Le joli mois de mai voit les amphibiens pondre dans toute la Suisse, aux abords des points d’eau comme dans les flots. Grenouilles et crapauds chantent leur amour à tue-tête dans un pays où ils ne sont pourtant pas très en forme, selon Christophe Dufresnes, docteur de l’UNIL.
Gare à celles et ceux qui auraient l’idée saugrenue de capturer un têtard pour le mettre dans leur jardin! Cette pratique est interdite par la loi. «Ces animaux sont protégés, donc on ne va pas les toucher sans avoir une dérogation, avertit Christophe Dufresnes, docteur de l’UNIL, aujourd’hui maître de conférences et responsable scientifique de la collection amphibiens au Muséum d’Histoire naturelle de Paris. De plus, le dérangement occasionné peut être néfaste. Prendre des individus adaptés à un milieu donné et les relâcher dans un biotope différent peut avoir des conséquences. Dans certains cas, les nouveaux arrivants peuvent “ désadapter ” la population locale en lui transmettant des variants génétiques inappropriés. Dans les programmes de réintroduction, ces aspects ont beaucoup été étudiés afin d’éviter des désastres.»
Cette pratique bien connue de récolte de têtards n’est pas la seule violence faite aux anoures. Ces amphibiens sans queue à l’état adulte, qui regroupent crapauds et grenouilles, sont bien mal lotis au pays de Heidi. «C’est problématique en Suisse, notamment sur le Plateau, parce qu’on est dans des schémas soit d’urbanisation, soit d’agriculture intensive, souvent polluants, signale le biologiste. Les amphibiens se portent bien là où on les laisse en paix, dans les parcs nationaux, les grandes forêts, toutes les zones où l’activité humaine reste modérée. Mais ces endroits se raréfient en Suisse comme ailleurs en Europe.»
Qui sont ces choristes fragiles aux mœurs parfois surprenantes? Christophe Dufresnes, qui a publié un Guide photographique des amphibiens d’Europe, d’Afrique du Nord et du Proche-Orient, nous présente quelques anoures remarquables.
La rainette gentleman
Munies de ventouses aux pattes, sortes de «gants adhésifs» qui leur permettent de grimper aux buissons alentour, les rainettes européennes se regroupent le soir, dès fin avril, en lek (attroupements de chanteurs) dans un point d’eau. Les mâles coassent ensemble afin d’attirer les femelles. Certains ont les pieds sur un nénuphar, quand d’autres préfèrent la terre ferme. «Ils possèdent un sac vocal sous la gorge, plissé au repos, explique le spécialiste. Le chant est déclenché par le gonflement et dégonflement rapides de ce sac. Le boucan engendré par ces chœurs nocturnes peut s’entendre jusqu’à plusieurs kilomètres. Dans le canton de Vaud, la plus grande population restante, forte de centaines de rainettes, se trouve sur La Côte.» L’espèce Hyla arborea figure sur la liste rouge des amphibiens menacés de Suisse où elle est considérée comme vulnérable depuis 2023.
Les cris d’amour attisent la convoitise des femelles qui se baladent dans les champs alentour pour se nourrir. «Pleines d’œufs, elles se laissent guider par les chants vers la mare. Sur place, chacune trouve celui avec qui elle va s’accoupler. Chez les rainettes, les mâles sont plutôt gentlemen: ils ne s’agrippent qu’à celles qui sont réceptives, contrairement aux crapauds par exemple, bien plus pressés et insistants.» Monsieur grimpe sur le dos de Madame et y reste jusqu’à ce qu’elle déniche l’endroit parfait pour déposer ses trésors, un coin en sécurité de faible profondeur au soleil, car le couple ne verra pas ses têtards naître, quelques jours plus tard. Une fois sur l’emplacement idéal, dans l’eau, la femelle pond et le mâle couvre les œufs de sa semence.
