Les prochains Mystères de l’UNIL ont lieu les 20 et 21 mai. Ils sont consacrés à la mémoire. C’est l’occasion de revenir sur « le devoir de mémoire », et les débats très vifs que ce concept a suscités entre les historiens, les juristes, les philosophes, les politiciens et tous ceux qui parlent au nom des victimes, quand ils n’ont pas la même vision du passé.
Emmanuel Macron a rallumé une mèche dans la poudrière. C’était en février dernier, lors d’un voyage en Algérie, quand le candidat En Marche! a expliqué que la colonisation avait été « un crime contre l’humanité », et qu’il a suscité la polémique que l’on sait. C’est la dernière bataille en date dans le terrible conflit qui se livre depuis que, selon l’expression de l’historien Jacques Le Goff, on « a lancé la mémoire à l’assaut de l’histoire ».
La mémoire, c’est un devoir ?
Depuis que « la mémoire » est devenue « un devoir », elle est en effet régulièrement invoquée par des armées de politiciens, de juristes, de philosophes, de moralistes et d’associations de victimes en tous genres. Et cela pour qualifier un nombre croissant de grands drames du passé. Dans les années 90, quand les premières lois mémorielles ont été élaborées, ces textes portaient essentiellement sur la Seconde Guerre mondiale. Mais la problématique s’est vite élargie : « Au moment où le Parlement suisse discutait de l’article 261 bis, qui vise notamment à interdire de justifier ou de minimiser un génocide ou un crime contre l’humanité, j’ai été interpellée par une personne arménienne, chez qui ces débats avaient réveillé un sentiment d’injustice. Elle m’a demandé quand est-ce qu’on reconnaîtrait son drame », se souvient Suzette Sandoz, professeure honoraire de droit à l’UNIL, qui siégeait également au Conseil national à l’époque.
Les Arméniens réclament en effet depuis longtemps que les déportations et les massacres de leurs ancêtres par les Turcs en 1915 soient également qualifiés de génocide. Et ils ne sont pas les seuls. On enregistre des demandes similaires « dans des domaines aussi divers que l’esclavage, certains faits de guerre comme les bombardements des villes durant la Seconde Guerre mondiale, le travail forcé, la colonisation ou les guerres coloniales de la France », rappelle le professeur honoraire d’histoire de l’UNIL François Jequier, qui a multiplié les écrits et les conférences sur ce qu’il appelle les « mémoires inégales face à l’histoire ».
Les années passant, cette notion de « devoir de mémoire » est même devenue un enjeu de politique étrangère. Alors que le concept invitait, à l’origine, les pays à réfléchir aux pages les plus sombres de leur propre histoire, les nations l’invoquent désormais pour des épisodes historiques où elles n’ont joué aucun rôle. Suzette Sandoz relève ainsi que la Confédération, qui « ne s’est engagée qu’avec réserve dans la célébration d’événements historiques suisses pourtant décisifs, comme les commémorations des batailles de Morgarten et de Marignan, ou encore le Congrès de Vienne de 1815, n’a pas eu les mêmes scrupules au moment d’inviter la Turquie à opérer un travail de mémoire collective sur son passé, à propos du génocide arménien de 1915 ».
La Suisse n’est pas la seule à s’ingérer de la sorte dans les histoires des autres pays, puisque cette pratique est devenue un genre politique où chacun choisit ses causes. Les Américains, pour ne prendre que cet exemple, ont ainsi choisi de reconnaître le génocide des Ukrainiens par les Soviétiques en 1932.
On observera enfin que ces revendications mémorielles portent sur des périodes historiques de plus en plus éloignées de notre temps. Alors que le concept de crime contre l’humanité a été utilisé pour la première fois dans un Tribunal en 1945, à Nuremberg, pour qualifier les crimes nazis, Emmanuel Macron n’a pas hésité à l’utiliser pour la colonisation de l’Algérie par la France, qui a débuté en juin 1830. Et d’autres ont employé le terme de « génocide indien » pour qualifier la destruction des civilisations indigènes qui vivaient sur le continent américain avant l’arrivée des premiers Européens, dès 1492.
