Et si demain l’argent n’existait plus?

Le nouveau billet de 20 francs sera tout prochainement mis en circulation par la Banque nationale suisse (BNS), dont l’une des tâches est précisément l’émission de monnaie. Mais est-ce opportun de lancer des coupures quand les paiements se font de moins en moins souvent en cash?

Une femme âgée entre dans l’une des deux grandes banques de la place Saint-François. Elle va au guichet et demande à l’employé la somme à 4 chiffres dont elle a besoin pour ses paiements mensuels. Le pactole en poche, elle traverse la place jusqu’à la poste, où elle sort ses bulletins de versement et règle ses factures en espèce. Une scène bientôt révolue? Pas franchement. Si, aujourd’hui, les Suisses sont nombreux à faire leurs paiements via les services en ligne de leur banque, à acheter leurs vacances avec une carte de crédit et à payer leurs courses avec une Maestro, ils sont un des peuples qui utilise le plus les billets, ou l’argent «numéraire», comme on l’appelle.

Les Suisses aiment le cash
En Suède par exemple, on estime que seules 2 à 3% des transactions se font encore en liquide – la somme des billets en circulation se monte à 2?% environ du PIB national, selon des chiffres cités par L’Hebdo dans un article paru en janvier. La moyenne européenne se situe autour de 9,7%, et les Suisses sont encore un peu plus attachés au cash, avec 10% du PIB qui se baladent entre nos poches et les magasins – alors pourtant que 16 millions de cartes sont dans nos portefeuilles. Plus surprenant, l’année passée a vu une augmentation de 7% de la somme en circulation sous forme de numéraire. A priori, la mort du billet n’est donc pas pour demain.

Comment expliquer cet amour du numéraire? «La principale raison est, je pense, la sécurité qui prévaut depuis toujours dans les rues en Suisse, tente Jean-Pierre Danthine, professeur honoraire de l’Université de Lausanne, qui fut également vice-président de la BNS. Quand je vivais aux Etats-Unis à la fin des années 70, je n’avais jamais plus de 20 dollars en liquide sur moi. Vingt dollars pour avoir quelque chose à donner si on me braquait dans la rue, tout en n’ayant pas beaucoup à perdre… En arrivant en Suisse, j’ai été surpris par les sommes que les résidants avaient sur eux. Ce n’est pas rare de voir des gens se promener avec plusieurs milliers de francs en route pour la poste ou un gros achat. Et c’est possible parce que c’est sûr.»

Dans de nombreux pays, le risque de se faire voler est réel – mais l’attachement aux billets est aussi très culturel: la Suède n’est pas exactement le pays le plus dangereux d’Europe, et pourtant c’est celui qui est le plus près de la fin du cash. Apparemment, les Suisses sont donc très traditionalistes. La tranche des 20 à 30 ans est par exemple celle qui utilise le moins les cartes…

«La dimension culturelle est importante, mais il y a aussi des raisons pratiques qui expliquent que pour certains types de paiements, les billets et la monnaie ne vont pas totalement disparaître avant longtemps, estime Philippe Bacchetta, professeur de macroéconomie à la Faculté des hautes études commerciales et au Swiss Finance Institute. Je pense par exemple aux 30 francs que l’on verse à la baby-sitter quand on revient du cinéma, ou à la pièce de 5 francs que l’on donne à un enfant pour aller chercher le pain.»

Philippe Bacchetta. Professeur de macroéconomie à la Faculté des HEC et au Swiss Finance Institute. Nicole Chuard © UNIL

Les grosses coupures circulent de plus en plus
Mais les Suisses n’aiment pas seulement les petites sommes: ils sont également extrêmement friands de grosses coupures. Le billet de 1000 francs triomphe depuis la crise financière de 2008. Les statistiques de la BNS font état d’une augmentation du nombre de ces billets en circulation de… 79% en 10 ans. Jean-Pierre Danthine, qui s’appuie sur un graphique, élaboré lui aussi par la BNS, explique que c’est durant la Seconde Guerre mondiale que les gens détenaient le plus de billets – environ 25% du PIB. «Ensuite, la paix s’installe, l’économie repart, et ce ratio s’érode, analyse-t-il.

Des années 1990 à la crise, on a une stabilisation autour des 7,5%. Puis, avec notamment la faillite de Lehman Brothers et d’autres banques, la confiance des citoyens à l’égard des instituts financiers chute, et certains trouvent plus prudents de garder leurs économies en cash.» C’est ce qui explique donc cette augmentation massive.

Outre cette défiance, Philippe Bacchetta relève aussi la discrétion qu’offre le numéraire et la difficulté à tracer les transactions effectuées en espèces – alors que les paiements électroniques ou par cartes permettent de recueillir de nombreuses informations telles que le montant versé ou encaissé, le lieu du retrait ou du paiement par carte, la date, l’heure… «La fin du secret bancaire relance aussi la demande pour les gros billets, ajoute-t-il, parce que c’est un moyen d’épargner de façon totalement anonyme – il y a un intérêt fiscal derrière cet attrait.»