«Lorsque c’est terminé, elle envoie un signal à son partenaire pour qu’il la lâche. Elle attache alors les œufs en grappes à la végétation afin qu’ils ne partent pas au gré des vaguelettes, précise Christophe Dufresnes. Le mâle continue à chanter dans le but de trouver d’autres élues, tandis que la femelle erre un moment pour se refaire une santé après tant d’efforts.» L’herpétologue ajoute que les choristes les plus assidus, ceux qui se présentent le plus de soirs à la mare durant la belle saison, ont une probabilité plus élevée de reproduction. «Les plus grosses rainettes sont les plus âgées, car les amphibiens grandissent tout au long de leur vie. Les mâles utilisent beaucoup d’énergie pour chanter, qu’ils récupèrent en s’alimentant. Ceux ayant le moins besoin de se reposer sont donc les plus présents aux rendez-vous galants.»
La rainette mystérieuse
«On l’a d’abord confondue avec la rainette italienne (Hyla intermedia). C’est grâce à nos recherches à l’UNIL que la rainette de Perrin a été décrite, sur la base de sa forte divergence génétique avec l’italienne.» Cette grenouille, qui chante au mois de mai au Tessin, baptisée Hyla perrini en l’honneur de Nicolas Perrin, professeur à l’UNIL qui partait à la retraite, est désormais considérée comme une sous-espèce. «Nos récents travaux sur la délimitation des espèces – le procédé visant à distinguer les espèces et les sous-espèces – qui ont la spécificité d’observer l’hybridation et des critères de compatibilité génétique montrent qu’il s’agit plutôt d’une sous-espèce, à savoir Hyla intermedia perrini.» Toutefois, cela ne remet pas en cause son histoire évolutive, relativement vieille. «Il y a 3 millions d’années, la rainette de Perrin (qui habite le Tessin et la plaine du Pô) s’est séparée de la rainette italienne (présente au sud des Apennins et en Sicile). Les sous-espèces n’intéressaient plus grand monde depuis de nombreuses années, notamment parce qu’il n’existe pas de définition claire. Mais les nouvelles approches que nous avons formalisées devraient raviver l’intérêt des scientifiques et des acteurs de la conservation.»
Le crapaud calamiteux
D’origine méditerranéenne, le crapaud calamite (Epidalea calamita), meilleur coureur que sauteur, se trouve en bordure de son aire en Suisse, ce qui explique en partie son statut d’espèce en danger. «Ses petites populations isolées sont déconnectées les unes des autres, ce qui peut conduire à d’éventuels problèmes de consanguinité et impacterait leur faculté de résilience, relève l’herpétologue. De plus, il vit de préférence en plaine où se situent des mares pionnières (nouvelles, transitoires, avec peu de végétation, ndlr.), voire des rivières alluviales, relativement difficiles à trouver en Suisse. Le paysage helvétique a beaucoup été modifié pour l’agriculture. Le crapaud calamite se reproduit donc là où il peut en milieu agricole, dans les champs inondés où des mares se forment dès le printemps. Par exemple, il n’est pas rare de le voir aux abords d’un champ dans une trace de tracteur remplie d’eau.» On ne le trouve que dans les régions de basse altitude du nord des Alpes, entre Genève et la Thurgovie et St‑Gall, mais il n’atteint pas la vallée du Rhin.
Il devrait son nom au tapage nocturne qu’il inflige aux autres lors de ses nuits d’amour, car on entend les chœurs chanter de très loin. «Après de fortes pluies, les mâles s’installent dans de petites flaques temporaires et appellent les femelles durant deux ou trois jours. Comme ils ont peu de temps avant que leur mare de fortune ne disparaisse sous l’effet du soleil, ils sautent sur tout ce qui passe. Les génitrices pondent des cordons d’œufs, sur lesquels les mâles vont envoyer leurs spermatozoïdes pendant l’accouplement. Ces cordons vont rester au fond, dans quelques centimètres d’eau.» Le calamite se reproduit de façon explosive. En quelques jours, les œufs éclosent, les têtards se développent vite et se métamorphosent en quelques semaines.
