Cryptozoologie

Aux marges de la science académique, la cryptozoologie – « l’étude des animaux cachés » – a été popularisée par Bernard Heuvelmans qui a consacré sa vie à traquer des créatures dont l’existence, à l’image de celle du yéti ou de Bigfoot, ne peut être prouvée de façon irréfutable. Le scientifique belge a ensuite légué sa documentation au Musée cantonal de zoologie. Explications de son actuel directeur, Michel Sartori.

Kraken, tatzelwurm, éléphant nain, poulpe géant. A partir de traces de pas, de récits, de poils, de fragments d’os ou de photos, le zoologue belge Bernard Heuvelmans a passé cinquante ans à traquer des créatures insaisissables par la science moderne. Fondateur de la cryptozoologie, il s’est voué dès les années 50 à l’étude systématique et minutieuse des indices de leur présence, pour les accepter ou les rejeter. Décriée ou adulée, la discipline a suscité bien des controverses tant quant à l’existence des créatures (appelées cryptides), qu’à son caractère scientifique ou non.

L’absence de preuve….

En 1999, Bernard Heuvelmans a déposé sa collection au Musée de cantonal de zoologie à Lausanne. Le fonds recèle une quantité impressionnante de coupures de presse, livres, notes, revues, dessins, objets… (lire ci-dessous). Au total, 25 000 dossiers étayés, étiquetés et rangés avec le plus grand soin par le cryptozoologue hibernent dans les archives de l’institution. Une collection inestimable, la plus fournie du monde, dont le réel potentiel est à chercher davantage du côté de la sociologie des sciences, de l’anthropologie, de l’histoire ou encore de la paléontologie. Car, selon le directeur du musée Michel Sartori, de par son essence même, la cryptozoologie peut difficilement être considéré comme une science de la vie au sens strict.

« Lorsque vous êtes face à des preuves matérielles indirectes (traces, empreintes, nids) ou des observations qui sont sujettes à caution parce qu’il s’agit d’éléments rapportés (témoignages), il devient très difficile d’appliquer une solide démarche scientifique. » En l’absence de spécimen, condition sine qua non pour qu’une espèce soit officiellement reconnue, difficile, voire impossible de tester une hypothèse de recherche. « Bernard Heuvelmans a le mérite d’avoir séparé le bon grain de l’ivraie. De par la rigueur et la systématique de son travail, il a démêlé ce qui était purement mythologique, de ce qui pouvait avoir une réelle base scientifique », indique le privat-docent au Département d’écologie et évolution de l’UNIL.

Michel Sartori, directeur du Musée cantonal de zoologie et privat-docent à l’UNIL. © Michel Krafft

… n’est pas la preuve de l’absence

En 2012, Bryan Sykes (Université d’Oxford) et Michel Sartori ont analysé l’ADN contenu dans 35 échantillons de poils supposés provenir de grands hominidés : yéti himalayen, almasty du Caucase, Bigfoot ou sasquatch d’Amérique du Nord… Envoyés depuis le monde entier, tous appartenaient en réalité à des espèces connues (ours, chevaux, vaches et même porc-épic) et aucun génome ne s’approchait de celui de l’être humain. Pourtant certains persistent à croire en la présence de ces créatures. « Homo sapiens est aujourd’hui seul sur terre. Tous ses proches cousins, tels l’homme de Neandertal, sont éteints. Pour avoir discuté avec Bernard Heuvelmans, je suis persuadé qu’il y avait chez lui un vide, il ne pouvait pas accepter que notre espèce soit orpheline. »

Même si l’étude ébranle le mythe, elle n’atteste pas de la non-existence des yétis. « L’absence de preuve n’est pas la preuve de l’absence », se plaît à rappeler Michel Sartori. Chaque année, quelques 15 à 20 000 nouvelles espèces sont décrites. Et, bien qu’il s’agisse majoritairement d’insectes ou d’espèces cryptiques (morphologiquement semblables mais que les progrès de la génétique permettent désormais de différencier les unes des autres), est-il vraiment si impensable de découvrir encore de grands mammifères ou invertébrés ? Non, selon le directeur du musée qui rappelle que, au milieu des années 90, une sorte de bovidé dont le poids avoisine les 80 kilos a été trouvée au Vietnam…

Quelques trésors issus du fonds de cryptozoologie

1 – Faux scalp de yéti
© Yves Bosson / Musée de zoologie, Lausanne / Agence Martienne

Ce faux scalp de yéti a été fabriqué à partir de la peau de la nuque et de la crinière d’un cheval. « Malgré nos efforts, nous n’avons trouvé aucune information quant à la date ou au contexte dans lequel ce curieux objet est arrivé entre les mains de Bernard Heuvelmans », se désole Michel Sartori.

