Ils peuvent resservir, alors pourquoi disparaître?

Micheline Calmy-Rey. Peu avant la votation du 9 février, la Genevoise a publié La Suisse que je souhaite. Ici, elle est photographiée au Forum des 100 édition 2007, alors qu’elle était présidente de la Confédération. © Bertrand Cottet - Strates
Micheline Calmy-Rey. Peu avant la votation du 9 février, la Genevoise a publié La Suisse que je souhaite. Ici, elle est photographiée au Forum des 100 édition 2007, alors qu’elle était présidente de la Confédération. © Bertrand Cottet – Strates

Calmy-Rey, Dreifuss, Blocher ou Couchepin, ces ex-conseillers fédéraux ne se contentent plus d’avoir été. Ils monopolisent la scène médiatique et annoncent l’émergence de nouveaux seniors hyperactifs, qui vont compter dans la prochaine décennie.

La télévision est allumée, comme d’habitude, mais les images qui défilent instillent un doute: en quelle année sommes-nous? Car les deux stars qui débattent à l’écran, lors du grand ?duel» politique organisé sur Arena, l’émission-phare de la chaîne alémanique SRF, sont la socialiste Micheline Calmy-Rey et l’UDC Christoph Blocher.

A charge pour ces deux débatteurs aguerris de dire aux téléspectateurs de 2014 si «La Suisse est divisée» ou non. Pourtant, nous ne sommes pas revenus dix ans en arrière, quand ces deux «bêtes» politiques cohabitaient au gouvernement. L’émission a été diffusée quelques jours après le scrutin coup-de-poing du 9 février 2014, qui a vu l’acceptation surprise de l’initiative «Contre l’immigration de masse».

Voir deux membres du gouvernement se contredire en direct était inimaginable quand Blocher et Calmy-Rey étaient tous deux conseillers fédéraux. Mais ce «duel» reste tout aussi extraordinaire de nos jours, quand on sait que, depuis 1848, la très grande majorité des conseillers fédéraux à la retraite a préféré suivre la règle tacite du «servir et disparaître». Une tradition qui enjoint aux ministres de prendre leurs cliques et leur chapeau claque avant d’aller «faire des confitures de cerises», selon la boutade lancée par Pascal Couchepin dans 24 heures, quand il a annoncé son départ du Palais fédéral.

L’énergie des francs-tireurs

Disparaître après avoir servi, voilà bien une idée qui n’a pas traversé les esprits des francs-tireurs Blocher et Calmy-Rey. Depuis 2007, et son éjection du Conseil fédéral, le tribun alémanique n’a cessé de rebondir. Le Zurichois est revenu en politique. Il s’est fait réélire au Conseil national en 2011, et le voilà, à la télévision, âgé de 74 ans, qui savoure le succès de l’initiative «Contre l’immigration de masse» dont il a été l’un des plus ardents défenseurs.

Face à lui, Micheline Calmy-Rey est à peine plus discrète. Retirée du Conseil fédéral depuis 2011, elle a publié un livre quelques jours avant le scrutin du 9 février dernier. Dans cet ouvrage intitulé La Suisse que je souhaite, la Genevoise a remis sur la table avec fracas un sujet que les politiciens en activité évitent soigneusement d’évoquer. Elle propose aux Suisses d’adhérer à l’Union européenne, alors que la politicienne a défendu (avec succès) la voie bilatérale durant les neuf années qu’elle a passées au Gouvernement.

Olivier Meuwly. Historien. Docteur en Droit et ès Lettres à l’UNIL. Nicole Chuard © UNIL
Olivier Meuwly. Historien. Docteur en Droit et ès Lettres à l’UNIL. Nicole Chuard © UNIL

Les cas se multiplient

«Comme tous ces grands sujets relatifs à l’histoire politique suisse, il n’y a jamais rien de nouveau, mais on voit des phénomènes marginaux prendre des dimensions plus importantes, observe Olivier Meuwly, docteur en Droit et ès Lettres à l’UNIL. Depuis 1848, on avait déjà vu des ex-conseillers fédéraux prendre la parole, mais ça restait assez rare. Ces derniers mois, les cas se multiplient.»