Pourtant, face à cette inflation des polémiques mémorielles, certaines critiques ont commencé à se faire entendre.
Les juges tirent le frein
Le premier grand coup de frein dans le développement rapide du « devoir de mémoire » est venu d’où on ne l’attendait pas : de la grande Chambre de la Cour européenne des droits de l’homme. Cette instance a estimé, en octobre 2015, que les tribunaux suisses étaient allés trop loin en condamnant le Turc Dogu Perinçek, qui a répété durant plusieurs conférences, notamment à Lausanne, que le génocide arménien « était un mensonge international ».
L’affaire étant complexe et sensible, la Cour a longuement motivé sa décision. Si les juges se sont dits « complètement incompétents » quand il s’agit de décider s’il y a eu – ou non – un génocide en 1915, la Cour a quand même estimé que « nulle vérité historique ne peut rester à jamais gravée dans le marbre (…) et que les discussions sur l’histoire sont un volet essentiel de la liberté d’expression ».
Comment, dès lors, fixer une limite claire entre ce qui reste interdit – « nier la Shoah », par exemple – et ce qui est désormais autorisé, comme taxer le génocide arménien « de mensonge international ». Dans ses conclusions qui s’étalent sur près de 133 pages, la Cour a livré une sorte de boîte à outils. Les juges ont ainsi observé que Dogu Perinçek, lors de ses conférences en Suisse, s’était exprimé face à « un auditoire acquis à ses convictions ». Ils ont estimé que ses propos portaient sur « une polémique ancienne » et que le requérant « n’a pas fait preuve de mépris ou de haine » à l’égard des victimes de 1915, puisqu’il a notamment « fait observer que les Turcs et les Arméniens ont vécu en paix pendant des siècles ».
Du coup, les juges ont décidé de tenir compte du « contexte », et ils ont proposé une série de questions permettant de déterminer où se situe la limite à ne pas franchir : 1. Y a-t-il « un consensus général » sur les faits historiques concernés ? 2. Le pays où l’on parle a-t-il joué un rôle dans l’épisode historique évoqué ? 3. Y a-t-il « un décalage dans le temps » entre les atrocités et « la résurgence d’un débat polémique », sachant que le temps « en atténue les conséquences » ?
En clair, les juges ont estimé que, quand on a affaire à des épisodes controversés, qui ne concernent pas directement le pays où l’on s’exprime et qui sont suffisamment éloignés dans le temps, on doit pouvoir en débattre sans limites.
Notons enfin que cet arrêt de la Cour européenne des droits de l’homme est venu remettre un peu d’ordre dans un domaine où régnait une confusion considérable. Notamment parce que les interdits varient sensiblement d’un pays à l’autre, comme l’a montré une étude menée par des chercheurs de l’Institut suisse de droit comparé (rattaché à la Confédération, et installé sur le campus de l’UNIL), qui est citée par les juges dans leur argumentaire.
Mais aussi parce que les interdits concernant ces questions mémorielles ne sont pas toujours définis avec un maximum de précision. En droit suisse, par exemple, « la loi ne parle jamais de devoir de mémoire, précise Suzette Sandoz. Cette notion est parfois évoquée par le Parlement ou le Tribunal fédéral. Au fond, la seule manifestation du devoir de mémoire, ce sont les dispositions du droit pénal –le fameux article 261 bis – qui visent celui qui cherchera à justifier un génocide ou d’autres crimes contre l’humanité. »
Pour la juriste de l’UNIL, « la Cour européenne a donné un coup d’arrêt facile à l’extension du devoir de mémoire, parce que le génocide arménien pose plusieurs problèmes politiques. Les juges de Strasbourg, qui sont très politisés, savent bien que ce procès pose encore la question de nos relations avec la Turquie et avec le monde musulman, analyse Suzette Sandoz. C’est aussi l’échec d’une tentative d’utiliser la loi pour éduquer les foules, ce qui est toujours mauvais, parce que le droit doit suivre, et pas précéder. »
Les historiens échappent aux procès
Ceux qui ont le plus soupiré de soulagement en découvrant le jugement de la Cour européenne des droits de l’homme, ce sont probablement les historiens. Surtout ceux qui travaillaient sous la menace permanente des procès. L’affaire Olivier Grenouilleau en témoigne, comme le rappelle volontiers le professeur Jequier. Cet historien français est notamment l’auteur d’un ouvrage sur Les traites négrières. Essai d’histoire globale, qui confronte ses recherches personnelles à celles de nombreux confrères américains et anglais. Le livre a reçu de nombreux prix, notamment de l’Académie française, et pourtant, cet historien sérieux a été accusé par un collectif d’Antillais, Guyanais, Réunionnais de « négation de crime contre l’humanité ».