Et aussi, bien sûr,une opportunité pour toutes les industries liées à la criminalité, qui préfèrent ne laisser aucune preuve de leurs paiements afin d’échapper plus facilement à la justice – d’où la fameuse valise pleine de cash des séries policières, celle qui sert à payer la drogue, la rançon, la traite des êtres humains, la corruption. C’est notamment à cause de l’utilisation du numéraire à des fins criminelles que certains économistes, notamment Kenneth Rogoff, que l’on a beaucoup entendu et cité sur la question, militent pour sa suppression.

Les cybercriminels préfèrent les bitcoins
Solange Ghernaouti, professeure en cybersécurité à la Faculté des HEC et experte internationale, relativise les avantages du tout numérique pour lutter contre ces pratiques: «Les paiements en ligne ne résolvent pas tous les problèmes de la lutte contre la criminalité – certes, ils sont plus faciles à tracer et à taxer (c’est ce qui motive leur généralisation), mais il existe toujours des opportunités criminelles et des facilités techniques pour échapper à la justice. De manière générale, Internet offre une couche d’isolation protectrice aux criminels. Je pense notamment aux casinos et à certains services en ligne, qui sont de véritables instruments du blanchiment d’argent, ou aux monnaies virtuelles comme les bitcoins.

Cette monnaie virtuelle empêche en effet de remonter à l’identité réelle des acteurs impliqués dans une transaction: on ne sait pas qui paie, ni qui est payé. Les cybercriminels, qui prennent en otages les données ou ordinateurs des entreprises, demandent souvent à être payés de cette façon pour la rançon qu’ils exigent. L’achat de produits illicites, toutes sortes de trafics (drogue, armes…) peuvent être facilités par l’anonymat lié à cette monnaie. Mais, même sans penser à de la cybercriminalité très sophistiquée, un des problèmes majeurs engendrés par la dématérialisation de l’argent et des transactions financières est que, lorsque l’on se fait “cybervoler” ses données personnelles ou financières, on ne s’en rend pas forcément compte rapidement. Quand un porte-monnaie est volé ou un coffre-fort forcé, l’incident est facilement détecté, le montant dérobé limité au contenu. Avec le numérique, les impacts peuvent être directs et indirects, immédiats ou différés, et potentiellement sans limites.»

Dans les avantages à mettre au crédit du cash, Philippe Bacchetta ajoute aussi qu’avec un portefeuille bien garni en billets, «on ne dépend pas d’un système informatique. Nous avons tous vécu l’expérience d’une panne momentanée aux caisses d’un magasin, qui, d’un coup, n’acceptent plus les cartes. C’est vite la paralysie et le chaos. L’inconvénient, car il y en a aussi, c’est que l’argent numéraire, il faut s’en occuper, c’est toute une logistique: il faut non seulement le transporter, mais aussi sécuriser son transport, et puis faire en sorte qu’il y ait toujours assez de billets au bon endroit – ce qui a un prix».

Solange Ghernaouti. Professeure en cybersécurité à la Faculté des HEC.
Nicole Chuard © UNIL

Comment relancer l’économie avec des cartes
L’autre argument avancé contre le cash est qu’il limite l’action des banques centrales. «C’est un point soutenu entre autres par Kenneth Rogoff pour abolir le numéraire: sans billets en circulation, les banques centrales peuvent introduire des taux négatifs bien plus importants?», explique Philippe Bacchetta. Sans entrer dans des détails trop techniques, on dira que l’économiste américain préconise des taux négatifs pouvant aller jusqu’à 6?% pour relancer les économies en récession. «Théoriquement, c’est tout à fait cohérent, mais, dans les faits, c’est impossible à imaginer en Suisse, commente Jean-Pierre Danthine. Les gens sont, comme nous l’avons vu, très attachés à leur liberté de posséder des billets. Si la décision d’abolir le numéraire est prise, il y aura de toute façon une votation populaire, et les gens se prononceront contre cette mesure.»

Tous les spécialistes s’accordent à penser que les deux systèmes de paiement ont leurs atouts, mais que, néanmoins, nous irons vers toujours moins de billets échangés de la main à la main, et vers toujours plus de moyens de paiements électroniques – sur tous les supports. «Il n’y a pas que l’argent qui devient de plus en plus virtuel: on va vers une dématérialisation de tout, des banques, du travail, de nos relations, analyse Solange Ghernaouti. Toutes nos références et nos modes d’action sont remis en cause par l’usage du numérique et par l’incontournable médiation des activités par les fournisseurs de services et d’infrastructures d’Internet comme Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft, Netflix ou Uber. Il faut affirmer notre vision de société, se donner les moyens d’être en mesure d’influencer, de réguler ou tout simplement de choisir en toute connaissance de cause. Pour l’instant, nous subissons, et cela n’est jamais une bonne chose.»

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