En jouant à saute-mouton sur la frontière, l’historien Olivier Cavaleri remonte le passé, qui a façonné les contours des États d’aujourd’hui. Une marche à reculons jusqu’au temps où le royaume de Sardaigne côtoyait la République du Valais.
On s’attarderait bien au bord du lac de Morgins (VS), ce lieu de baignade à la mode dans les années 30, devenu aujourd’hui un biotope protégé, où ne se trempent plus que les crapauds et les grenouilles rousses. Mais quand on se balade avec un historien, l’intérêt se porte ailleurs: en l’occurrence sur les pierres plutôt que l’eau.
Et pas n’importe lesquelles. Olivier Cavaleri, ingénieur EPFL et historien diplômé de l’UNIL, est un amoureux des bornes frontières. Il leur a consacré non seulement son travail de mémoire, mais six ouvrages, dont le dernier paru s’intitule Histoires de bornes. La frontière entre le canton du Jura et la France (Ed. Slatkine). Autant le savoir: le pourtour helvétique est jalonné de près de 7000 bornes, le marcheur en a déjà avalé la moitié. À 62 ans, il continue d’arpenter le pays, cherchant les pierres à blason, trop heureux de pouvoir combiner sa double passion de la randonnée et de l’Histoire.
Un livre d’Histoire à ciel ouvert
Pour l’itinéraire du jour, il a choisi une étape valaisanne de la frontière franco-suisse, qui compte 98 bornes en tout. Nous en verrons quatre entre le Pas de Morgins (1369 m) et la crête du Cheval Blanc (1793 m). De beaux spécimens, promet l’aventurier du jalon, qui adore tout autant fouiller le passé des mots: «L’étymologie de “morge” vient du celtique “morga”, qui signifie “limite”. On parle justement de la morge de Saint-Gingolph ou de Conthey, deux rivières qui jouent les lignes de démarcation.» Au Pas de Morgins, point de passage carrossable entre la vallée d’Abondance et la vallée du Rhône, on se trouve donc pile sur la frontière (point 1 sur la carte en p. 36). Et pas besoin de chercher la borne: elle se dresse, bien visible, au milieu de la route, juste à la jointure des goudrons.
En fait, il faudrait dire les bornes. Car il y en a deux, côte à côte, l’une rectangulaire et l’autre plus approximative, façon petit menhir. Laissons la borne franco-suisse, en granit de 1891, l’autre, datée de 1737, intéresse davantage l’historien. «Elle représente deux pays qui n’existent plus aujourd’hui: d’un côté, la République du Valais et de l’autre, le Royaume de Sardaigne. Cette borne montre qu’il y a trois cents ans, il n’y avait ici ni France ni Suisse.» Côté helvétique, on reconnaît effectivement le drapeau valaisan, mais avec sept étoiles, et côté français, l’écusson savoyard, de gueules à la croix d’argent, comme on dit en héraldique, surmonté d’une couronne. Voilà qui a de quoi surprendre!
Les belles heures de la Maison de Savoie
C’est que les bornes sont un livre d’Histoire à ciel ouvert. Savoir les lire revient à tourner les pages du passé. Olivier Cavaleri rappelle ainsi qu’en 1737, le côté français était sous la souveraineté de la Maison de Savoie. Une longue lignée de nobles, dont le territoire s’est étendu aux grandes heures sur tout le Pays de Vaud, le Chablais, le Piémont jusqu’à Nice. «Le comté de Savoie est devenu duché en 1416 et, sous le règne d’Amédée VIII, il a atteint son apogée, contrôlant tous les cols alpins occidentaux, du Valais à la Méditerranée. En 1718, grâce au traité d’Utrecht, le duché a encore réussi à décrocher la couronne royale de Sardaigne.» Un royaume que la Maison de Savoie va garder jusqu’en 1861, date de l’unification de l’Italie. Quant aux sept étoiles du drapeau valaisan, voilà une autre énigme. «Au XVIIIe siècle, l’évêque de Sion n’est plus qu’un chef d’État sans véritable pouvoir temporel. Ce sont les sept dizains, soit les seigneuries de Conches, Brigue, Viège, Rarogne, Loèche, Sierre et Sion, qui règnent alors sur le Valais, lequel n’était pas encore un canton suisse.» Sans avoir fait deux pas, on a déjà parcouru plus de deux cents ans d’Histoire, changé de décor et de géopolitique!
Éparpillées loin des sentiers
On entame alors le sentier, qui passe devant la chapelle et descend dans l’ombre des épicéas. Nous voilà en France, sans transition. Le chemin de caillasse monte en grands lacets, tournant le dos à la vallée d’Abondance, où serpente la Dranse. À mi-montée, on quitte soudain le chemin pédestre, qui file vers la crête, pour emprunter sur la droite un sentier herbeux, couvert de pives qui craquent sous la semelle. On sent courir le parfum des lactaires, tandis que les feuilles de pétasites dansent dans la brise et que les fougères tournent à l’ambre. La deuxième borne est plus difficile à trouver, il faut la chercher, crapahuter dans les hautes herbes et les myrtilliers. Comme dit l’historien: «Les bornes, c’est du patrimoine et un peu d’enquête, une forme d’archéologie de l’époque moderne.» C’est aussi un vrai puzzle, dont les pièces, certes répertoriées dans les registres du cadastre, sont souvent éparpillées loin des sentiers.
