Le 22 novembre 1963, en fin de matinée, le président des Etats-Unis était assassiné à Dallas. Retour sur un demi-siècle d’enquêtes en tout genre qui ont fini par désacraliser le mythe John F. Kennedy.
Ce crime du siècle demeure un épais mystère. Cinquante ans après les tirs qui ont ciblé la limousine de Kennedy, à Dallas, tant de questions restent sans réponse. Y avait-il un seul sniper embusqué dans les environs d’Elm Street, ou étaient-ils plusieurs? L’assassin était-il posté au 6e étage de la librairie, ou fumait-il des cigarettes en attendant JFK, dans le parking, derrière la palissade donnant sur Dealey Plaza? Les projectiles qui ont atteint le président à la gorge et à la tête ont-ils été tirés dans son dos ou arrivaient-ils de face? Une balle peut-elle traverser deux hommes, provoquer plusieurs blessures dans leurs chairs et dans leurs os, avant d’être retrouvée quasiment intacte? Et pourquoi tant de témoins de ce fait divers exceptionnel ont-ils disparu dans des circonstances suspectes?
Depuis le 22 novembre 1963, et l’assassinat du président américain, les spéculations vont bon train. Insinuant le doute jusque dans les cerveaux les plus avertis, comme celui du général de Gaulle, qui est devenu le plus célèbre adepte des théories du complot en confiant à Alain Peyrefitte: «Ça a l’air d’une histoire de cow-boys, mais (…) la police est de mèche avec les ultras (…) Toutes les polices du monde se ressemblent quand elles font les basses besognes (…) On ne saura jamais la vérité. Car elle est trop terrible, trop explosive, c’est un secret d’Etat.»
Dans l’histoire officielle, Oswald est le seul tireur
De fait, le général était visionnaire, au moins sur un point. A l’approche du 50e anniversaire de la mort de JFK, il n’y a toujours aucun récit unanimement accepté pour expliquer cet assassinat. En résumant très brutalement, on peut limiter les scénarios à deux grandes catégories. Les théories du complot et la version officielle, qui veut que Lee Harvey Oswald ait agi seul. C’est la conclusion de l’enquête rondement menée par la police de Dallas en 1963. C’est aussi la version choisie dans le célèbre Rapport Warren, qui a été rendu en septembre 1964. Ce scénario – très minoritaire dans l’opinion publique mais davantage admis dans le monde académique – a trouvé un défenseur à l’UNIL: Janick Marina Schaufelbuehl, professeure assistante à la Faculté des SSP, qui travaille notamment sur l’histoire des Etats-Unis durant la guerre froide.
«Des dizaines de milliers de livres et d’articles ont été écrits sur le sujet, mais très peu l’ont été par des historiens reconnus. Pour l’historienne que je suis, il n’y a aucun élément sérieux provenant des archives ou de témoignages qui permettrait aujourd’hui d’affirmer qu’Oswald n’était pas le seul tireur, qu’il a eu des complices et qu’il y a eu conspiration.»
Le mobile du crime
Janick Marina Schaufelbuehl a désigné son assassin. Reste à trouver le mobile du crime. «Les motivations d’Oswald étaient vraisemblablement politiques. C’est un fervent supporter de la révolution cubaine. Il savait qu’il y avait eu des tentatives d’assassinat contre Fidel Castro orchestrées par la CIA et supervisées par Kennedy. Il avait déjà commis une tentative d’assassinat contre un général de la droite dure début 1963. Dès lors, on peut supposer qu’il a été incité à tirer sur JFK en raison de son engagement pour la non-ingérence américaine à Cuba.»
Pour étayer cette version de l’histoire, Janick Marina Schaufelbuehl appelle à la barre Malcolm X, le prêcheur et militant des droits de l’homme, l’un des rares contemporains de Kennedy qui a tenu des propos critiques après l’attentat. «Il a vu juste en parlant de «Chickens coming home to roost», une formule que l’on peut traduire par: «C’est le juste retour des choses», rappelle l’historienne de l’UNIL. Kennedy avait tenté de renverser le régime cubain en avril 1961 et continuait à planifier des attentats ciblés en violation du droit international, et il se retrouve victime d’un assassinat. Certes pas planifié par un gouvernement étranger, mais par un individu poussé à agir par cette politique de JFK.»
Une nouvelle enquête, d’autres conclusions
L’existence d’une deuxième enquête officielle, qui a abouti à des conclusions sensiblement différentes de celles du Rapport Warren, ne fait pas vaciller l’historienne lausannoise. En 1976, la Chambre des Représentants des Etats-Unis a créé une commission chargée de réexaminer les assassinats de JFK et de Martin Luther King. Cet organe, le HSCA, rend son rapport trois ans plus tard. Pour la commission, il y avait plusieurs tireurs à Dallas et le président a bien «été victime d’une conspiration».
