De Montalègre à Derrière-Bourg, en passant par Mon-Repos: trois espaces verts, qui remontent le temps et racontent l’histoire de Lausanne. Une ville amoureuse de ses jardins et qui les cultive depuis plus de deux siècles.
«Il y a effectivement un grand nombre de parcs et de jardins publics à Lausanne. La topographie y est sans doute pour beaucoup! Avec sa forte déclivité, c’est une ville propice aux belvédères, esplanades, points de vue. Mais cet intérêt pour les lieux de promenade, né au XIXe siècle, a toujours subsisté et il est particulièrement vivace aujourd’hui», lance Dave Lüthi, professeur d’histoire de l’architecture et du patrimoine à l’Université de Lausanne. Il faudrait pour arpenter cet incroyable patrimoine vert bien davantage qu’une journée. Imaginez: plus de 250 parcs privés et publics, soit 350 hectares de terrains aménagés, arborisés, du jardin à la française au parc contemporain! On y retrouve tous les styles, toutes les modes, toutes les époques pour un condensé de sociologie urbaine. Car un parc, c’est d’abord un témoin historique, qui en dit long sur le développement des villes. «On sait par exemple que, avant d’être à Montriond, le premier jardin botanique était situé dans l’Est lausannois pour éduquer les enfants des familles bourgeoises. Alors que les jardins familiaux se sont toujours trouvés dans l’ouest de la ville, près des zones ouvrières.»
Montalègre, le méconnu
Ainsi, pour flâner à travers le temps, on peut commencer par le minuscule parc de Montalègre, accroché au raidillon de Bellevue. Pourquoi? Parce qu’il est totalement méconnu, même des Lausannois, parce qu’on ne s’y arrête jamais à moins d’être un habitant du quartier et parce qu’il pourrait détenir la palme du plus petit espace arborisé de la ville. Et pourtant, il raconte toute une période du développement urbain: au tournant du XXe siècle, quand la population augmente, il devient urgent d’accroître l’alimentation en eau potable. La zone entre Béthusy et Mon-Repos n’est alors qu’une vaste campagne et, en 1901, on y installe une citerne de 4200 m3 pour stocker l’eau en provenance des sources du Pays-d’Enhaut.
Et c’est précisément là, sur cette terrasse qui chapeaute le réservoir, que sera aménagé, en 1952, le parc de Montalègre. «On sort du XIXe siècle à la mentalité hygiéniste. On pense qu’il faut prendre l’air, cultiver une vie saine par des activités physiques. C’est un parc de quartier, qui a alors une fonction de salubrité publique, mais qui est aussi lieu de rencontres pour les mères qui promènent leurs enfants», explique Dave Lüthi.
Son esthétique est typique de ces années-là: un chemin dallé avec de l’herbe qui affleure, des placettes en forme de polygones et un espace de pelouse au centre. La ramure sombre des résineux – pins méditerranéens, haie d’ifs – contraste avec le feuillage argenté des bouleaux, tandis que la tache explosive d’un rhododendron donne une gaieté enfantine à ce parc au charme désuet. Les arbres anciens ont désormais fermé l’échappée sur le lac: on n’y vient plus pour la vue, mais pour méditer à l’abri des regards, sous l’auvent mélancolique d’un vieux cerisier.
Mise en scène à Mon-Repos
Il suffit de descendre de quelques mètres pour entrer par le nord-est dans le plus grand et le plus fascinant parc de la ville: Mon-Repos. On croit le connaître, mais ses recoins nous échappent, ses circuits tout en rondeurs et vallonnements nous entraînent à chaque fois devant une nouvelle scène. Car c’est bien ça qui se joue ici: une mise en scène, un cadrage savamment étudié du paysage. Comme cette tour néogothique, avec sa grotte et sa cascade bordée aujourd’hui de gounéras, qui forment un décor romantique sur les hauts du parc. Sans doute un point de vue pour admirer le panorama, mais aussi l’expression d’un goût pour les monuments anciens que l’on découvre au détour de chemins sinueux. «On faisait du faux vieux, on gravait de fausses dates sur les monuments. C’était le dernier chic au début du XIXe siècle», sourit Dave Lüthi.
