Le 12 juin, c’est le coup d’envoi de la Coupe du monde de football, au Brésil. Une compétition que la Nati aborde avec le statut de tête de série, et une sélection miroir de la nouvelle Suisse du football: mélangée, bigarrée, multiculturelle et qui gagne. Explications.
Belo Horizonte, Brésil, le 8 juillet 2014. Demi-finale de la Coupe du monde, 18 h 30, heure locale. Centre de Shaqiri, tête de Drmic. La Suisse bat le Brésil 1 à 0. Le ciel auriverde se plombe, les Helvètes triomphent… et il ne reste plus que la finale à jouer… Utopie? Plus le moins du monde. L’an dernier à Bâle, les Benaglio, Rodriguez, Behrami, Xhaka, Seferovic, Klose et Inler sont déjà venus à bout des quintuples champions du monde, 1 à 0! Prémonitoire? Nous le vérifierons cet été.
En attendant, on peut déjà jouer à trouver le point commun entre tous ces Helvètes: leurs origines diverses et variées. Il y plus de vingt ans, on parlait des Suisses, allemands, français ou italiens. Mais surtout des Suisses. Aujourd’hui, ce sont des joueurs avec plusieurs passeports qui s’épaulent dans la Nati où ils sont majoritaires. Miroir d’une nouvelle Suisse du football mélangée, bigarrée, multiculturelle. De cette Suisse qui a pourtant voté contre l’immigration de masse le 9 février dernier.
Championne du monde de la mixité
Une Suisse homogène malgré tout. Ambitieuse, fière et conquérante qui disputera sa troisième Coupe du monde consécutive. La consécration pour ce pays qui a réussi à se défaire de son éternel qualificatif de «petit», en tout cas dans le monde du ballon rond. Et cela, la Suisse le doit aussi à la majorité de ses sélectionnés qui possèdent des racines hors de ses frontières. Il y a les «secondos» originaires d’Italie comme Barnetta et Benaglio, d’Espagne par son père pour Senderos (sa mère est Serbe), de Turquie (Inler, Derdiyok) ou d’Afrique – Fernandes est né au Cap-Vert, Djourou à Abidjan en Côte-d’Ivoire, avant d’être adopté.
Cette Suisse multiculturelle est aussi à l’image de Rodriguez, l’homme aux trois passeports (il aurait aussi pu jouer pour le Chili ou l’Espagne). Et elle «profite» dans une large mesure de l’éclatement de l’ex-Yougoslavie, avec les apports de Gavranovic (mère croate, père bosnien) et Drmic (parents croates), de Shaqiri, Xhaka et Behrami (aux origines kosovares), sans oublier Dzemaili et Mehmedi (macédoniens albanophones).
Intégrer ces jeunes issus de l’immigration
Ce n’est plus la Tour, mais l’équipe de Babel, «made in Switzerland». Une sélection à l’image de son immigration, ce qui, en soi, n’est pas une totale nouveauté. Par le passé, il y a déjà eu des Barberis, Ponte, Subiat, Pascolo, Sforza, Fernandez, Türkyilmaz pour faire briller le maillot rouge à croix blanche… Mais depuis 1995, l’Association suisse de football (ASF) a mis en place un système de formation autrement plus efficace et performant. Des entraîneurs compétents et qualifiés assurent le suivi des joueurs depuis leur plus jeune âge. Avec le souhait d’intégrer rapidement ces nombreux jeunes issus de l’immigration de manière plus structurée.
Le football devient un modèle social et sportif. «Je ne suis pas certain que cela soit lié à une réelle volonté d’intégration de la part de l’ASF, souligne Jérôme Berthoud, assistant à l’Institut des sciences du sport de l’Université de Lausanne. Mais plutôt au fait que l’ASF s’est concentrée sur la formation. Puis de manière quelque peu indirecte, ces changements ont touché beaucoup de jeunes issus de l’immigration qui forment près de la moitié des jeunes amateurs qui jouent au football dans les clubs suisses. Ensuite, on les retrouve logiquement au plus haut niveau.»