Mais voilà, ces conclusions «ont été réfutées après coup par d’autres experts sérieux, notamment pour ce qui est du fameux enregistrement sonore qui permettrait d’entendre un quatrième coup de feu, et qui prouverait l’existence d’un deuxième tireur», observe Janick Marina Schaufelbuehl. Il y a eu une erreur. Et les souvenirs, les nombreux témoignages oraux que l’on a beaucoup entendus ou lus chez les théoriciens du complot, doivent être maniés avec prudence. Plusieurs historiens, que je considère comme sérieux, arrivent à la conclusion qu’il n’y a pour l’instant aucun élément permettant de dire qu’il y a eu conspiration.»
La mort brutale de l’assassin de Kennedy
Janick Marina Schaufelbuehl n’est pas davantage troublée par l’assassinat de Lee Harvey Oswald, qui intervient deux jours après celui de Kennedy, dans un commissariat de Dallas et dans des circonstances qui font penser à l’exécution du parfait pigeon avant qu’il ne se mette à parler. «Je ne considère pas cet assassinat comme la preuve de l’existence d’un complot», répond l’historienne de l’UNIL.
Pourtant, cette succession d’attentats menés par un tireur solitaire, et réalisés dans des circonstances troubles, n’ont pas manqué d’alimenter les théories du complot. Y compris dans les plus hautes sphères. Le HSCA, la commission d’enquête sénatoriale de 1976-79, a notamment reproché à ses prédécesseurs de la commission Warren d’avoir renoncé à explorer les éléments connus qui reliaient Jack Ruby, l’assassin d’Oswald, à la mafia. Car le syndicat du crime avait «un mobile, l’idée et les moyens d’attenter aux jours du président Kennedy», écrit le HSCA.
«Le principal problème dans cette affaire, c’est que nous avons d’un côté un évènement d’une énorme envergure, l’assassinat d’un président extrêmement populaire, et de l’autre un assassin quelque peu minable, estime Janick Maria Schaufelbuehl. Psychopathe, marxiste autodidacte, il n’était pas à la hauteur de la mort de Kennedy. Il y avait donc un fort besoin dans le public de trouver quelque chose de plus grand qu’Oswald pour expliquer ce meurtre.»
La mort d’un symbole
Car l’homme qui tombe sous les balles, à Dallas, n’est pas seulement le président en exercice, c’est encore un symbole extrêmement fort. «Il ne faut pas oublier que Kennedy est assassiné en pleine guerre froide, rappelle Boris Vejdovsky, qui enseigne la culture et la littérature américaines à l’UNIL. On abat l’homme qui, de manière symbolique, se dresse en défenseur de la liberté, celui qui a dit non à Khrouchtchev à Cuba, celui qui proclame être «ein Berliner». On abat une figure de lumière, et, avec elle, l’Amérique sûre d’elle, de son bon droit, qui défend des valeurs démocratiques et de liberté. On abat aussi l’homme qui, avec son frère Bobby, cherche à faire progresser les droits civiques dans les Etats du Sud, et celui qui cherche à redonner un élan économique aux Etats-Unis.» Sans oublier le président qui voulait aller sur la Lune.
Complot ? Un assassin falot et des circonstances troubles, il n’en fallait pas plus pour réveiller les esprits curieux.
Un symbole qui tombe, un assassin trop falot et des circonstances troubles, il n’en fallait pas plus pour réveiller les esprits curieux. De fait, depuis le 22 novembre 1963, d’innombrables enquêteurs n’ont cessé de découvrir des détails troublants, qui perturbent la lecture de cette histoire officielle. Derrière ces scénarios alternatifs, un raisonnement de bon sens que résume Boris Vejdovsky: «Je ne sais pas ce qui s’est passé à Dallas ce jour-là, mais, quand on regarde un peu qui était Lee Harvey Oswald, on le voit mal organiser tout cela, tout seul dans son garage. On ne s’approche pas comme ça du président, même en 1963. Il faut des fonds, de l’organisation, des renseignements. Il faut connaître des choses aussi simples que l’horaire du cortège, l’itinéraire, la vitesse de la limousine… Tout cela n’est pas si facile à mettre en place.»
Pour le maître d’enseignement et de recherche de l’UNIL, «il a été démontré, en tout cas largement suggéré, que le scénario accusant Lee Harvey Oswald d’avoir préparé l’attentat seul ne tient probablement pas debout. A partir de là, on a à peu près tout dit et rien du tout. Puisque ça ouvre la discussion à n’importe quelle théorie du complot, qui va de la mafia aux anticommunistes cubains, en passant par le lobby militaro-industriel, les services secrets, etc.»
Kennedy, la deuxième salve
Si le plus grand flou règne à propos de l’assassinat de JFK, tout le monde s’accorde en revanche pour constater que le mythe Kennedy est la grande victime de ces cinquante dernières années. Car les historiens ont considérablement changé de perspective à propos du président. Après un temps de deuil, très respectueux du mythe créé par sa mort brutale à la James Dean, l’icône glamour a été progressivement désacralisée, et l’on a exploré toutes les failles du président américain. Fin de la légende dorée, plongée dans le côté obscur. «C’est souvent le cas avec les évènements de ce genre aux Etats-Unis, comme l’assassinat de Lincoln, celui de Martin Luther King, de JFK ou le 11 Septembre, observe Boris Vejdovsky. Le drame sert de déclencheur à une école critique. C’est un de ces moments de rupture, toujours empreints de violence, où l’on découvre tout à coup des choses dont on n’a pas voulu parler ou qu’on n’a pas voulu voir.»
