À peine descendu de l’Arche, Noé boit du vin. Dans la Bible, la vigne symbolise Israël puis Jésus, alors le vigneron constitue une métaphore de Dieu. Aujourd’hui, on trouve des références religieuses sur des panneaux de Lavaux, aux murs des caveaux ou sur des étiquettes. L’ouvrage « Esprit du vin, esprit divin », auquel plusieurs chercheurs de l’UNIL ont collaboré, nous révèle la vie spirituelle du vin.
Dans la Bible hébraïque, le mot yayin, soit le terme le plus courant pour désigner le vin en hébreu, apparaît plus de 140 fois. Ce chiffre étonnant figure dans Esprit du vin, esprit divin, un ouvrage collectif paru l’an dernier. Il vient d’ailleurs de recevoir l’une des dix mentions spéciales de l’Organisation Internationale de la Vigne et du Vin, dans la catégorie « Actes de Symposia ».
L’assemblage du produit de la vigne et du monde antique évoque en effet plutôt des images de banquets grecs ou romains. Pourtant, « le vin est valorisé aussi bien dans le judaïsme que dans le christianisme », constate Olivier Bauer, éditeur du livre et directeur de l’Institut lémanique de théologie pratique, un centre de compétence commun à l’UNIL et à l’Université de Genève.
Les raisons en sont nombreuses. La contribution de Christophe Nihan, ancien chercheur à l’Institut romand des sciences bibliques de l’UNIL (IRSB), nous rappelle que, dans le Deutéronome (Ancien Testament), la vigne figure juste après le blé et l’orge parmi les ressources du pays d’Israël. L’exportation du vin possède un poids économique majeur. Coûteux, l’alcool est consommé lors de réunions familiales ou de fêtes. Enfin, il joue un rôle lors du culte, comme on peut le lire dans Nombres 15, au verset 7 : « Et tu feras une libation d’un litre et demi de vin comme offrande dont l’odeur est agréable à Yhwh » (traduction de Christophe Nihan).
Même s’il est souvent présenté de manière positive dans l’Ancien Testament, le vin n’est pas exempt d’ambiguïtés. « Que fait Noé juste après être descendu de l’arche ? Il cultive la terre et plante de la vigne », rappelle Olivier Bauer. Or, ce passage de la Genèse précède d’un verset l’épisode fâcheux dans lequel le patriarche s’enivre puis, à son réveil, maudit son petit-fils Canaan. Dix chapitres plus loin, les deux filles de Lot saoulent volontairement leur père afin de tomber enceintes de lui. Selon le Lévitique et dans Ezéchiel, il est interdit aux prêtres de consommer de l’alcool lorsqu’ils officient.
Ces mises en garde n’impliquent toutefois pas une prohibition totale. « Ce n’est pas le vin lui-même qui est condamné, mais la perte de contrôle de soi que l’ivresse provoque », nuance Olivier Bauer. Ce dernier, qui a vécu son enfance dans les vignes à Auvernier, signale à contrario ce verset de L’Ecclésiaste, que l’on trouve au mur des caves du château de la localité neuchâteloise : « Le vin réjouit le cœur de l’homme. » Tout semble donc être une question de mesure, comme nous le verrons plus loin.
D’Israël à Jésus
La vigne porte bien davantage que du raisin. Dans l’Ancien Testament, cette plante symbolise Israël à plusieurs reprises. Selon le Psaume 80, Dieu l’a arrachée d’Égypte pour la replanter, afin qu’elle prenne racine et prospère. Mais « cette vigne a déçu », relève Christiane Furrer, maître d’enseignement et de recherche à l’Institut romand des sciences bibliques. Chez le prophète Esaïe, elle est même menacée de destruction, car elle a produit de « mauvais raisins ». « Cette première vigne n’a pas été respectée ni sauvegardée par les hommes, indique l’helléniste. Elle encourt la colère de Dieu. »
C’est en partant de ce constat que Christiane Furrer entame sa contribution à l’ouvrage Esprit du vin, esprit divin, qui met en lumière l’une des ruptures entre l’Ancien et le Nouveau Testament. La chercheuse s’intéresse à la parabole de la « vraie vigne » que l’on peut lire au chapitre 15 de l’Évangile de Jean, dernier des quatre évangiles du Nouveau Testament (lire l’encadré p. 51).