Ce bel exemple de jardin pittoresque, on le doit à Vincent Perdonnet, richissime banquier, qui s’est piqué de botanique à la fin de sa carrière. Quand il acquiert le domaine de Mon-Repos en 1825, il voit les choses en grand et mandate un paysagiste parisien pour aménager l’espace… à l’anglaise! «Très à la mode à l’époque, le jardin paysager laisse tomber la symétrie pour le mystère, la surprise. Le parc a une forme ovoïde, et tous ses sentiers forment des boucles irrégulières à partir de la maison de maître. On ne sait jamais où vont les chemins, on devine petit à petit les choses, ce qui rend le territoire visuellement plus grand qu’il ne l’est.»
Le propriétaire des lieux fait également venir de la capitale française des vases en fonte, que l’on peut toujours voir devant la demeure principale, installe dans un édifice en arc de cercle les écuries, avec un bassin pour laver les chevaux – aujourd’hui mare aux nénuphars – entre un poulailler et une lapinière – les deux volières actuelles. Roseraie, fabrique (la Folie Voltaire) et surtout l’Orangerie, magnifique bâtisse construite en calcaire jaune et située à côté du Tribunal Fédéral, sont autant de témoins silencieux d’une époque, où l’on s’entichait de plantes exotiques. «On acclimatait les palmiers, les agrumes, ainsi que l’ananas. Dès 1780, cette plante est entrée dans les collections de notables, un peu par snobisme mais aussi par goût de la botanique. Elle faisait même l’objet de concours au sein de la bonne société», souligne le spécialiste du patrimoine.
Collection d’arbres rares
Impossible de ne pas se rendre compte de l’incroyable collection d’essences rares rassemblées dans ce parc: cèdres, séquoias, pins noirs, ginkgos et autre catalpa décoratif, avec ses longues gousses noires qui apparaissent à l’automne. Souvent disposés avant même que la maison ne soit construite, les arbres étaient orchestrés de façon à créer, ici un effet de contre-jour, là une échappée sur le lac ou un point de vue sur une façade. On s’en doute: tout ici est maîtrisé. Même ce monument commémoratif, en souvenir de la fille Perdonnet, installé à l’ombre d’un grand arbre, fait partie du décorum en vogue à l’époque. La nature était un lieu propice à la méditation. Où l’on aimait aller lire, penser à la vie, à la mort dans un élan philosophico-mélancolique. Memento mori…
On ressort du parc par l’allée principale, incurvée et grandiose, bordée de tulipiers de Virginie. Au portail, il vaut la peine de se retourner pour jeter un coup d’œil en arrière. C’est là que l’on mesure toute la force de cette ligne de fuite: le chemin qui guide le regard jusqu’à la maison de maître, laquelle n’apparaît jamais de face, mais en biais, comme une coquette entre les hautes frondaisons. Avec la place ronde juste devant, où tournaient les calèches…
En franchissant le portail, – plus tardif, il date de 1920, quand le parc a été racheté par la Ville et est devenu public – Dave Lüthi s’exclame: «Et dire qu’ici, il n’y avait rien. Juste une vue à couper le souffle, une campagne viticole, des prés et des vergers, peut-être quelques villas à l’avenue de Rumine…» Et de poursuivre: «En fait, les grands parcs lausannois sont les vestiges d’anciens domaines patriciens ou bourgeois, qui étaient situés à l’extérieur de la cité. C’est aussi le cas de l’Hermitage ou du Denantou. Mais ils ont été rattrapés par l’extension du tissu urbain, qui a vu son nombre d’habitants quadrupler entre 1850 et 1900.»
La géométrie à Derrière-Bourg
En remontant la rue Etraz, on se prend à rêver de cette époque où la cité se calfeutrait derrière ses remparts, serrée autour de la cathédrale. Et que tout alentour n’était que pleins champs, ondulations de vignes jusqu’au lac…
Avant d’entrer dans le parc Derrière-Bourg, – plus connu aujourd’hui sous le nom du parc de la Grenouille – il faut imaginer les lieux en 1785: la place Saint-François qui n’en était pas une, mais où se trouvait encore un ancien couvent franciscain, flanqué d’un casino avec ses colonnes, sur la gauche, et d’une allée de maisons patriciennes le long de l’actuelle rue Benjamin-Constant.
