Ils sont de droite comme de gauche, nationalistes ou écolos, allemands et français, politiciens ou chercheurs. Ils apprécient le modèle suisse et le disent. Comme Dominique Bourg, professeur à l’UNIL, qui a sorti récemment un livre où il propose d’«Helvétiser la France». Voici pourquoi.
Elle est bien révolue, l’époque où les Suisses vivaient cachés. Désormais, de nombreuses voix s’élèvent à l’étranger pour saluer leur système politique, avant de suggérer de s’en inspirer. L’an dernier, au Forum des 100 organisé chaque année par L’Hebdo à l’UNIL, c’est l’ex-numéro 2 du gouvernement allemand, l’écologiste Joschka Fischer, qui a conseillé à l’Europe de s’inspirer de la Suisse qui, «en centralisant le pouvoir dans un “Etat de la raison” quadrilingue, a pu échapper aux nationalismes des Etats ethniquement homogènes et devenir une petite Europe moderne».
Plus récemment, c’est le philosophe Michel Onfray qui a confessé son intérêt pour la démocratie helvétique, dans Le Journal du matin de RSR La Première. Très critique avec l’Europe, ce Français de gauche apprécie l’attitude «libertaire» des Suisses. Une admiration que partagent d’autres antieuropéens, mais de droite, comme Marine Le Pen ou Eric Zemmour qui défendent les votes antiminarets ou sur l’immigration de masse des Suisses. La patronne du rassemblement Bleu Marine a ainsi fait la Une du Matin en déclarant «Les Suisses ont raison».
Il y a enfin eu une série de best-sellers qui, à l’image de François Garçon, tentent d’expliquer Le modèle suisse. Sans oublier L’Allemagne disparaît du banquier socialiste allemand controversé Thilo Sarrazin, qui cite plusieurs fois la Suisse en exemple. Et enfin ce livre d’entretiens où le professeur franco-suisse de l’UNIL, Dominique Bourg, envisage carrément d’«Helvétiser la France». Est-ce bien sérieux ? Allez savoir ! lui a posé la question.
AS: Quand vous voyagez en train, vous pensez à «Helvétiser la France» ?
Dominique Bourg: C’est vrai. Je prends souvent le train, et c’est là que m’est venue l’idée du livre. Notamment dans le TGV, qui est un train bruyant, construit avec des matériaux qui n’ont pas été choisis pour durer, comme cette moquette qui ne se nettoie pas, sans parler des WC chimiques qui dysfonctionnent. Je ne comprends pas que ce soit si mal conçu. Alors que les constructeurs des rames sont souvent les mêmes, les cahiers des charges suisses et français privilégient des paramètres différents. En France, c’est la vitesse. Pourquoi pas, mais il vaudrait mieux un train qui va un peu moins vite et qui soit plus confortable.
Comme un train suisse ?
Oui, ils sont rapides, mais pas de façon inutile. Ils sont confortables, propres et bien insonorisés. Et surtout, ils desservent efficacement l’ensemble du pays. Ici, vous n’avez pas besoin de voiture, vous pouvez aller partout en transports publics. En France, si vous sortez de Paris ou d’autres métropoles, c’est impossible. Le réseau ferroviaire suisse est une merveille d’équilibre, et c’est aussi une manifestation très intéressante de la puissance publique.
Les trains nous en diraient donc long sur la façon dont un pays est gouverné ?
Je le pense. Le train suisse est consensuel. Il a été imaginé pour satisfaire une clientèle dont on sait qu’elle est plurielle. Ce n’est pas le cas en France. Et cela vaut aussi pour la politique. Dans l’Hexagone, le système ne fonctionne que dans l’affrontement. C’est un sport national, les gens adorent ça. Mais quand ça va mal et qu’il faut aborder des sujets très importants, on devrait pouvoir trouver des consensus et prendre des décisions qui rassemblent des majorités, ce qui est impossible dans la culture française. Les institutions ne font que renforcer les fractures et les oppositions. La France est un pays divisé qui reste dans la logique du tout ou rien. Et l’alternance entre la droite et la gauche n’arrange rien, puisqu’elle offre, momentanément, tout le pouvoir à un seul camp, et qu’elle interdit à des politiciens issus de partis différents de travailler ensemble.
Justement, le système suisse oblige des adversaires politiques à collaborer. Dans votre livre, vous aimeriez qu’un socialiste français soit parfois forcé de travailler avec un élu Front national. Mais franchement, est-ce possible ?