Mais les voilà soudain, au milieu d’une clairière, à une enjambée du fil électrique (2). Trois pierres comme un rond de sorcière. On retrouve la sobriété granitique de la borne moderne de 1891, lorsque le nouvel abornement a été fait du Mont Dolent jusqu’à Saint-Gingolph. Tandis que les deux autres, taillées dans le calcaire, semblent juchées sur leur piédestal de verdure et portent les blasons savoyard et valaisan de 1737. «Heureusement, elles n’ont pas été martelées ni effacées. La forêt préserve très bien les témoins du passé. Le relief est intact jusqu’aux perles de la couronne. Seule la peinture a dû être refaite.»
Magnifiques mappes sardes
L’historien jubile devant ces vestiges moussus sculptés par les artisans du XVIIIe siècle. D’ailleurs, pourquoi cette date récurrente de 1737? «Ce n’est pas un hasard. Cette année-là, le Royaume de Sardaigne venait de cartographier tout son territoire, pour la première fois en Europe. Ces mappes sardes sont pleines de couleur, elles sont magnifiques», raconte celui qui fouille aussi les archives, parfois écrites encore à la main en latin.
On reprend la marche, côté suisse cette fois, brassant les ronces avant de rejoindre la route plus carrossable des Têtes. On repense à cette Maison de Savoie bringuebalée pendant les Guerres de Bourgogne, puis dépecée en 1536 par les Bernois qui réussirent à faire une percée jusqu’à Genève et Thonon, tandis que les Haut-Valaisans en profitaient pour mettre la main sur le Bas-Valais en poussant même jusqu’à la Dranse de Thonon. «Au XVIe siècle, souligne l’historien, le Léman était pratiquement entièrement bernois et valaisan.» Entre 1564 et 1569, différents traités rendirent quelques terres au duc de Savoie et fixèrent le tracé de la frontière internationale valaisanne actuelle du Mont Dolent au lac Léman à St-Gingolph.
Gravés dans la falaise
On atteint la buvette des Têtes, que l’on contourne, pour suivre un chemin en pente douce, qui se déroule comme une moquette sous les sorbiers. Un geai baguenaude, tandis que la vue s’ouvre sur la montagne de Fécon, dont la ligne de crête, qui descend jusqu’au Pas de Morgins, joue la frontière franco-suisse. Pour atteindre la troisième borne, il faut grimper un peu en parallèle du sentier. Mais pas facile de l’approcher, le terrain est pentu, mieux vaut l’observer de loin, en se tenant en contrebas (3). Les deux écussons sont gravés à même la falaise. Toujours les mêmes dates, 1737 et 1891. «Plus on remonte dans le passé, plus les bornes sont naturelles. D’ailleurs, les frontières suivent souvent les tracés géographiques, les reliefs, crêtes et lignes de partage des eaux.» Avant le XVIIIe siècle, ce sont souvent les abbayes, en l’occurrence Abondance, Aulps, Sixt et Saint-Maurice qui, par une simple croix, ont dessiné les plus anciennes délimitations. «Le tracé de la frontière franco-valaisanne que nous connaissons aujourd’hui est fortement empreint des arrangements contractés au cours des siècles par ces institutions religieuses», confirme l’historien.
Sur la crête du Cheval Blanc
Pour atteindre la dernière borne, mieux vaut s’atteler à son courage. Le dernier rec dans la forêt est un peu acrobatique, quoique sans danger. «Les bornes, ça se mérite!», rigole Olivier Cavaleri, qui n’hésite pas à solliciter les services d’un alpiniste pour photographier les spécimens les plus aventureux. Comme cette borne de St-Gingolph, au pied de la Dent du Vélan, où il a dû s’encorder pour traverser quelques insidieux couloirs. Pour l’heure, le chemin se fait plus clément, passe sous un pylône, avec une vue plongeante sur Châtel. On continue à flanc de coteau, entre les myrtilliers flamboyants, avant de déboucher enfin sur la crête du Cheval Blanc.
Trois bornes et deux croix récompensent le vaillant promeneur (4). En plus d’un panorama ébouriffant qui s’ouvre jusqu’à la Tour d’Aï. On reconnaît la couronne royale de 1737, quoique la partie supérieure de la pierre soit un peu cassée. Quant à la borne valaisanne, datée de 1845, elle affiche cette fois ses treize étoiles. Normal puisque le Valais avait déjà rejoint la Confédération depuis trente ans. À noter que l’écusson est gravé assez bas dans la pierre. «C’était certainement pour ne pas abîmer les restes d’un écusson antérieur dont on peut deviner les contours.» Quant à la croix, elle pourrait remonter à une démarcation de 1498, comme l’atteste un procès-verbal retrouvé aux archives de Monthey. «Mais est-ce la bonne pierre? Ce ne sont que des conjectures…»
Le regard se fait oiseau et suit la ligne imaginaire qui descend vers la cabane du téléski de Super Châtel, avant de remonter le long de la trouée qui fend la forêt jusqu’au sommet de Morclan. Un roitelet huppé zigzague dans les buissons sans se soucier de la frontière.
L’Histoire des régions
La descente se fait du côté français, par un large sentier forestier, qui traverse ensuite un alpage. Quelques vaches à la robe cuivrée, luisante sous le soleil, tintinnabulent sous les épicéas clairsemés. On retrouve le lac paisible du Pas de Morgins, tandis qu’Olivier Cavaleri rêve d’écrire un jour une Histoire suisse vue par ses bornes frontières pour donner un autre éclairage. «L’histoire de ce pays est un peu plus complexe et moins linéaire que l’on pense. La Suisse n’est pas juste une agglomération de cantons autour d’un noyau. Chaque région limitrophe a beaucoup de liens avec les zones outre-frontières. Un Savoyard est très proche d’un Romand, de même un Valaisan a plus d’un point commun avec un Valdotain», observe celui qui continue de croire en ces magnifiques pierres taillées, témoins silencieux de l’histoire des régions, que l’espace Schengen n’a pas effacée. /