitait ? Vous aviez un studio sur place, équipé pour enregistrer des sons et scanner des images apportées par les visiteurs.
CLD Nous avons récolté des témoignages, même s’il n’est pas toujours facile de faire parler les gens. Des anciens collaborateurs du Comptoir sont passés nous voir. Il est très intéressant, pour des chercheuses qui travaillent sur des archives, d’écouter les personnes pour qui cette manifestation annuelle a beaucoup compté. L’histoire orale fournit une dimension supplémentaire, qu’il est impossible de restituer avec des textes ou des photos uniquement. On se rend compte à quel point le Comptoir fut un lieu de convergence d’enjeux économiques, politiques et sociaux.
AKW Nous avons récolté beaucoup d’histoires très chouettes qui traduisent l’attachement des visiteuses et visiteurs au Comptoir. Elles sont toutes accessibles sur notre site unsiècledecomptoir.ch. Il faut souligner que si en général le public avait beaucoup de souvenirs à partager, ne pas tout le monde était d’accord de se mettre devant le microphone pour enregistrer un témoignage. Notre équipe de médiatrices et médiateurs a fait un superbe travail avec le public, et nous avons aujourd’hui 50 enregistrements sur le site Internet, qui sont souvent accompagnés de photographies apportées par les témoins.
Une chose frappe à l’écoute des témoignages. Les visiteurs vous parlent de petites choses, parfois touchantes, comme cette ancienne employée de la garderie qui cachait du chocolat sous les casques des soldats en goguette au Comptoir. Vous êtes davantage dans le registre de la « grande » histoire. Comment la rencontre entre ces deux niveaux d’échelle s’est-elle passée ?
AKW Le Comptoir constitue un objet historique qui permet cette rencontre entre l’histoire économique, sociale, politique et l’histoire « du quotidien », de l’expérience individuelle. Avec notre équipe de médiatrices et médiateurs nous étions présents en continu sur le site de l’exposition et nous avons beaucoup discuté avec les visiteuses et visiteurs : j’étais frappé à quel point les personnes qui connaissent le Comptoir ont pu immédiatement s’approprier l’exposition. Il n’y avait pas d’un côté l’histoire « officielle » et de l’autre le vécu individuel, mais l’exposition incitait les gens à faire des liens entre les photographies montrées et leurs propres histoires. Pour nous, il était crucial que l’exposition soit un espace de rencontre entre ces différentes dimensions historiques, plutôt qu’un support de diffusion d’un savoir figé. Les échanges que nous avons eu tout au long du projet nous ont confirmé que cet objectif a été atteint.
Les visiteurs vous ont raconté leurs souvenirs. Mais vous, qu’avez-vous voulu leur dire avec cette exposition ?
AKW Une envie centrale dans l’élaboration de ce projet était de faire sortir les magnifiques photographies d’un siècle de Comptoir de leurs boîtes d’archives. Grâce au soutien important des Archives Cantonales Vaudoises, nous avons pu les montrer à la Place de l’Europe, parfois en format très grand, mais également faire circuler près de 200 images sur Facebook et Instagram. Montrer les photographies au public était pour nous une manière de parler de l’histoire méconnue d’un événement populaire ; c’était aussi l’occasion de montrer ce qu’était le travail de l’historienne et de l’historien et d’ouvrir, si on veut, les portes de nos ateliers. A ce sujet, nous avons souhaité problématiser surtout la question de l’archive à l’ère numérique, la question de la circulation des images en ligne, des droits d’auteurs, etc. Ces thématiques ont été abordées dans les ateliers avec les écoles, notamment.
Avez-vous des pistes pour expliquer le déclin du Comptoir, qui accueillait – selon ses chiffres – un million de visiteurs par édition entre le milieu des années 60 et les années 80, 570 000 en 1997, contre 61 000 en 2018 ? La manifestation a-t-elle déjà connu des problèmes de fréquentation par le passé ?
