«Infémination artificielle»

Par Stéphanie Pahud, linguiste et enseignante à l’UNIL

Les langues sont des organismes vivants, perméables aux besoins communautaires. Mais l’ouverture aux femmes de sphères autrefois masculines ne pouvait que complexifier un étiquetage par définition réducteur et, en français, alambiqué.

Sur la base de normes prescriptives et subjectives, chaque tentative de féminisation (composition, dérivation, slash, tiret, parenthèses, majuscule, point surélevé, etc.) est jugée «bonne» ou «mauvaise» : les néologismes suivent-ils des modèles morphologiques existants ? Font-ils mal aux oreilles, aux yeux ? Sont-ils validés par les instances légitimes? [1] Idéologiquement, vouloir faire coïncider genre grammatical et identités de genre n’est de loin pas unanimement loué. Pour l’Académie française, «brusquer et forcer l’usage», c’est «porter atteinte au génie de la langue» et «ouvrir une période d’incertitude linguistique» [2] ; de plus,«genre discriminatoire au premier chef», le féminin devrait être évité. [3] Citons Druon : «Elles sont étranges, ces dames ! Elles gémissent ou glapissent, à longueur de législature, qu’elles sont insuffisamment représentées dans la vie publique, qu’on ne leur attribue pas assez de sièges au Parlement, qu’elles sont victimes d’un injuste discrédit politique ; […] en un mot comme en cent, elles se plaignent de n’être pas traitées à l’égal des hommes. Or, dès qu’elles le sont, les voilà qui exigent de se faire reconnaître une différence. [4].

L’opinion caricaturale du puriste trouve une traduction sociologique chez Nathalie Heinich, «chercheur» au CNRS : « »Chercheuse » laisse entendre que ma qualité de femme doive intervenir dans l’appréciation de mes travaux, alors qu’elle est, à mon sens, une probable donnée de fait […] mais en aucune façon un principe, une visée, une revendication». [5] Scandaleux pour certain-e-s, ce plaidoyer pour le masculin générique – idéalement pour un neutre – est tenu au nom de la libération du poids de l’identité sexuée et signe un féminisme universaliste : «Mon combat féministe, c’est que ce ne soit pas la femme qu’on juge dans un colloque, un séminaire ou une publication – mais le chercheur. […] Mon combat, en un mot, c’est de militer pour la suspension de la différence des sexes dans les contextes où elle n’a rien à faire ! […] je milite pour le droit – authentiquement féministe, je le soutiens – à la pluralité identitaire : femme quand je le veux, et seulement quand je le veux » [6].

Le genre se construit, déconstruit et reconfigure discursivement. Le langage épicène interroge notre «capacité à façonner nos identités dans des reformulations graphiques et sémantiques» [6]. L’important est de mettre la créativité linguistique au service de nos positionnements identitaires [7], quels qu’ils soient. Comme les quotas, la féminisation du langage est un paradoxe nécessaire pour ouvrir les imaginaires. Mais rappelons-nous que les identités sont mobiles et le genre fluide pour éviter une «infémination artificielle» – qui serait imposée par principe dans tout discours et forcément sclérosante –, et pour encourager des investissements singuliers. La revue Mots. Les langages du politique appelle au débat dans un prochain dossier intitulé «Ecrire le genre». [8]

[1] Elmiger Daniel (2013) : «Pourquoi le masculin à valeur générique est-il si tenace en français ?», Romanica Olomucensia, 25.2.
[2] Académie française (2014) : Dire, ne pas dire. Du bon usage de la langue française, Editions Philippe Rey.
[3] http://www.academie-francaise.fr/actualites/feminisation-des-titres-et-des-fonctions.
[4] Druon Maurice (1999) : Le «Bon Français», Monaco, Editions du Rocher.
[5] Heinich Nathalie (2000) : «Le repos du neutre. Pourquoi je résiste à la féminisation des noms de métiers», Travail, genre et sociétés, 3.
[6] Abbou Julie (2013) : « Pratiques graphiques du genre », Langue et cité, 24.
[7] Greco Luca, « Langage et pratiques « transgenres » », Langue et cité, 24.
[8] http://icar.univ-lyon2.fr/revue_mots/documents/Mots_appel_ecrire_genre.pdf.

Cet article reprend le titre d’une «conférence de mauvaise foi» sur la féminisation des noms donnée par Schüp lors du Champignac 2014.

 

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