Car Blocher et Calmy-Rey ne sont pas les seuls à s’exprimer librement dans les médias. Pascal Couchepin a profité du scrutin du 9 février pour rappeler que son issue allait forcer les Suisses à travailler davantage avant de bénéficier de leur retraite. Lui-même a donné l’exemple en livrant des chroniques pour Forum, sur La Première.

Et c’est encore à la Radio romande que l’ex-conseillère fédérale Ruth Dreifuss a choisi, elle aussi, de lancer un pavé dans la mare. Le 10 mars de cette année, la politicienne retraitée est venue dans le Journal du matin pour suggérer une alternative à la politique qui a été menée en Suisse ces 30 dernières années en matière de drogue (notamment sous son règne). Elle a défendu «l’autre possibilité qui se dessine peu à peu». Celle qui consisterait à admettre que «c’est la prohibition qui pose des problèmes». Bien sûr, a-t-elle ajouté, «les drogues peuvent être dangereuses… mais la politique d’interdiction est encore plus dangereuse». Une analyse qui incite l’ex-conseillère fédérale à proposer que la Confédération s’octroie le monopole de la vente de certaines drogues, et enlève ce marché aux criminels et aux mafias!

Les bruits des médias

Bref, les propositions les plus originales, les plus ébouriffantes ou les plus clivantes qui ont été lancées ces derniers mois en Suisse ont été suggérées par des ministres à la retraite. Cet activisme tardif est d’autant plus spectaculaire qu’il n’est pas dans les habitudes des anciens gouvernants suisses. Comment expliquer ce retournement de situation, qui donne l’impression, en ce début d’année, qu’on entend plus l’ancien Conseil fédéral que l’équipe actuelle? «Les médias jouent certainement un rôle dans l’affaire, estime l’historien des partis politiques Olivier Meuwly. Parce que les anciens ont du bagout et du charisme, et qu’ils donnent la garantie d’un show facile.»

Les médias «jouent évidemment un rôle, enchaîne René Knüsel, professeur à la Faculté des sciences sociales et politiques de l’UNIL. Arena n’existait pas il y a 150 ans, Internet et la Radio romande non plus. Mais ces nouvelles opportunités médiatiques n’expliquent pas tout.» Alors quoi? Faut-il penser que les conseillers fédéraux actuels, plus fades ou plus technocratiques que leurs prédécesseurs, ont de la peine à remplacer une génération particulièrement riche en «bêtes» politiques? «C’est vrai que les animaux alphas, les Alpha-Tiere dont parlent les Alémaniques, ne sont plus au gouvernement. On y trouve plutôt des technocrates», observe Olivier Meuwly.

René Knüsel. Professeur à l’Institut des sciences sociales de la Faculté des sciences sociales et politiques. Nicole Chuard © UNIL
René Knüsel. Professeur à l’Institut des sciences sociales de la Faculté des sciences sociales et politiques. Nicole Chuard © UNIL

Le résultat de l’expérience Blocher

«Il faut peut-être laisser le temps d’éclore à l’équipe actuelle, ajoute René Knüsel. J’ai cependant l’impression qu’il y a un affadissement des conseillers fédéraux. L’expérience Blocher a laissé des traces. Le parlement, qui s’est fait imposer un trublion par une partie de l’Assemblée fédérale, a été un peu effrayé par cet épisode. Il a entendu l’avertissement lié à l’élection de trop fortes personnalités, et il a préféré choisir par la suite des gens un peu plus fades, plus collégiaux.»

A côté de ce gouvernement assagi, moins partisan des coups d’éclat, la génération précédente n’a rien perdu de son mordant. «Il n’y a pas d’école pour être conseiller fédéral, et pas non plus d’école pour être un ancien ministre, ajoute Olivier Meuwly. Le monde actuel où il faut être visible n’encourage pas à la retenue. Personne ne va leur dire: taisez-vous!» Les ex ne se gênent donc pas pour prendre la parole.

Ils ne sont d’ailleurs pas les premiers à déroger à la règle du «servir et disparaître», cette tradition qui remonterait aux patriciens bernois de l’Ancien Régime. «Et notamment à Niklaus von Steiger, à qui l’on prête cette expression, et qui fut le dernier avoyer de Berne (avant la Révolution de 1798), ainsi qu’un partisan de la résistance aux troupes françaises», précise Danièle Tosato-Rigo, qui enseigne à la Section d’histoire de l’UNIL.