«Chez une rainette, les têtards nés au mois de mai deviennent des grenouillettes en juillet-août. Tandis que les embryons déposés en mai par la crapaude calamite peuvent sortir de l’eau dès juin. L’espèce est adaptée à se développer très rapidement dans un micro-habitat momentanément avantageux qui peut très vite redevenir défavorable.» Le reste de l’année, le calamite vit caché. Il hiberne plusieurs mois en hiver. Au moindre stress, une paire de glandes situées à l’arrière de sa tête sécrète un poison alcaloïde, comme chez les autres crapauds. Cela ne freine pas les chats, fouines, renards et chiens qui peuvent le tuer en trois coups de griffe. Mais ses pires prédateurs, en dehors des humains, restent les oiseaux.
Le faux crapaud
Tel le sonneur à ventre jaune (Bombina variegata), également présent en Suisse, l’alyte accoucheur (Alytes obstetricans) ressemble à un crapaud, parce qu’il est trapu et possède une peau verruqueuse. Cependant, tous deux sont considérés comme de «faux crapauds» par les scientifiques. En Suisse, seuls le crapaud calamite et le crapaud commun (Bufo bufo) appartiennent à la famille des Bufonidés, celle des «vrais crapauds». «L’alyte accoucheur et le crapaud calamite ont les mêmes origines géographiques ici. Méditerranéen dans l’âme, l’alyte est abondant sur toute la partie nord de la péninsule Ibérique. On le trouve ainsi en grand nombre dans les Pyrénées, où il franchit des cols de plus de 2000 mètres d’altitude. Plus au nord et à l’est, les populations sont plus fragmentées à cause du paysage altéré par l’Homme et des conditions climatiques plus défavorables.» Chez nous, il apparaît dans la catégorie des vulnérables de la liste rouge des amphibiens. L’une de ses particularités est d’être entièrement terrestre à l’âge adulte, tout en restant proche de points d’eau permanents, rivières, ruisseaux, mares sans poissons qui servent à ses têtards. «Très débrouillard, il est capable de mettre ses œufs dans des abreuvoirs à vaches ou des lavoirs de village! Ce qui a d’ailleurs facilité le travail de terrain d’une de mes doctorantes qui l’a beaucoup étudié, notamment dans les Pyrénées. En bon grimpeur, il escalade des rochers verticaux.»
Son chant ressemble à celui d’un hibou Petit-duc scops ou à une flûte. «Les mâles sifflotent cachés dans un petit trou de boue asséché, dans un vieux muret ou toute autre anfractuosité. On les entend à la campagne, en mai, le soir. La femelle approche et le mâle l’étreint en amplexus: il l’agrippe en bas de la taille. La génitrice transfère ensuite ses œufs, en les poussant avec les pattes, sur l’arrière-train du géniteur.» Le biologiste rigole en racontant que Monsieur et Madame se dupent l’air de rien. Elle ne donne pas toujours tous ses œufs au même mâle et il cherche parfois à récupérer les œufs d’autres femelles…
Durant plusieurs semaines, le mâle porte et protège sa grappe d’œufs, reclus dans un endroit sûr et humide, souvent enfoui dans le sol, caché sous une pierre ou dans une crevasse rocheuse. Il lâche ensuite les bébés, alors devenus d’assez gros têtards, dans l’eau. «Les œufs éclosent en quelques minutes, car leur membrane, qui fait office de véritable caoutchouc de protection sur terre, devient poreuse au contact de l’eau, à la manière du plastique hydrofuge des tablettes de lave-vaisselle.» Le spécialiste des amphibiens ajoute que cette stratégie de reproduction donne naissance à une quantité limitée de têtards, mais qu’ils sont plus robustes et avec une bonne capacité natatoire, en comparaison à d’autres espèces.
La grenouille envahie…
Dans un précédent numéro de Allez savoir! (no66, mai 2017), Christophe Dufresnes présentait le résultat de ses recherches avec Sylvain Dubey, herpétologue de l’UNIL, au sujet de l’un de nos amphibiens indigènes, la petite grenouille verte (Pelophylax lessonae). Cet article expliquait que la grenouille de Lessona, son autre nom, était en train de disparaître au profit de son pendant méridional, la grenouille de Berger (Pelophylax lessonae bergeri) et de grenouilles rieuses (P. ridibundus). Ces dernières, aux origines multiples, sont arrivées dans notre pays à la suite du commerce des cuisses de grenouille et sont maintenant très répandues, parce que dans la nature, ce sont des dures à cuire.