En quelques décennies, les révélations se sont multipliées. Les chercheurs ont tour à tour montré les liens qui unissaient Joe Kennedy, le père de JFK, à la mafia. Les biographes du président ont encore découvert que le crime organisé avait activement travaillé lors de l’élection présidentielle de 1960, pour aider Kennedy à battre Richard Nixon d’une courte tête, notamment à Chicago. Même travail critique sur la vie privée du président, avec la description détaillée des besoins sexuels compulsifs de JFK, qui font passer Bill Clinton pour un parangon de vertu. Non content de consommer des
femmes avec la frénésie d’un DSK, Kennedy est désormais connu pour avoir partagé certaines de ses maîtresses (comme Marilyn Monroe) avec Sam Giancana, le parrain de l’époque. Et l’une d’entre elles, Judith Campbell, a même révélé dans sa biographie qu’elle jouait les facteurs entre les deux hommes, en transmettant des enveloppes!
Les mauvaises fréquentations de JFK
Derrière Kennedy, on voit grandir l’ombre de la mafia, jusqu’à ce fusil marqué «made in Italy» qu’on a retrouvé au 6e étage d’un immeuble de Dallas, à côté de trois douilles. Les historiens ont encore découvert que l’Amérique des années 60 n’avait pas hésité à s’allier à la mafia, par l’intermédiaire de la CIA, pour tenter de faire assassiner Fidel Castro. Et il ne se trouve plus un expert pour accréditer la thèse du film JFK d’Oliver Stone, qui accuse le lobby militaro-industriel d’avoir fait assassiner Kennedy pour l’empêcher de retirer les boys du Vietnam. On sait désormais que le jeune président a cautionné cette politique, et qu’il a même, le premier, engagé les Etats-Unis dans le bourbier asiatique.
Quand on découvre le revers de la médaille, ce n’est pas seulement la part d’ombre de Kennedy qui apparaît, c’est aussi la part d’ombre de l’Amérique qui va être progressivement révélée, et c’est en cela que l’assassinat marque un tournant, ajoute l’enseignant de l’UNIL. Dallas n’a peut-être pas changé l’histoire, «mais la manière de lire l’histoire. Kennedy avait été élu comme un champion, se souvient Boris Vejdovsky. Il incarnait cette aspiration à la pureté des électeurs, avant que l’Amérique ne perde, une fois encore, son innocence en découvrant un peu plus tard que le monde n’est pas pur, que la politique est faite de compromissions et de dissimulations, et qu’elle se demande, une fois de plus, d’où lui vient cette naïveté.»
L’assassinat de JFK révèle la part d’ombre de l’Amérique.
La vérité est rarement pure, et jamais simple
Le spécialiste en culture américaine nous encourage enfin à ne pas chercher un seul coupable dans cette affaire. «Les attentats en série qui caractérisent cette époque se situent au croisement des nombreuses forces qui s’affrontent alors aux Etats-Unis. Il y en a des politiciennes: les démocrates contre les républicains. Il y en a d’ordre racial, naturellement: on ne peut pas oublier que tous ces événements se déroulent au moment de la marche pour les droits civiques. Il y a aussi des tensions entre le Nord et ce Sud, qui finit sa mue pour passer d’une vocation essentiellement agricole à autre chose. Il y a des tensions industrielles ayant trait au complexe militaro-industriel. Il y a enfin des dissensions entre les riches et les pauvres, dans lesquelles s’engouffrent toutes les mafias, tous les intérêts que peuvent défendre les syndicats.»
Bref, vouloir attribuer tel ou tel attentat à une seule de ces forces, «c’est probablement faire fausse route, parce qu’elles s’interpénètrent, et qu’elles sont souvent représentées par les mêmes acteurs. Tel candidat républicain est en même temps un activiste anticommuniste, en même temps lié à tel syndicat, voire un syndicat du crime, de sorte qu’il est très difficile de mettre les gens dans des cases particulières.»
On comprend, dans ces circonstances, que les théories du complot aient fleuri sur ces tombes. Surtout dans une nation qui a élevé le doute au rang de valeur nationale. «Dès sa création, la civilisation américaine est habitée par la possibilité qu’il y ait des forces hostiles qui travaillent contre elle, explique Boris Vejdovsky. Et il y a des moments-clés dans l’histoire qui témoignent de l’omniprésence de ce sentiment. L’assassinat de JFK en est un. Tout à coup, on s’aperçoit que les faits sont sans doute bien plus complexes que la narration officielle, étatique, ne veut l’admettre. Je crois que toutes les thèses autour de Kennedy sont des thèses puritaines, c’est-à-dire qu’elles cherchent à rétablir une vérité pure. Or il n’y a pas de raison pure pour l’assassinat de Kennedy. C’est un infléchissement spectaculaire de l’histoire, qui nous a permis d’accepter de lire graduellement l’histoire dans son impureté.»