On a écrit des livres avant Micheline Calmy-Rey

L’histoire a aussi gardé le souvenir de ministres retraités qui sont restés très actifs. «Je pense au fameux Numa Droz, rappelle Olivier Meuwly. Le Neuchâtelois quitte le Conseil fédéral en 1892, pour prendre la direction de l’Union des transports privés, et il ne cesse de prendre la parole à propos de la politique menée par ses successeurs au Conseil fédéral, notamment dans La Gazette de Lausanne ou dans La Bibliothèque universelle, une grande revue culturelle de l’époque, et ça énerve d’autant plus qu’il n’était que rarement d’accord avec ses anciens collègues.»

On conserve encore le souvenir de retraités du Conseil fédéral, qui, comme Micheline Calmy-Rey, ont rédigé des ouvrages politiques après leur passage à Berne. «Georges-André Chevallaz a notamment écrit un livre intitulé La Suisse est-elle gouvernable? Et Paul Chaudet, a aussi été très actif après son départ, notamment à l’Unesco. Lui aussi a livré des essais politiques. Il a notamment publié une analyse de Mai 68 nettement plus pertinente que les écrits de Chevallaz sur le même sujet», observe Olivier Meuwly.

L’attrait du business

On trouve enfin dans l’histoire politique suisse d’innombrables exemples de conseiller fédéraux à la retraite qui se sont tournés vers l’économie. «Le départ d’un Moritz Leuenberger pour le conseil d’administration d’Implenia (le numéro 1 de la construction en Suisse) a fait jaser, rappelle Olivier Meuwly, mais c’est surtout parce que le conseiller fédéral sortant était socialiste, alors que les ministres qui quittent le gouvernement pour aller dans le business sont traditionnellement des radicaux, le dernier exemple étant Kaspar Villiger, parti présider UBS.»

Même le cas de Christoph Blocher, revenu au Parlement après avoir siégé au gouvernement, n’est pas une nouveauté. «En 1863, Jakob Stämpfli, l’adversaire emblématique d’Escher, a quitté le Conseil fédéral parce qu’il n’arrivait plus à nourrir ses nombreux enfants. Il est devenu le directeur de la Banque fédérale, un des grands établissements privés qui avait pignon sur rue à Berne, raconte Olivier Meuwly. Après son départ du gouvernement, il est revenu au Conseil national pour y jouer un rôle en vue lors du débat constitutionnel de 1872-1874. Avec Ruchonnet et d’autres, il a cherché les compromis qui ont permis d’établir la constitution de 1874.»

Reste que ce transfert des leaders de la politique vers l’économie n’est pas une garantie de succès, comme le montre l’exemple du Vaudois Constant Fornerod, le successeur de Druey au Conseil fédéral en 1855. «Lui aussi a quitté le gouvernement pour entrer dans une banque genevoise, mais il a fait faillite, et il a fini garde-barrière au Jura-Simplon, un poste que lui ont trouvé ses anciens amis politiques qui avaient pitié de ses mésaventures», rappelle l’historien des partis politiques.

Qui parle? La politicienne ou l’experte?

Pourtant, si l’on a déjà tout vu, ou presque, dans la Berne fédérale, le nombre d’ex-ministres qui mènent une «retraite» aussi ouvertement active que les Dreifuss, Calmy-Rey, Blocher, Couchepin, Villiger et Leuenberger, n’a jamais été aussi important. Comment expliquer ce début de XXIe siècle exceptionnel? Le politologue de l’UNIL René Knüsel avance une première hypothèse: «Comme la classe politique est gênée par certains sujets, elle n’ose pas prendre la parole de manière aussi tonitruante que les anciens, ce qui laisse un vide dont profitent les ex-membres du gouvernement».