C’est bien le problème. Mais ça ne veut pas dire qu’il n’est pas souhaitable que cette situation évolue.
«Helvétiser la France», c’est vraiment imaginable ?
Il y a, aujourd’hui en France, un intérêt pour le changement constitutionnel. Les gens se rendent bien compte qu’on est arrivé à la fin de la Ve République, et qu’il y a un risque de voir arriver Marine Le Pen au pouvoir. Donc changement constitutionnel il y aura, puisque la France ne sait pas se changer sans changer ses institutions. Les institutions actuelles ont été imaginées pour sortir de la IVe République. Elles ont été très utiles à un moment donné, mais elles ont été complètement dénaturées avec le mandat présidentiel raccourci, les problèmes de cohabitation, etc. Elles dysfonctionnent, et elles ont encore intensifié les tares nationales. Notamment en focalisant l’attention sur la présidentielle. Dès qu’un candidat est élu, la guerre reprend en prévision de l’élection suivante. C’en est ridicule, et ce système a transformé les partis en petites coteries de militants qui ne débattent plus du fond, et sont prêts à se tuer au détriment de l’intelligence, de l’intérêt général et du reste de la population. C’est effrayant et totalement inefficace.
La Suisse élit son Parlement à la proportionnelle. Si on transpose ce système en France, cela permet à Marine Le Pen d’obtenir une forte délégation, peut-être même la plus importante du pays, comme c’est le cas pour l’UDC en Suisse. Vous pensez toujours que c’est une bonne idée ?
Le Front national, ce n’est pas ma tasse de thé, mais si on a un FN à 30%, c’est parce qu’on a une représentation parlementaire et des partis qui dysfonctionnent. C’est parce que les gens ont l’impression de ne plus être écoutés du tout – ce qui est foncièrement vrai – et parce que les gens ont l’impression d’être extrêmement mal représentés, ce qui est aussi extrêmement vrai. Si on tient compte de l’abstention, la majorité qui gouverne la France représente au mieux 20 à 25% de la population. Et le Parlement français est l’un des plus masculins, et un de ceux qui représentent le moins bien les catégories socioprofessionnelles, y compris des classes d’âge, donc un Parlement qui ne représente plus grand monde.
Si on imagine une Assemblée nationale élue à la proportionnelle, le pays devient ingouvernable…
Nous sommes d’accord. Deux réponses à cette difficulté: d’abord, on n’est pas obligé de pratiquer une proportionnelle stricte. On peut choisir un système mixte, comme en Allemagne. Ensuite, il faut bien voir que 30% d’UDC en Suisse ne représentent pas un danger, parce qu’ils sont élus dans des gouvernements collégiaux où les autres grandes tendances politiques sont aussi représentées. En France, c’est très différent, puisqu’un FN qui obtient 30% des voix peut gagner une élection, et ensuite gouverner tout seul.
Tout seul et durablement…
Le système français permet à une faible majorité d’imposer ses vues durant plusieurs années, même si le reste de la population trouve certaines de ces idées extrêmes. Quand vous votez pour la droite ou la gauche, vous choisissez aussi un paquet électoral. Mais quand vous interrogez les Français, vous découvrez qu’ils ne se reconnaissent jamais dans la totalité du programme proposé par les candidats. En revanche, quand on a des gouvernements collégiaux comme en Suisse, il en va tout autrement. Ce gouvernement plus diversifié travaille de manière collégiale, et cherche des compromis, des consensus. Il lui arrive très souvent de prendre une décision que les citoyens n’approuvent pas dans sa totalité, mais qu’ils admettent, parce qu’ils pensent que c’est la moins mauvaise solution, ou la plus acceptable.
C’est pour cela que la Suisse est le royaume des centristes, alors qu’en France, des figures comme François Bayrou et Jean-François Kahn n’accèdent jamais au pouvoir…
Exactement. En Suisse, les modérés des différents partis travaillent ensemble. Quand je propose d’helvétiser la France, je pense à cette recherche de consensus. C’est un système bien plus intéressant. Et quand les problèmes environnementaux se poseront de manière plus insistante, dans 20 ou 30 ans, on aura besoin de mécanismes de ce genre. Comment voulez-vous – j’imagine un scénario horrible – organiser des rationnements dans un système français ? Il y aurait tout le monde dans la rue. Alors que c’est imaginable en Suisse, où des politiciens peuvent expliquer que le rationnement est la solution la moins injuste qui a été trouvée pour résoudre une crise. Et ça passerait probablement en votation, dans le calme.