Avant de nous plonger dans les manuscrits grecs, un petit rappel du contexte s’impose. « Le chapitre 13 relate le dernier repas de Jésus avec ses disciples, avant leur séparation. Ses discours d’adieu se trouvent dans les chapitres suivants, qui sont considérés comme son testament. Ensuite, le récit reprend au chapitre 18, avec l’arrestation de Jésus puis la Passion », indique Christiane Furrer.
En rupture avec la symbolique de la vigne dans l’Ancien Testament, le premier verset de Jean 15 pose d’emblée cette parole de Jésus : « Je suis la vraie vigne et mon père est le vigneron. » En grec, l’adjectif utilisé est ἀληθινὴ (prononcer alèthinè) qui « signifie vraie, mais également fidèle, relève l’helléniste. Dans cette parabole, le vigneron qui prend soin de sa vigne, afin qu’elle donne du fruit, image le lien entre le père et le fils. »
Le verset suivant file la métaphore. « Tout sarment qui, en moi, ne porte pas de fruit, il l’enlève, et tout sarment qui porte du fruit, il l’émonde, afin qu’il porte un fruit plus abondant. » Traduit par émonder, le verbe grec kathairo signifie également nettoyer ou purifier. « Il faut avoir en tête la notion d’allégement. Il s’agit d’enlever le superflu, afin que la plante donne de plus beaux raisins », note Christiane Furrer. Une lecture qui s’appuie notamment sur ce qu’en a écrit Clément d’Alexandrie au IIe siècle de notre ère. Pour ce Père de l’Église, la taille de la vigne, dans ce verset, illustre la nécessité pour les humains de ne pas laisser leurs passions croître de manière incontrôlée au risque de toucher à l’hubris, ou démesure, connotée négativement. « La notion de mesure en toute chose, importante dans la philosophie de l’Antiquité grecque, a été reprise par les chrétiens des premiers siècles », note l’helléniste.
Un peu de grec
Le verbe « demeurer » (meno) revient neuf fois, au fil des huit versets examinés par Christiane Furrer (lire l’encadré ci-contre). En français, le quatrième d’entre eux débute par « Demeurez en moi comme je demeure en vous ! » Dans les manuscrits, cet impératif est conjugué à l’aoriste. « Ce temps, fréquemment employé, constitue l’une des richesses de la langue grecque, une particularité à laquelle je rends attentifs mes étudiants », note l’helléniste. Aoriste signifie « sans horizon ». Dans le verset, la forme μείνατε (meinate) « implique que Jésus s’adresse aux êtres humains du passé, de son temps et de l’avenir, sans limite temporelle ».
Un autre impératif aoriste, kyrie eleison, revient souvent dans la musique chorale. « Cela signifie “ aie pitié de nous ”, depuis toujours, maintenant et pour toujours », complète Christiane Furrer. Ces subtilités linguistiques, bien ardues à restituer en français, mettent l’accent sur l’importance de la traduction.
Enfin, le mot « fruit » est répété six fois. « Dans notre contexte, ce terme recouvre plusieurs idées. Les fruits de la foi, comme la paix et le réconfort. Les fruits de l’amour entre les hommes, comme on peut le lire dans Jean 15, verset 12, avec le célèbre commandement “ aimez-vous les uns les autres comme je vous ai aimés ”. » Pour la chercheuse, le produit de la vigne, dans la parabole, évoque également le fruit de la mission, soit le fait de transmettre la parole et les enseignements de Jésus.
La fin du sacrifice
Le dernier repas de Jésus avec ses disciples marque une autre césure. À cette occasion, il partage avec eux le pain et le vin. Appelé eucharistie ou cène, ce sacrement occupe depuis une place centrale dans le christianisme.
Or, la société romaine « valorise le vin et la viande, dans une culture du sacrifice », comme l’écrit Olivier Bauer dans Esprit du vin, esprit divin. Le christianisme primitif « met fin au sacrifice, en consommant deux nourritures exemptes de viande, le pain et le vin lors de l’eucharistie », note le professeur. Dès le IIe siècle, le courant chrétien ascétique des hydroparastes va encore plus loin dans le rejet du sacrifice, en optant pour un régime végétarien et en remplaçant le produit de la treille par de l’eau.
Devenu chrétien, le vin n’a pas encore gagné la partie. Au début du Moyen Âge, au fur et à mesure de sa diffusion en Europe, il rencontre des cultures qui consomment d’autres boissons, souvent chargées de symboles et de rites, comme la cervoise ou le cidre. Afin d’imposer l’usage du vin dans l’eucharistie, l’Église dévalorise les autres liquides, par exemple en les associant aux religions « païennes ». Bien sûr, ces règles ne sont pas toujours respectées, et l’interdiction de communier avec du cidre et du poiré est répétée à maintes reprises, jusqu’au XVIe siècle.