Seule certitude : il provient de l’Himalaya, région dans laquelle le cryptozoologue belge n’a jamais mis les pieds. Cette pièce lui a donc probablement été envoyée et/ou offerte par l’un de ses nombreux correspondants.

2 – Chimère homme-poisson, ou « Jenny Haniver »
© Musée de zoologie, Lausanne / Agence Martienne

Les « Jenny Haniver » ont été longtemps fabriquées par les marins à partir de raies séchées minutieusement découpées, pliées et incisées. Les narines de l’animal, situées sur le ventre à côté de la bouche, donnent ici l’illusion d’être des yeux et confèrent à l’ensemble un air de monstre marin.

La chimère homme-poisson conservée à Lausanne mesure 46×16 cm. Là encore, peu d’information sur sa provenance ou son histoire.

Tout comme le scalp (ci-dessus), elle est actuellement exposée au Teylers Museum (Pays-Bas) dans le cadre d’une exposition sur les animaux monstrueux. De plus, une chercheuse du Musée de Moravie (République tchèque) s’intéresse de près à cette pièce et inventorie actuellement les « Jenny Haniver » conservées en Europe.

3 – Bernard Heuvelmans à son bureau (1993)
© Musée de zoologie, Lausanne / Agence Martienne

Jusqu’à ce qu’il lègue sa collection au Musée de zoologie à Lausanne en 1999, Bernard Heuvelmans conservait toutes ses archives dans sa demeure du Vésinet, en région parisienne. Sur le bureau, on aperçoit le faux scalp de yéti ainsi que le moulage d’une mâchoire de Gigantopithèque, également conservé à Lausanne. A l’arrière-plan, sur les étagères, des dizaines de cartons étiquetés « Hommes sauvages et velus », « Hommes différents / hommes fabuleux », « Bêtes dévorantes »…

« Pour assurer une conservation à long terme, nous reconditionnons actuellement tous les documents, indique Michel Sartori. Un travail de longue haleine puisqu’il s’agit notamment d’ôter toutes les agrafes et de transférer les feuilles dans des fourres et des cartons non acides ». À terme, le directeur du musée espère pouvoir numériser le fonds.

4 – Dessin de l’Homo pongoïdes, l’homme congelé du Minnesota (vers 1969-1970)
© Alika Lindbergh / Musée de zoologie, Lausanne / Agence Martienne

Le fonds compte de nombreuses illustrations réalisées par Alika Lindbergh, artiste et compagne de Bernard Heuvelmans. Il s’agit ici d’un dessin grandeur nature (180 cm), au crayon et au fusain, de l’Homo pongoïdes. Prisonnier de la glace dans un caisson réfrigéré, ce prétendu homme relique fut exhibé par un forain en 1968 dans le Minnesota (USA). Durant trois jours, Bernard Heuvelmans a étudié et photographié le cadavre avant qu’il ne disparaisse mystérieusement.

Le cryptozoologue a été persuadé sa vie entière qu’il avait découvert un représentant d’une population néanderthalienne vivant encore de nos jours. « Il pensait avoir atteint le graal mais cette découverte s’est révélée être un véritable crève-cœur car la communauté scientifique ne l’a pas suivi. Tous exigeaient un spécimen. Et c’est là tout le problème de la cryptozoologie, indique Michel Satori. L’affaire a donné lieu à d’innombrables controverses. Ce n’est qu’en 2003-2004, heureusement après le décès de Heuvelmans, qu’il a été montré que l’Homo pongoïdes était en réalité un mannequin. Mais certains pensent toujours que ce faux n’est pas celui que le cryptozoologue avait examiné à l’époque…» / Mélanie Affentranger

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