La faute d’Olivier Grenouilleau
Il a déclaré dans une interview accordée au Journal du dimanche, que « l’esclavage s’est étendu sur 13 siècles, et que les traites négrières ne sont pas des génocides, car elles n’avaient pas pour but d’exterminer un peuple. L’esclave était un bien qui avait une valeur marchande et qu’on voulait faire travailler le plus possible. Le génocide juif et la traite négrière sont des processus différents. Il n’y a pas d’échelle de Richter des souffrances. »
Sur la base de cette déclaration, le collectif a demandé que le chercheur soit suspendu de ses fonctions universitaires pour révisionnisme, avant de retirer la plainte, quand le collectif a découvert à quel point la démarche était mal accueillie par des historiens de tous bords politiques, qui ont été près de 600 à réclamer la liberté pour les recherches scientifiques, dans un appel publié par le quotidien Libération.
Pour François Jequier, cette affaire témoigne « d’un malentendu classique », parce que « l’histoire n’est pas la mémoire ». Les prestigieux signataires de l’appel paru dans Libération ne disent pas autre chose. D’Elisabeth Badinter à Marc Ferro ou Pierre Nora, ils rappellent que « l’histoire n’est pas la morale. Elle n’a pas pour rôle d’exalter ou de condamner, elle explique. L’histoire n’est pas non plus la mémoire. L’historien, dans une démarche scientifique, recueille les souvenirs des hommes, les compare entre eux, les confronte aux documents, aux objets, aux traces et établit les faits. L’histoire tient compte de la mémoire, elle ne s’y réduit pas. »
Notamment parce que « chaque individu a un rapport particulier à la mémoire, poursuit François Jequier. Aujourd’hui, le devoir de mémoire fait recette, mais de quelle mémoire parle-t-on ? » Et le professeur honoraire de citer l’exemple complexe du général Dumas, père de l’écrivain Alexandre Dumas, qui « était à la fois le fils d’une esclave et du maître de cette esclave, le marquis Davy de la Pailleterie. Le général Dumas était donc à la fois descendant d’esclave et de l’esclavagiste qui l’a affranchi. »
Enfin, dernière difficulté, le devoir de mémoire, tel qu’il est pratiqué aujourd’hui, crée des injustices que François Jequier appelle « les mémoires inégales ». Le professeur honoraire se souvient d’un travail de séminaire à l’UNIL, où l’un de ses étudiants a observé que, « en 1932-33, il y a eu une famine-génocide en Ukraine qui a fait environ 6 millions de morts. Qui d’entre nous, avant de suivre ce séminaire sur les massacres et les génocides au XXe siècle, en connaissait l’existence ? »
Et pourtant, un peu moins de deux décennies après le génocide arménien, et un peu moins d’une décennie avant l’Holocauste, il y a eu cet épisode que les Ukrainiens appellent Holodomor (littéralement l’extermination par la faim), qui propose un « bel exemple de mémoires inégales. Des millions de morts face à l’histoire qui n’ont pas la même densité, la même visibilité, la même reconnaissance mémorielle », relève François Jequier.