Vous voyez beaucoup d’avantages à la machine suisse à dégager des consensus. Ici, pourtant, ce système est souvent critiqué dans les médias parce qu’il ne permettrait pas de faire des choix clairs, et qu’il accoucherait toujours de demi-mesures…
En Suisse, on fait vraiment la différence entre ses convictions profondes, son analyse de la situation et le type de solution qui peut être efficace et qui va convenir à l’ensemble du pays pour permettre à la nation d’avancer. C’est vraiment génial. Le consensus, ça ne veut pas dire que vous êtes d’accord sur tout et sur le fond, mais que vous êtes d’accord pour vous entendre sur une solution de compromis, parce qu’il n’y a pas d’autre issue dans les démocraties qui sont forcément pluralistes. Que voulez-vous de mieux ?
La majorité des Suisses sera d’accord avec vous. Reste à savoir si ce modèle suisse est soluble dans l’âme gauloise, si friande de combats politiques. Et puis, ce serait dommage pour le spectacle…
C’est vrai que les téléspectateurs suisses s’amusent beaucoup en suivant la politique de leurs voisins, mais la France ne rigole pas, et le pays dégringole. Et je pense que son système politique est pour beaucoup dans ce déclin très inquiétant.
Il n’y a pas si longtemps, dans les débats politiques comme dans les soirées électorales, les Français parlaient aux Français de la France et du modèle français. Mais, depuis quelque temps, on entend de plus en plus souvent des politiciens et des experts évoquer des modèles étrangers. C’est souvent l’Allemagne, parfois la Suisse. Comment expliquer ce changement de perspective ?
Les Français ne sont pas fous: ils sont bien conscients que leur pays dégringole. Du coup, la fierté gauloise en prend un coup, on devient plus modeste et on regarde ce qui marche ailleurs, ce que les Suisses ont toujours fait. Ici, on est très fier d’être Suisse, mais ce sentiment n’a jamais empêché les gens de tirer des leçons de ce qui arrive dans le reste du monde. La fierté française, elle, a longtemps aveuglé les Français. Ce n’est plus le cas, heureusement. Profitons-en.
Quand il est venu annoncer son retour en politique, sur TF1, Nicolas Sarkozy a parlé de référendums. Et Ségolène Royal a proposé récemment qu’un référendum local permette de trouver une solution au conflit relatif au barrage de Sivens… Ce sont des propositions qui vont dans la bonne direction ?
Il faudra voir à l’usage. Habituellement, en France, lors des grands référendums, les citoyens ne répondent jamais à la question posée. Ils répondent à celui qui l’a posée. A partir du moment où vous remplacez l’hyper-président, cet homme qui doit sauver le pays tout seul, par un gouvernement collégial où siègent des partis différents, un tel réflexe n’a plus de sens. Vous devez répondre à la question posée. En Suisse, les gens votent beaucoup, et ils m’épatent souvent. C’est toujours sensé, même quand je ne suis pas d’accord avec le résultat. Ce n’est pas parce que le Suisse est plus intelligent dans ses gènes. Mais parce que les institutions ont élevé le niveau d’exigence citoyen des Suisses, alors que le système français abaisse le niveau d’exigence.
Votre vision de la Suisse est flatteuse…
C’est vrai, mais, comme je l’ai écrit dans le livre, je ne pense pas que tout est parfait, j’ai seulement rassemblé les idées et les fonctionnements que je trouve géniaux dans ce pays. Et comme j’y vis, je sais que ça marche.
Pourtant, quand on parle d’écologie, votre domaine de recherche à l’UNIL, la démocratie à la Suisse n’est pas aussi efficace…
Ce n’est pas la démocratie qui nous empêche de résoudre les problèmes écologiques. On le sait, les hommes ne se mobilisent que s’ils se sentent directement responsables d’un dommage, ou quand ils sont confrontés à un danger soudain, évident et perceptible par les sens. Quand on a affaire à des problèmes abstraits, compliqués, techniques et qui ne produiront des effets que dans une temporalité assez longue, comme le dérèglement climatique, c’est beaucoup plus difficile de sensibiliser des gens, parce que leur thermomètre de bien-être immédiat ne fonctionne pas. Les mécanismes de la démocratie représentative ne permettent pas de répondre à cela, mais aucun système ne le fera.