Conversation entendue (ou peut-être vécue?): «Ah, tu enseignes à l’université? Et tu fais quoi le reste du temps?» A vrai dire, un enseignant-chercheur travaille tout le temps. Comme la plupart des gens aujourd’hui. La vie ne s’arrête plus, pas plus que ne s’arrête le débat que suscitent les possibles interruptions: faut-il consulter son courrier électronique en tous temps, les magasins doivent-ils être ouverts la nuit, le dimanche, les écoliers doivent-ils remplir des cahiers de vacances? Dans ce contexte, qu’en est-il des congés sabbatiques, accessibles tous les huit ans à l’UNIL, sur la base d’une demande motivée par la mise à jour des connaissances de l’enseignant, le développement de ses recherches et l’entretien de son réseau scientifique?
Les Anciens qui croyaient à une osmose entre les forces telluriques et humaines proposaient que les hommes, comme la terre, se reposent périodiquement. On laissait l’individu «en jachère» pendant un an pour qu’il se régénère, s’enrichisse à nouveau de ce que son activité lui avait retiré, reconstitue ses réserves. Ce qui était bon pour la terre nourricière devait l’être pour les hommes qui la travaillaient. Notre sens économique a changé. On cherche à nous convaincre que le temps perdu ne se rattrape jamais et que qui veut gagner plus doit travailler plus. S’arrêter, prendre des chemins de traverse, c’est perdre son temps.
Pourtant les agronomes vous expliqueront que la terre en jachère ne fait pas rien. Les physiologistes vous diront que nous passons un tiers de notre vie à dormir, ce qui ne signifie pas que nous ne faisons rien de tout ce temps-là. Le sommeil et le rêve, jachère de nos vies, nous construisent: ils fertilisent nos pensées dont plus tard, si le grain ne meurt, nous récolterons les fruits. Les congés sabbatiques sont les nécessaires parenthèses où enseignants et chercheurs s’éloignent de l’impératif quotidien du rendement et de la production pour préparer, ni tout à fait activement ni passivement, le travail de demain.
Au moment de publier tels travaux, tel livre ou article, de donner tel cours, qui se souvient de ce temps apparemment perdu? On se rappellera la frénésie de l’écriture et les longues heures au laboratoire, mais qui saura encore d’où est venu le germe mystérieux du début? Il ne s’agit pas de décrier la volonté de travail et l’éthique de la belle ouvrage; dans un monde tourné vers la productivité et la performance, il faut seulement se souvenir que ni l’une ni l’autre ne saurait exister sans cette cogitation où tant de choses se passent. L’université a besoin de travailleurs assidus et de désir de réussite, mais elle a aussi besoin que cette énergie puisse se renouveler pour ne pas tourner sur elle-même et produire des résultats rabougris par la répétition et l’épuisement.
Les congés sont indispensables pour écrire des articles scientifiques et des livres, se former sur des techniques particulières, mais aussi pour mettre à jour les cours en fonction des développements de la recherche et de leur évaluation: une remise à plat impossible dans le courant de l’année. Le congé scientifique répond à cette exigence de respiration nécessaire aux enseignants et chercheurs pour préparer la suite de leurs travaux et la continuité de l’institution.
A la différence du moment de la production, celui de la jachère demande de la confiance: on ne peut en mesurer immédiatement le résultat et être sûr de ce qui se passe dans la chimie de notre sol; mais on peut réunir toutes les conditions pour que le résultat arrive. Cette confiance est nécessaire à la personne qui donne ainsi du temps au temps, mais aussi à l’institution qui lui permet de prendre ce temps. Dans une université où le savoir vivant est de plus en plus protéiforme et imprévu, il faut tenter le chemin de traverse, ce chemin détourné, cette «perte de temps» où l’université a tout à gagner.