La petite grenouille verte est passée d’espèce potentiellement menacée à vulnérable sur la liste rouge des amphibiens de Suisse, certes. Toutefois, il y a du neuf concernant son ennemie envahisseuse. Avec l’aide de nouvelles analyses génétiques, les deux biologistes ont constaté que l’incriminée grenouille de Berger n’aurait pas forcément une origine introduite, car elle aurait aussi pu arriver sur le Plateau helvétique après la dernière période glaciaire, il y a 15 000 ans environ…
… et son envahisseuse naturelle
«Nous penchions initialement pour une introduction humaine de la grenouille de Berger, peut-être du temps des Romains, car des centaines de kilomètres séparent les populations naturelles connues (en Ligurie) des populations suisses. Cependant, nous avons depuis trouvé des traces génétiques de la Berger dans ce no frog’s land, entre autres en Provence-Alpes-Côte d’Azur, où ni Lessona, ni Berger ne sont actuellement présentes. Il convient donc de considérer une autre hypothèse: la grenouille de Berger aurait pu venir naturellement par la France, en remontant l’ouest des Alpes, puis en pénétrant sur le Plateau suisse depuis Genève.» C’est là qu’elle aurait rencontré la grenouille de Lessona, originaire des Balkans. «Les deux espèces se seraient abondamment mélangées dans tout le pays. Un réchauffement naturel, après la dernière ère glaciaire, aurait depuis fait disparaître la plupart des populations du sud de la France, déconnectant ainsi les Berger suisses des Berger italiennes.»
Leur habitat est similaire à celui de la rainette européenne: mares ensoleillées, bien végétalisées, profondes mais pas trop. Après avoir coassé, le mâle Lessona s’accouple à une femelle de son espèce ou à une autre grenouille verte présente dans la mare, par exemple la grenouille d’Esculente (Pelophylax esculentus), une hybride originellement issue du croisement entre une Lessona et une rieuse. L’élue disperse ensuite leurs œufs en grappe dans la végétation. À noter: il reste des populations «pures» de grenouilles de Lessona au nord des Alpes, surtout dans la Vallée de Joux, que, selon le spécialiste, «les grenouilles de Berger n’auraient pas réussi à atteindre, freinées par les 1000 mètres d’altitude…»/
Dans le New York Times pour ses recherches
Le docteur de l’UNIL, aujourd’hui responsable scientifique de la collection amphibiens au Muséum d’Histoire naturelle de Paris, est ravi d’avoir vu son travail repris dans les colonnes du New York Times. Le journaliste Carl Zimmer a cité les analyses génétiques de Christophe Dufresnes qui ont démontré que «les lignées avec un ancêtre récent – c’est-à-dire celles qui sont les plus apparentées – produisent facilement des hybrides et qu’il faut plusieurs millions d’années d’évolution pour que deux lignées de grenouilles ne puissent plus se croiser – en d’autres termes, pour devenir deux espèces reproductivement distinctes».
Ce coup de projecteur lui a valu d’être repris et discuté sur un blog très influent dans le milieu scientifique, Why evolution is true. Ses recherches permettent de rapprocher science et société dans le but de favoriser la conservation des espèces. «Si, pour une espèce donnée, vous dites qu’il faut protéger les populations de la lignée “ nord-est ” ou “ A ”, cela n’intéresse pas grand monde, remarque le chercheur. En revanche, si vous expliquez que ces populations sont les dernières d’un taxon endémique des Alpes, décrit scientifiquement comme Hyla intermedia perrini, cela change la donne. Ainsi, un des axes mis en avant est d’inciter à utiliser le rang de sous-espèce qui est reconnu par les instances de conservation. Cette catégorie a donc vocation à être employée pour inventorier les populations uniques que l’on trouve au sein d’une espèce, afin notamment de sensibiliser le grand public à ce niveau méconnu de biodiversité.» Ses récentes découvertes apparaîtront dans la réédition de son guide photographique des amphibiens, prévue en 2025./VJT
À lire (en anglais): nytimes.com/2024/02/19/science/what-is-a-species.html ; whyevolutionistrue.com/2024/02/20/carl-zimmer-on-species-and-conservation