40% des licenciés n’ont pas la nationalité suisse
Sur les quelque 250 000 licenciés qui évoluent sur les pelouses de notre pays, 40% n’ont pas la nationalité suisse. Un vrai réservoir. Rempli de pépites. Mais ne soyons pas dupes: «L’ASF ne pas fait tout ce travail pour l’intégration. Ce n’est pas son but, ce n’est pas son rôle non plus! Elle l’a fait pour bénéficier des meilleurs joueurs», précise Raffaele Poli, qui fut maître assistant à l’Institut des sciences du sport de l’UNIL, avant de devenir responsable de l’Observatoire du football au Centre international d’étude du sport (CIES) à Neuchâtel. «Attention, avec l’équipe de Suisse, on parle surtout d’une élite que l’on va chérir, dit-il, et même si elle est le reflet de notre immigration, elle ne concerne qu’une minorité. Donc, au point de vue quantitatif, on ne parle pas vraiment d’intégration. C’est plutôt de l’ordre du symbole. Et le symbole a besoin de la victoire pour fonctionner.»
Ça tombe bien, car les équipes au maillot rouge récoltent des succès depuis 2002 avec les sélections nationales juniors qui s’illustrent sur la scène internationale. Mais «la Suisse qui gagne» est surtout née un jour de finale en novembre 2009, quand les moins de 17 ans sont devenus les premiers Suisses champions du monde de football, avec, notamment, un buteur nommé Nassim Ben Khalifa.
Il y a 60% de binationaux dans les sélections suisses de foot
Hors de nos frontières, le reste de la planète observe avec surprise que la Suisse permet à beaucoup de jeunes joueurs talentueux d’arriver au plus haut niveau. Sur les vingt-trois sélectionnés en moins de 17 ans, 60% sont des binationaux. Le constat est identique pour toutes les sélections suisses de 15 à 21 ans. Un chiffre qui ne reflète pas la réalité du pays. Rappelons que la Suisse n’accepte la double nationalité que depuis 1992. Très restrictive en matière de naturalisation, la Confédération fait partie des pays européens qui ont le plus haut taux de population étrangère (23,3% en 2012).
En revanche, le nombre exact des bi- ou des multinationaux reste difficile à comptabiliser avec précision, même si l’on sait qu’il augmente. Les chiffres restent imprécis (entre 750 000 personnes et 1 million de résidants possèdent une autre nationalité). En effet, dès qu’une personne se retrouve en possession du passeport de la Confédération, l’Office fédéral de la statistique la comptabilise comme Helvète, et l’autre nationalité n’est plus prise en compte.
Reste à savoir pourquoi les enfants d’immigrés sont à ce point surreprésentés dans le football suisse. Parce que c’est un sport populaire, peu onéreux et plus facile d’accès que le ski? «C’est vrai que, ces dernières années, il y en a de plus en plus…, constate Raffaele Poli. Ce n’est pas seulement du talent intrinsèque, c’est aussi lié à l’importance que l’on attribue à la prédisposition à aller jouer au football plutôt qu’à un autre sport. Après, il y a la passion, la volonté qu’on y met. Le rôle de la famille est tout aussi important. Souvent, les parents d’origine étrangère encouragent leurs enfants à faire carrière dans le football. Les parents suivent, soutiennent et encouragent leur progéniture dans cette voie.»
Black-Blanc-Beur et Multikulti
Cela dit, la Suisse n’est pas un cas à part. La Belgique, par exemple, possède plus ou moins le même profil: petit pays avec beaucoup d’immigration; un accent mis sur la formation; des joueurs qui s’exportent et un succès international. «En fait, l’ASF s’est inspirée de ce qui a été fait en France et qui a amené au titre de 1998 son équipe « Black-Blanc-Beur », résume Jérôme Berthoud. L’Italie, l’Espagne et les pays du Nord de l’Europe devront s’y résoudre à cause d’une population vieillissante. Même l’Allemagne a changé sa politique suite à ses mauvais résultats internationaux. Depuis 2004, elle intègre de nombreux Turcs, Polonais ou Africains doubles nationaux dans ses centres de formation.» Et cela a produit la fameuse équipe «Multikulti» qui a obtenu un gros succès populaire, à défaut de remporter la Coupe du monde 2006.
