Daniela Jopp, professeure associée à l’Université de Lausanne, se bat pour la reconnaissance d’un nouveau syndrome: la rêverie diurne compulsive. Les personnes atteintes ne peuvent s’empêcher de se jouer dans leur tête des films dans lesquels elles ont le beau rôle – et ce durant des heures et des heures chaque jour.
Évidemment, il nous arrive à tous de rêver éveillés. Nous nous repassons le film de cette conversation où nous avons perdu nos nerfs, de cet examen oral où nous avons manqué de vivacité d’esprit, souvent pour leur donner une issue plus positive que dans la réalité. Mais ces épisodes sont totalement maîtrisés et ne durent que quelques minutes.
Daniela Jopp, professeure associée à l’Institut de psychologie de la Faculté des sciences sociales et politiques de l’Université de Lausanne (UNIL), a mis le doigt par hasard sur une autre forme de rêve éveillé, totalement différente. Car cette scientifique est spécialisée dans les parcours de vie et le très grand âge. Mais lors d’un séjour comme professeure assistante à l’Université de Fordham (NY), Daniela Jopp rencontre une étudiante en psychologie qui veut se lancer dans une recherche qui la concerne directement. Jayne Bigelsen souffre de rêverie diurne compulsive (maladaptive daydreaming selon la terminologie en cours dans le monde académique) et souhaite mieux comprendre ce syndrome mal documenté. «Il y a deux écoles, celle qui estime qu’il n’est pas souhaitable de mener des études sur une pathologie dont on souffre, une autre qui défend que personne n’est mieux placé pour la comprendre qu’un chercheur qui la vit», explique la professeure. La jeune femme se lance donc, et Daniela Jopp se trouve embarquée dans l’aventure, qui l’occupe aujourd’hui encore.
Un ami imaginaire
Concrètement, qu’est-ce que cette rêverie compulsive? «Souvent, elle commence tout petit, raconte Daniela Jopp. D’ailleurs presque tous les enfants font des rêves éveillés, et nombre d’entre eux s’inventent un ami imaginaire qu’ils intègrent dans les aventures qu’ils vivent dans leur tête et qui les soutient dans les moments difficiles émotionnellement, par exemple. Un bambin timide peut se donner du courage pour aborder ses pairs en s’appuyant sur cet ami.»
Mais en grandissant, presque tout le monde abandonne ce compagnon et les aventures qui vont avec. Pas les rêveurs compulsifs comme Jayne Bigelsen, l’étudiante de Daniela Jopp, qui toute petite inventait des suites et de nouveaux épisodes aux dessins animés qu’elle regardait à la télévision. Elle n’a jamais cessé, notamment en classe dans les moments d’ennui, ou plus tard avec des amis: décrocher de la réalité pour suivre sa série dans sa tête est devenu un phénomène qu’elle ne contrôlait plus, ou difficilement.
Des rêves très cohérents dont on est le héros
«La plupart des personnes concernées par la rêverie diurne créent des univers très complets, avec des personnages récurrents, explique Cindy Roth, étudiante lausannoise qui a consacré son travail de Master en psychologie à ce syndrome. Les sagas sont parfaitement cohérentes et peuvent durer des années et des années, elles sont développées, peaufinées.» Bref, c’est aussi détaillé, construit et long que des séries TV comme Game of Thrones ou La Casa del Papel.
En général, le rêveur a un rôle de premier plan dans son scénario: il est celui dont on n’attendait rien mais qui sauve la situation au dernier moment, le génie méconnu qui a un plan pour protéger ses amis d’un danger, bref un vrai héros. «Souvent ces personnes sont socialement en retrait et n’osent pas aborder les autres, ou sont angoissées face à l’inconnu, ne se sentent pas assez reconnues dans la vraie vie, et ces histoires rêvées où elles maîtrisent la situation tout en échappant à leurs difficultés sont un moyen de gérer leur stress, leur émotivité.»
Un truc de scénariste
Dans un premier temps, cette façon de rêver leurs ennuis peut donc sembler positive: c’est une forme de stratégie d’adaptation qui aide les rêveurs éveillés à surmonter le moment pénible qu’ils vivent. Mais à moyen et long terme, c’est plus un problème qu’une solution, puisqu’ils n’affrontent jamais leurs difficultés.
Certains mettent néanmoins à profit cette particularité dans leur travail, en devenant des professionnels: des auteurs ou des scénaristes qui ont ce syndrome s’inspirent beaucoup de ce qui se passe dans leur tête pour créer des personnages de fiction et les sagas qu’ils leur font vivre à l’écran ou dans leurs livres. Avec succès et reconnaissance populaire.
Une aide pour composer des musiques
Autre exemple dans un genre différent avec une jeune Anglaise d’une dizaine d’années, auteure d’opéra et de musique. Alma Deutscher entend plusieurs compositeurs dans sa tête, qui, chacun dans sa spécialité, l’aident à écrire ses œuvres.
«C’est une façon positive de gérer ce syndrome, analyse Daniela Jopp. Ça se passe très bien dans ce cas parce qu’elle a autour d’elle des parents et une structure qui lui permettent d’exploiter à la fois son talent pour la composition et son syndrome. Elle a notamment des profs privés et n’est pas forcée de s’intégrer dans une organisation scolaire rigide où ses rêves pourraient poser problème.»