Au cours du Moyen Âge, la culture de la vigne s’étend en Europe, notamment grâce au travail des moines. Pourtant, le vin chrétien triomphant va être « dé-vinisé », selon la formule d’Olivier Bauer. Le quatrième concile du Latran, en 1215, instaure le dogme de la transsubstantiation. « Ce que contient la coupe, qui est réservé aux seuls prêtres lors de l’eucharistie, n’est alors théologiquement plus du vin, mais le sang du Christ », explique le chercheur.
Ce dogme est contesté dès le début du XVe siècle, notamment par les utraquistes, un mouvement inspiré par le théologien Jan Hus. Dans son Petit traité de la Sainte Cène (1541), Jean Calvin parle carrément d’« abomination » pour qualifier le fait que seul le prêtre communie.
Relation avec Dieu
Mais il ne faut pas croire que la Réforme a « redivinisé » le vin, au contraire. Comme le relève Olivier Bauer, pour les protestants, Dieu n’est pas davantage dans le produit de la vigne que dans le temple ou dans l’eau du baptême. Toutefois, « le temps de la Cène, le vin peut prendre une valeur particulière. Pour certaines personnes, une voie possible de relation avec Dieu s’établit à ce moment-là, remarque le théologien, qui a été pasteur. La célébration, dont l’aspect communautaire est très important, tend vers cette signification. »
Si le vin de la communion n’est pas divin pour les protestants, il n’a pas besoin d’être rouge, en lien avec la couleur du sang de Jésus. Jean Calvin, déjà, estime que la question est sans importance et laisse ouverte la possibilité d’utiliser du blanc lors de la Cène.
Malgré tout, la qualité des crus reste soumise à discussion, de nos jours encore. En théologien pratique, Olivier Bauer observe les usages lors des cérémonies. « Quand j’étais pasteur stagiaire à Cornaux, le vin de la Cène, offert par les vignerons, n’était pas le même que celui de l’après-culte. » Dans les régions viticoles, il est déconseillé aux ministres de choisir de la piquette. Ces petits signes montrent que le produit de la vigne, deux mille ans après le dernier repas de Jésus, n’est pas un liquide comme les autres.
Cène à la coco
Comment faire quand le vin manque ? Esprit du vin, esprit divin raconte les péripéties d’une petite colonie de huguenots franco-suisse, installée sur une île dans la baie de Rio de Janeiro au milieu du XVIe siècle. Faute d’approvisionnement en provenance d’Europe, les colons recourent à des ingrédients locaux, comme de la farine de manioc pour le pain, et du cahouin (un alcool issu de la fermentation du manioc). En Polynésie française, Olivier Bauer a célébré des Cènes lors desquelles la noix de coco, sous forme de solide et de liquide, jouait le rôle central.
Au XIXe siècle, certains courants protestants – dont la célèbre Croix Bleue – professent un refus de toute boisson alcoolisée, en s’appuyant notamment sur certains passages de la Bible condamnant l’ivresse. Le texte ne leur donne pas tort. En décrivant le dernier repas de Jésus, les évangélistes Matthieu, Marc et Luc mentionnent « le fruit de la vigne », donc, techniquement, du jus de raisin. De nos jours, ce dernier est utilisé lors de la Cène, en lieu et place du vin, dans certains courants du protestantisme.
De Canaan au Léman
Christiane Furrer a participé à trois Fêtes des Vignerons. L’helléniste attire l’attention sur l’emblème des organisateurs, la Confrérie des Vignerons de Vevey. Il s’agit d’une immense grappe, portée par deux personnages. Cette image renvoie à un épisode de l’Ancien Testament, que l’on peut lire dans Nombres 13. Des hommes, dépêchés par Noé, parviennent jusqu’à la vallée d’Eschol, dans le pays de Canaan. Là, « ils coupèrent une branche de vigne avec une grappe de raisin qu’ils portèrent à deux au moyen d’une perche […] », avant de la ramener aux Hébreux. Le pays de Canaan est celui « où coulent le lait et le miel », selon l’Ancien Testament. Dans le cas de la Fête des Vignerons, cette promesse de prospérité prend tout son sens, pour un événement qui célèbre aussi les récoltes.