«Le parc Derrière-Bourg était déjà une promenade publique, qui avait une vue magnifique sur le lac et les Alpes. Il était situé en-dehors des murs d’enceinte. Si vous aimez l’ordre et la géométrie, il faut venir ici», lance Dave Lüthi. Réaménagé et agrandi plusieurs fois, il n’a cessé de se développer, de se modifier avec ses deux terrasses de style distinct. Celle du haut, conçue à la française, avec son bassin circulaire au centre, a une forme triangulaire. Tout y est ordonné avec précision, de la rangée de tilleuls taillés en parasol aux arceaux de charmilles qui rappellent ceux de l’Esplanade Montbenon, dus au même paysagiste, André F. Desarzens.
On peut encore y voir les traces des différentes époques, comme les petites lampes vintage (1950), fichées en terre, qui semblent attendre Gene Kelly pour danser sur la pelouse. Ou les balconnets accrochés au mur de soutènement (1913), qui ont sans aucun doute accueilli les mains du chansonnier Jean Villard Gilles…
Mais que l’on passe à la terrasse inférieure, et c’est une tout autre configuration qui s’étale sous les pieds du visiteur. Petit sentier dallé et sinueux qui ondule entre des bassins octogonaux, massifs floraux qui rappellent la mosaïculture, glycines ombrageuses qui encadrent une grande fontaine. «Dessiné par Albert Yersin, cet aménagement est le dernier vestige d’une exposition d’art paysager très contestée organisée en 1960», peut-on lire dans le livre Lausanne – Parcs et jardins publics, dont les textes publiés en 2014 sous la direction de Dave Lüthi sont issus d’un séminaire de recherche mené en Faculté des lettres.
À la place des petits massifs colorés d’autrefois, on voit désormais de hautes tiges un peu folles, des côtes de bette qui campent près des naïves gueules de loup… L’art des jardins n’a cessé d’évoluer, le choix des essences obéit à de nouvelles injonctions, à l’instar de la permaculture qui a révolutionné la manière de jardiner jusque dans les villes. «On préfère désormais les herbes floues pour un effet impressionniste, des tons gris-vert plus naturels. On veut que les jardins soient autosuffisants, propices à la biodiversité. On les entretient avec des vivaces moins gourmandes en eau et des plantes moins coûteuses. Mais il faut relever que les parcs lausannois sont tous restés très investis, les gens aiment y venir en toutes saisons», conclut Dave Lüthi. Si Derrière-Bourg était autrefois un lieu silencieux, où l’on pouvait prendre l’air loin de l’agitation urbaine, il est aujourd’hui au cœur même de la ville. Un peu moins calme, mais toujours aussi ressourçant. Comme le sont tous les espaces verts plantés au milieu du béton.
Les cinq parcs de Dave Lüthi
Le plus insolite: la Vallée de la Jeunesse, que l’on doit à l’Expo nationale de 1964. C’est la partie inférieure de la vallée du Flon, qui était une décharge à ciel ouvert… Ce parc existe toujours, mais peu de gens savent encore pourquoi. C’est un endroit incroyable, qui a passé de l’égout à la roseraie.
Le plus ancien: la place de la Cathédrale est le premier parc public intra muros, aménagé par les Autorités bernoises en 1715. On allait s’y promener entre les allées d’arbres, pour regarder le panorama ou lire à l’ombre des tilleuls.
Le plus exotique: le jardin botanique, installé sur la colline de Montriond en 1937, compte plus de 1700 plantes saxicoles provenant d’une collection privée. Et surtout un magnifique jardin alpin, très à la mode au début du XXe siècle au moment de l’engouement pour les Alpes. En tout, quelque 6000 plantes alpines, médicinales, carnivores, tropicales…
Le plus zen: le Bois-de-Vaux, parce que c’est à la fois un parc et un cimetière. Construit comme une ville dans la ville, avec ses allées, ses places, ses buis taillés, il n’est pas triste du tout, grâce aussi à une arborisation exceptionnelle de cyprès, peupliers, micocouliers… On en oublie parfois les pierres tombales.
Le plus ressourçant: les jardins de l’Hermitage, ancien domaine de la famille Bugnion. Avec son allée courbe, son cèdre de l’Atlas, la prairie qui monte vers le Signal, sa colonne romaine cachée au milieu des arbustes sombres, c’est un parc qui joue sur les registres pittoresque, rustique et mélancolique. On y trouve surtout un grand calme et de belles vues panoramiques.