Très présente dans les médias, cette question des passeports des joueurs joue en revanche un rôle moins important sur le terrain, quand il s’agit de composer les équipes. «Nous sélectionnons des joueurs qui évoluent dans notre football d’élite, des joueurs qui ont un passeport suisse ou pas encore, explique Yves Débonnaire, responsable à l’ASF de la sélection Suisse de moins de 17 ans et enseignant à l’Institut des sciences du sport de l’UNIL. Lors des détections de jeunes joueurs, nous cherchons le potentiel des joueurs, Suisses ou pas. Nous recherchons le talent. Ensuite, pour jouer en équipe nationale, dès les moins de 17 ans et les premiers matchs officiels de qualification, un passeport suisse est obligatoire.»
Des risques financiers et humains
L’ASF a poussé jusqu’au bout une logique que l’on retrouve aussi ailleurs. Pour le responsable de l’Observatoire du football du CIES Raffaele Poli, «l’ASF a compris le potentiel que peuvent apporter les populations émigrées. Dans l’identification du talent dès le plus jeune âge, elle fait un maximum abstraction du critère d’origine. C’est en prenant en compte l’ensemble des jeunes footballeurs qui évoluent dans le pays qu’il est possible d’élargir la pyramide, et ensuite de trouver de bons éléments. L’ASF en a fait une vraie stratégie. C’est ce qui fait le succès de la Suisse, malgré sa petite taille.»
Cela dit, ce choix de la formation implique aussi des risques financiers et humains. Car, depuis 2009, la Fédération internationale de football (FIFA) a assoupli les règles concernant les binationaux. Elle permet désormais à un joueur de changer de sélection nationale, à condition qu’il n’ait jamais participé à un match international d’une compétition officielle avec l’équipe A du pays où il évoluait jusqu’alors. Les sélections juniors et les matchs amicaux ne sont donc plus pris en considération.
Cette évolution a poussé certains responsables du foot français à prononcer le mot de «quotas» pour limiter le nombre de jeunes d’origine étrangère dans les écoles de football, avec pour résultat des semaines de polémiques. Reste un vrai casse-tête, comme le montre cet exemple, choisi parmi tant d’autres par Yves Débonnaire: «Prenez Diego Costa, qui est, à 25 ans, le buteur de l’Atlético Madrid. Il est d’origine brésilienne, et vient de disputer un match amical avec l’Espagne, mais il pourrait tout à fait disputer la Coupe du monde cet été avec le Brésil…» Casse-tête et casse-pied…
En foot, on risque de former… des concurrents!
Avec ces nouvelles règles, les pays formateurs ne sont plus certains d’être récompensés pour leurs efforts et leurs investissements. Place à la fuite de crampons. Avec le risque de perdre, après des années de formation et d’intégration, donc d’investissements, des joueurs qui préfèrent évoluer pour une nation concurrente, celle de leur deuxième passeport. Ce qui fut le cas des Suisses Rakitic, Petric ou Kuzmanovic…Mais c’est le prix à payer de cette politique. «Notre but est de montrer à ces joueurs que notre football est intéressant. Que nous leur amenons autre chose que simplement jouer, explique Yves Débonnaire. Il y a une structure, un suivi. Les équipes nationales permettent d’évoluer au plus haut niveau, de se mettre en vitrine, de se montrer! Et si certains joueurs choisissent leur deuxième pays, nous n’avons pas le choix. Il y a un règlement. Nous ne pouvons pas nous battre. Mais les Shaqiri, Mehmedi, Xhaka… sont les meilleurs exemples, même si ça fait dire à certains que ce n’est pas une « vraie » équipe de Suisse. Pour moi, ils ont tous un passeport rouge à croix blanche et une fierté à jouer pour la Suisse.»
Finalement, porter les couleurs de la Suisse, ce n’est pas qu’une question de passeport. Mais un choix qu’Yves Débonnaire résume ainsi: «La finalité, ce n’est pas le résultat en lui-même. La finalité c’est la formation du joueur. C’est que Rodriguez, Seferovic et Xhaka jouent avec la première équipe. Quand on est dans la formation d’un sport collectif, le but c’est de développer le talent et surtout son potentiel. Ce n’est pas seulement de gagner. Le titre des moins de 17 ans a prouvé que la Suisse en était capable. Alors si cela a été possible avec eux, un jour on pourra le faire avec les moins de 19 ans et pourquoi pas avec la première équipe.» Passe de Lichtsteiner, centre de Shaqiri, tête de Drmic. La Suisse bat le Brésil 1 à 0… Alors, utopique…?
Suite de l’article: S’intégrer par le foot, c’est possible ?