Toujours dans Lavaux, les terrasses sont émaillées de panneaux touristiques qui portent des citations un peu grandiloquentes. À l’exemple de « Regarde ! Tu as devant toi le haut lieu sacré de la vigne et du vin vaudois ! », pour le Dézaley. Sans forcément convoquer le christianisme, Olivier Bauer s’intéresse à cette « jonction établie au quotidien entre le vin et le divin. Pour les personnes qui travaillent la vigne, qui dépendent donc des aléas climatiques, est-ce une manière de s’allier les forces de la nature ? »
Des paysages transformés
Comme nous l’avons vu, les moines développent les vignobles dès le Moyen Âge. « Les religieux ne se contentent pas de produire du vin pour des raisons liturgiques, mais ils cherchent aussi à en améliorer la qualité », relève Olivier Bauer. Au XIIe siècle, les Cisterciens construisent des terrasses artificielles, plus propices à la culture de la vigne, dans les pentes de Lavaux. Pour des raisons aussi bien religieuses qu’économiques, le travail de ces croyants a modelé nos paysages. Il est donc permis de dire que le vin tombe un peu du ciel. /
La parabole de la vraie vigne
Une allégorie de la vigne se trouve dans l’Évangile de Jean, au chapitre 15, versets 1 à 8. En voici la version en grec et la traduction de Christiane Furrer, telle qu’on peut la lire dans Esprit du vin, esprit divin.
1. Ἐγώεἰμιἡ ἄμπελος ἡ ἀληθινὴ καὶ ὁ πατήρ μου ὁ γεωργός ἐστιν.
Je suis la vraie vigne et mon père est le vigneron.
2. πᾶν κλῆμα ἐν ἐμοὶ μὴ φέρον καρπὸν αἴρει αὐτό, καὶ πᾶν τὸ καρπὸν φέρον καθαίρει αὐτὸ ἵνα καρπὸν πλείονα φέρῃ.
Tout sarment qui, en moi, ne porte pas de fruit, il l’enlève, et tout sarment qui
porte du fruit, il l’émonde, afin qu’il porte un fruit plus abondant.
3. ἤδη ὑμεῖς καθαροί ἐστε διὰ τὸν λόγον ὃν λελάληκα ὑμῖν.
Déjà, vous, vous êtes émondés par la parole que je vous ai dite.
4. μείνατε ἐν ἐμοί, κἀγὼ ἐν ὑμῖν. Καθὼς τὸ κλῆμα οὐ δύναται καρπὸν φέρειν ἀφ’ ἑαυτοῦ ἐὰν μὴ μείνῃ ἐν τῇ ἀμπέλῳ, οὕτως οὐδὲ ὑμεῖς ἐὰν μὴ ἐν ἐμοὶ μένητε.
Demeurez en moi comme je demeure en vous ! De même que le sarment, s’il ne demeure sur la vigne, ne peut de lui-même porter du fruit, ainsi vous non plus, si vous ne demeurez pas en moi.
5. ἐγώ εἰμι ἡ ἄμπελος, ὑμεῖς τὰ κλήματα. Ὁ μένων ἐν ἐμοὶ κἀγὼ ἐν αὐτῷ, οὗτος φέρει καρπὸν πολύν, ὅτι χωρὶς ἐμοῦ οὐ δύνασθε ποιεῖν οὐδέν.
Je suis la vigne, vous êtes les sarments : celui qui demeure en moi et en qui je demeure, celui-là portera du fruit en abondance ; car, en dehors de moi, vous ne pouvez rien faire.
6. ἐὰν μή τις μένῃ ἐν ἐμοί, ἐβλήθη ἔξω ὡς τὸ κλῆμα καὶ ἐξηράνθη καὶ συνάγουσιν αὐτὰ καὶ εἰς τὸ
πῦρ βάλλουσιν, καὶ καίεται.
Si quelqu’un ne demeure pas en moi, il est jeté dehors comme le sarment, il se dessèche, puis on les ramasse, on les jette au feu et ils brûlent.
7. ἐὰν μείνητε ἐν ἐμοὶ καὶ τὰ ῥήματά μου ἐν ὑμῖν μείνῃ, ὃ ἐὰν θέλητε
αἰτήσασθε, καὶ γενήσεται ὑμῖν.
Si vous demeurez en moi et que mes paroles demeurent en vous, vous demanderez ce que vous voudrez, et cela vous arrivera.
8. ἐν τούτῳ ἐδοξάσθη ὁ πατήρ μου, ἵνα καρπὸν πολὺν φέρητε καὶ
γένησθε ἐμοὶ μαθηταί.
Ce qui glorifie mon Père, c’est que vous portiez du fruit en abondance et que vous soyez pour moi des disciples.