La sociologie indisciplinée

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Laurence Kaufmann. Sur la terrasse du restaurant de La Plage à Préverenges. ©Pierre-Antoine Grisoni/Strates

Avec Laurence Kaufmann, la sociologie saute par-dessus les barrières disciplinaires. Rencontre avec une agitée qui cultive une vision apaisée basée sur le pluralisme démocratique.

En 2008, elle est nommée à 40 ans professeure ordinaire. Laurence Kaufmann aime évoquer le sociologue Paul Beaud, qui fut son mentor à l’UNIL. «Il m’avait dit que j’étais une indisciplinée et c’est le plus joli compliment qu’il pouvait m’adresser», se souvient-elle. Cette sociologue qui rebondit là où elle n’est pas attendue, par exemple en psychologie ou en histoire – au prix d’un effort d’intégration qui nourrit positivement la confrontation – est une spécialiste des formes et des dispositifs qui apaisent.

Elle cite l’image de la table, chez Hannah Arendt, qui introduit la bonne distance pour le déploiement des opinions plurielles, tandis que sans cet objet qui à la fois rassemble et sépare on peut imaginer soit un groupe jeté dans une mêlée fusionnelle autour d’un leader, soit un refus total de s’asseoir et de se lier aux autres. Dans l’un de ses cours, elle propose une analyse des séquences politiques extrêmes, comme celle qui a vu Trump, Vance et leurs disciples se ruer symboliquement sur le président ukrainien dans le bureau ovale. Elle observe la déchirure de plus en plus profonde entre des forces politiques qui ne se parlent plus et souhaite que la Suisse puisse conserver son modèle de débat: «La démocratie veut  un monde commun entre étrangers», soutient-elle.

Or rien n’est moins naturel chez les primates que nous sommes. En travaillant avec de très petits enfants, avant toute socialisation, elle a pu constater qu’ils ne se laissent pas convaincre facilement de taper autrui, même si on leur suggère qu’ils peuvent le faire. En revanche, ce sens moral s’applique uniquement au groupe d’appartenance. Les institutions visent à donner un caractère universel à cette intuition initiale, rappelle la sociologue, qui réfute l’idée trop radicale selon laquelle absolument tout est construit/déconstruit. L’attachement au groupe dès 2 ou 3 ans est donc intuitif, alors que l’attachement au drapeau ne s’exprime pas avant 10 ou 11 ans…

Quant à nos capacités sociales et affectives, on n’en trouvera pas la clé en scrutant nos états mentaux, mais en observant le contexte où se débat la personne agissante. «Le scanner utilisé dans cette expérience a montré que la zone activée par les répondants pour prédire le comportement d’un individu était bien celle des règles et non celle des désirs les plus intimes, qui restent très largement inaccessibles à nos capacités humaines, y compris au sein d’un couple», sourit-elle.

Le temps file sur notre paisible terrasse au bord de l’eau, quand s’invite le souvenir de l’abbé Sieyès, qui a donné une voix au Tiers État dans une esquisse de ce qui deviendra l’opinion publique, qu’il conçoit informée et cadrée. Avec un collègue historien, elle vient de publier un papier qui fera date: en explorant les archives du révolutionnaire, elle y a trouvé une mention de la «sociologie» qui prime donc celle du conservateur Auguste Comte un siècle plus tard. Hélas, le vrai précurseur de la discipline s’est aussi trompé, pensant sauver la Révolution en confiant le destin de la République à… Napoléon. Admiratrice de l’abbé, Laurence Kaufmann sait aussi que nul n’est parfait!

Une ville de goût 

Une petite ville durant son séjour universitaire dans le Michigan, où se mêlaient plusieurs origines et plusieurs goûts.

Un invité à sa table

L’abbé Emmanuel-Joseph Sieyès qui a osé braver l’alliance du catholicisme et de la monarchie absolue. 

Un goût de l’enfance

Les boulettes de viande au cumin et à la menthe de sa grand-mère syrienne.

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