Leur omniprésence dans les médias s’expliquerait encore par les nombreuses casquettes portées par ces personnalités, qui ne sont jamais «que» des ministres à la retraite. Quand Ruth Dreifuss vient à la Radio romande, on doit se demande qui parle? Est-ce l’ex-conseillère fédérale responsable de la Santé publique, ou la membre de la Commission mondiale sur la politique des drogues? Ou un mélange des deux? Cette ambiguïté intéresse beaucoup René Knüsel: «Ruth Dreifuss ne s’exprime pas seulement en tant qu’ancienne politicienne. Elle est également reconnue internationalement sur ces questions. Elle bénéficie donc d’une aura qui n’est plus seulement celle de la conseillère fédérale, mais également de l’experte. On a la même sensation avec Micheline Calmy-Rey qui a pratiqué la politique étrangère de manière un peu différente. Les deux ex-ministres ne jouent plus tout à fait le même rôle, mais il y a une sorte de continuation.»

Enfin libres!

La retraite offre aussi des avantages aux ex-ministres qui ont choisi d’être après avoir été: une certaine liberté, et une prise de hauteur par rapport aux problèmes. «C’est plus difficile de prendre de la distance quand on est actif dans le monde politique, en raison de l’effet partisan, souligne René Knüsel. A la retraite, ces ex-dirigeants se retrouvent dégagés des engagements politiques. Leur avis bénéficie dès lors d’autant plus de crédit que les arcanes du pouvoir n’ont pas de secret pour eux. Le sage, au fond, c’est quelqu’un qui n’a plus les défauts de la jeunesse, qui connaît et qui est capable de prendre de la distance. Et aujourd’hui, cette distance par rapport aux affaires devient un avantage.» Reste une légère ambiguïté sur les prises de parole des ex-conseillers fédéraux: «Leurs messages servent incontestablement à la réflexion politique. Maintenant, s’agit-il de conseils? Des propos d’un expert ou de ceux d’un vieux sage? Ou bien avons-nous affaire à des gens qui défendent leur bilan? Ce nouveau rôle d’ancien conseiller fédéral médiatique est complètement à inventer. Il faudra être très attentif à ce qui va se passer dans les années qui viennent», estime René Knüsel.

Ces observations, il faudra les faire en Suisse, mais aussi à l’étranger, où l’on a davantage l’habitude de voir les anciens rester sous la lumière des projecteurs, en réserve de la république, au cas où. En France, on a vu le vétéran Alain Juppé, jadis conspué par les manifestants des années 90, apparaître récemment comme un sauveur possible de la droite, à 68 ans. «Il y a encore un Schröder en Allemagne, un Bill Clinton aux Etats-Unis et un Gorbatchev qui font des apparitions remarquées, poursuit René Knüsel. Sans oublier Nelson Mandela, qui est resté une référence longtemps après avoir quitté le pouvoir. On se tournait vers lui, vers le sage, pour lui poser des questions. Parce qu’on a besoin d’avoir des boussoles politiques de gens qui disent: “Attention, là, il y a l’orage.”«

Les nouveaux seniors

Ce trend mondial des vétérans de la politique qui squattent les écrans de télévision, comme Micheline Calmy-Rey et Christoph Blocher, pose enfin la question de savoir si la génération qui a traversé Mai 68 n’est pas en train de réinventer la retraite, après avoir bouleversé tant d’autres pratiques et traditions durant leur carrière politique. «C’est vrai qu’on attend des retraités du XXIe siècle qu’ils continuent à être présents, poursuit le professeur de l’UNIL et spécialiste des fins de carrières professionnelles. Avant, les politiciens quittaient le Conseil fédéral pour des fonctions discrètes. Là, on a une génération qui pense qu’elle doit continuer à jouer un rôle dans la société, qui dans l’enseignement, qui à la radio, qui en écrivant des livres. Ces politiciens semblent indiquer que le sens de “senior” change. Ce n’est plus la personne qui s’affadit dans une courte retraite. Aujourd’hui, le positionnement du senior est appelé à évoluer, et l’on se dit, en regardant ces ex-conseillers fédéraux, qu’ils jouent peut-être un rôle de pionniers.»

A l’heure de la transparence, d’Internet, des clashes, du buzz incessant, et de la société médiatique et des vieilles images qui tournent en boucle sur YouTube ou à la télé, pas étonnant que ces vétérans fassent de la résistance. Après tout, comme il n’est plus possible de disparaître, autant servir à quelque chose.

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