Des rêveurs passent 40 à 60% de temps de veille dans leur tête
Dans la plupart des cas pourtant, cette particularité s’apparente plus à un handicap qu’à un don de créatif. Il y a d’abord la tentation de passer de plus en plus de temps dans ce monde parallèle où on a la maîtrise sur ce qui advient, avec le risque de zapper la réalité. «Et plus ils fuient dans leurs histoires, moins la gestion de leurs émotions dans la vraie vie s’améliore», analyse la chercheuse. Là, c’est le cercle vicieux.
Certains de ces rêveurs compulsifs en arrivent à passer 40 à 60% de leur temps de veille dans la série qui se joue dans leur tête. Difficile avec une occupation aussi chronophage de garder un métier ou de réussir ses études, de maintenir une vie sociale et un cercle d’amis. À terme, on se retrouve plus ou moins avec les mêmes problèmes que rencontrent les patients qui souffrent d’addiction – c’en est d’ailleurs une.
Perte de contrôle et honte
Les rêveurs compulsifs n’en arrivent pas tous à de telles extrémités, mais nombreux sont ceux qui souffrent de cette particularité, qu’à de rares exceptions près, ils n’arrivent pas à contrôler: «Il existe le cas d’un Monsieur qui a décidé de consacrer une heure chaque jour de sa vie à sa saga, raconte Daniela Jopp. Son entourage le sait, c’est un moment ritualisé qu’il s’accorde en s’isolant du reste du monde. Il gère et vit ça très bien.» Pour l’essentiel des personnes atteintes, il y a perte de contrôle et souvent de la honte – c’est en cela qu’il s’agit d’une pathologie. Car dans un premier temps, la rêverie n’est pas considérée par celui qui la subit comme un problème, même si c’est toujours perturbant de se sentir différent des autres. Mais entre la difficulté à gérer le phénomène, à mener de front sa série imaginaire et sa vraie vie, et le constat que les difficultés que l’on fuit en s’évadant dans sa rêverie ne se résolvent pas par ce procédé, au contraire, une souffrance se développe.
Syndrome mal diagnostiqué
Consulter un spécialiste de la santé mentale quand on perd le contrôle ou souffre trop n’apporte de loin pas toujours l’aide espérée: «Les rêveurs compulsifs sont souvent mal diagnostiqués, explique Daniela Jopp, ne serait-ce que parce que le syndrome est peu connu. On pense souvent qu’ils sont schizophrènes, alors qu’ils savent très bien qu’il s’agit d’un rêve éveillé et qu’ils le dirigent, ils n’entendent pas des voix qui leur donnent des ordres ou qui prennent possession d’eux. On les soupçonne aussi régulièrement d’avoir un Trouble du déficit de l’attention, parce qu’évidemment c’est très difficile pour eux de garder le focus sur un cours ou un livre – dès qu’ils s’ennuient, ils ont tendance à partir dans leur rêve. Enfin, on les range dans la catégorie des troubles dissociatifs de la personnalité, puisqu’ils vivent dans deux réalités, avec différents rôles.»
Le syndrome est peu connu en effet – il n’est d’ailleurs pour l’instant pas reconnu par les instances qui établissent un catalogue des pathologies mentales et de leurs symptômes, comme le DSM (Diagnostic and Statistical Manual of Mental Disorders) de l’association américaine des psychiatres. Trouver un financement pour poursuivre des recherches, ce qui permettrait précisément d’en savoir plus et de décrire très scientifiquement ce syndrome, est donc très difficile.
Un mal encore peu étudié
Pour l’heure, peu d’universitaires ont donc mené des études sur ces rêveurs. On ne sait pas vraiment quel type de thérapie peut leur venir en aide efficacement. «Un clinicien israélien, Eli Somer, travaille avec des patients qui en souffrent et élabore un protocole thérapeutique, explique Daniela Jopp. Mais il travaille dans un contexte particulier, il faudrait plus de chercheurs qui se plongent dans cette thématique – tout reste à faire, notamment élaborer une méthodologie pour décrire précisément le syndrome.»
Les chercheurs passent souvent par des forums créés et alimentés par les «malades» eux-mêmes pour entrer en contact avec eux. On y trouve des témoignages, des stratégies et des solutions empiriques développées par les rêveurs compulsifs pour vivre le mieux possible malgré leur série télé dans la tête – c’est d’ailleurs souvent en googlisant leurs symptômes que ces personnes tombent sur ces groupes et découvrent qu’elles ne sont pas seules et qu’il s’agit bien d’une pathologie.
«C’est déjà un très grand soulagement de pouvoir mettre un nom sur ce qu’ils vivent et de ne plus être totalement isolés», souligne Cindy Roth. Laquelle a rencontré nombre de personnes concernées lors de la recherche menée pour son Master. Elle en conclut que «tous n’ont pas le même rapport à cette particularité. Beaucoup en souffrent, voudraient que ça s’arrête, ou en tout cas voudraient pouvoir contrôler le phénomène, mais c’est une partie de leur identité, et ils y sont attachés. Ils ne voudraient pas non plus que ça disparaisse totalement et perdre tous ces personnages avec lesquels ils vivent depuis longtemps. Leur rêverie est une part importante d’eux-mêmes. C’est donc un rapport très ambivalent avec ce syndrome.» /