AKW On nous a souvent posé la question du déclin de la manifestation. Nous n’avons pas une réponse finale ni une explication simple. Un élément que nous pouvons évoquer c’est que les chiffres d’un million de visiteurs sont très certainement exagérés et que le Comptoir a pendant longtemps embelli sa situation, en tout cas en termes de nombre de visiteurs. Il est d’ailleurs parlant de constater que la foire de Bâle et le Comptoir suisse ont annoncé la première fois le million de visiteurs à la même époque, comme si les deux foires s’alignaient quant à la fréquentation. Ensuite, la fermeture l’année passée a coïncidé avec la fermeture d’autres foires – à Bâle, à Zurich – qui ont été gérées par la même société que le Comptoir, MCH Group. La fermeture définitive semble donc aussi découler des stratégies entrepreneuriales d’un groupe international. Et bien sûr, il y a le contexte politique dans le Canton qui a changé avec un Parti radical qui n’est plus aussi dominant qu’il y a quelques décennies, ainsi que des problèmes de gestion au sein de l’administration de la Fondation de Beaulieu, qui ont été récemment relayé dans la presse.
Avec son design moderne, votre exposition était difficile à manquer…
CLD Oui. L’installation a parfois engendré une petite confusion, car certaines personnes croyaient qu’il s’agissait d’un guichet pour le Comptoir helvétique. Cette manifestation, qui a succédé au Comptoir suisse, se déroulait parallèlement à Beaulieu. Une visiteuse est venue tous les jours : notre installation chaleureuse, où le bois dominait, était accueillante. On pouvait boire un café, rester un moment à l’une des tables.
Vous avez certainement senti une certaine nostalgie chez les visiteurs.
CLD C’est clair. Quand on écoute les gens, la sensation de manque revient dans les discours. Contrairement à Expo 64, qui n’a eu lieu qu’une fois, le Comptoir fut un événement annuel. Ce rendez-vous a marqué bien des vies. Toutefois, nous n’avons pas mis l’accent sur ce sentiment, car notre démarche, davantage critique et didactique, mettait en valeur le travail des historiens ainsi que les enjeux liés aux archives. Parallèlement à l’exposition, nous avons organisé une projection, des ateliers, des lectures et une table ronde.
« Le Syndic, la vache et le verre de blanc » montrait l’image d’une certaine Suisse…
CLD…. Celle des Trente Glorieuses. Le Comptoir suisse, comme Expo 64, a beaucoup cultivé l’image d’une Suisse productive, sans crises ni chômage. Or, beaucoup de gens se raccrochent à cette façade. Afin de la déconstruire un peu, nous avons présenté des photographies de presse. Celles-ci montrent par exemple les manifestations qui ont jalonné l’existence du Comptoir, comme l’opposition à la présence du Portugal – alors une dictature – en 1973. Dans les archives de cet événement, comme dans celles de l’Expo 64, il est difficile de trouver des images qui documentent autre chose que la Suisse triomphante.
Vous avez également organisé des visites et des ateliers pour les écoles.
CLD Avec les élèves du secondaire II (gymnases et écoles professionnelles), nous avons organisé des ateliers sur les liens entre l’histoire et le numérique, dans les classes. La manifestation nous servait de point de départ pour traiter de la manière dont on cherche des informations en ligne grâce aux bases de données. Enfin, à destination des élèves du secondaire I, nous avons mis sur pied des ateliers centrés sur l’image, à la place de l’Europe. Nous leur avons demandé de légender des photographies d’archives ou de leur trouver des titres en faisant comme s’il s’agissait d’affiches de film, afin de les faire réfléchir sur le lien entre le texte et l’image.
Quelles sont les étapes suivantes ?
CLD Nous avons un projet de livre. Notre idée consiste à publier un bel ouvrage, qui mettra en valeur à la fois les témoignages recueillis en septembre dernier et les images d’archives. De plus, cela permettrait de garder une trace de l’exposition elle-même, temporaire de nature. Nous l’avons conservée, dans le but de pouvoir la présenter à nouveau si des intérêts se manifestent.