Les politiciens ont des problèmes à résoudre dans l’urgence
Reste à constater, après le coup de frein des juges et les pétitions des historiens, que les derniers grands praticiens du devoir de mémoire restent les politiciens. Parce que, quand les scandales du passé deviennent des affaires politiques, ils ne portent plus seulement sur des questions historiques, morales ou philosophiques. « Il y a encore, souvent, un problème à résoudre dans l’urgence, observe le politologue de l’UNIL René Knüsel. Les fonds en déshérence, ils étaient là, et il fallait trouver une solution. C’est un peu la même chose dans l’affaire des enfants placés : la Confédération s’est retrouvée face à de nombreuses personnes qui s’étaient tues, qui sont venues témoigner et à qui il fallait répondre vite.?»
Dans cette affaire des enfants qui ont été enlevés à leurs familles pour être placés dans des institutions ou chez des personnes qui ont abusé d’eux, le politologue « a pu observer des choses tout à fait étonnantes. Tout à coup, le Conseil fédéral s’est senti contraint de prendre position sur une affaire que l’on connaissait vaguement, mais dont les derniers cas remontaient à 1981 et qui avaient été recouverts par une chape de silence. C’est ce déni qui a servi de déclencheur à la crise », estime René Knüsel, mais pas seulement. « Quand on parle de devoir de mémoire au sens large, on estropie le terme. Il faut rappeler que le devoir de mémoire est, au départ, un devoir qui incombe aux victimes qui sont tenues de témoigner, pour que cela ne se reproduise jamais. »
Dans l’affaire des enfants placés, « ces témoignages ont été suffisamment nombreux et poignants pour provoquer un consensus rapide parmi la classe politique suisse. Ainsi, en avril 2013, Simonetta Sommaruga a demandé pardon au nom du Gouvernement, après les excuses d’Eveline Widmer-Schlumpf de 2010.A ma grande surprise, il n’y a pas eu grande discussion aux Chambres : tout le monde était d’accord, et la Confédération mettra 300 millions dans un fonds destiné à indemniser les victimes. » L’affaire ne s’arrête pas là : la Confédération financera encore un PNR 76 intitulé « Assistance et coercition. Passé, présent et avenir ». « L’idée, précise le chercheur de l’UNIL qui a participé à son élaboration, c’est de lancer une recherche afin de savoir, entre autres, ce que l’on peut tirer de cette mémoire pour le futur. »
Que retenir du passé quand on veut construire un avenir ? Ne faut-il vraiment retenir que le pire ? C’est la question posée par Suzette Sandoz dans un petit livre intitulé Rütli, avant de proposer d’élargir le devoir de mémoire aux évènements positifs dont on devrait s’inspirer. Pour retenir « l’histoire en général, avec ses hauts faits et ses horreurs, ses sacrifices et ses trahisons, ses petitesses et ses grandeurs. Parce qu’on ne peut pas aimer la communauté dans laquelle on vit sans en connaître les bons et les mauvais moments. » La professeure propose notamment de placer dans cette liste le discours du général Guisan de 1940, sur la prairie du Rütli. Et aussi « l’histoire des alliances et des conventions suisses, comme la racontait Etienne Grisel, dans ses cours à l’UNIL, parce qu’il a très bien montré à quel point nous vivions dans un pays où l’on a toujours eu envie que les choses puissent être réglées pacifiquement, via des conventions et des accords avec d’autres pays ».
A ce sujet, on observera qu’Emmanuel Macron marche dans la même direction, lui qui a proposé une sorte de « devoir de mémoire pour tous ». C’était en février 2017 au meeting à Toulon, quand il tentait de désamorcer la polémique sur le « crime » de colonisation. « Notre histoire, elle est complexe, a lancé le politicien. Nous devons la regarder en face, avec ce qu’elle comporte de positif et de négatif. Mais il y a aussi un devoir de mémoire en face, en Algérie. Il faut reconnaître le bon et le mauvais et faire, chacun, son travail afin de réconcilier les mémoires. »
Autant d’idées qui laissent imaginer que, après des décennies de polémiques, nous sommes peut-être en train d’imaginer des manières efficaces de déminer le champ de bataille et d’apaiser les mémoires qui ont été blessées par l’histoire.