Pourquoi existe-t-il une cour du perroquet au Vatican? Quel rôle jouaient les cornes de licorne sur la table des papes au Moyen Âge? Comment des léopards, des lions et autres éléphants se sont-ils retrouvés dans les jardins pontificaux? Autant de questions auxquelles répond le professeur de l’UNIL Agostino Paravicini Bagliani dans Le Bestiaire du pape, qui passe en revue près de deux mille ans de symbolique animalière catholique.
Près de 120 animaux ont couru, volé, rampé autour des papes depuis qu’ils existent. C’est du moins ce qu’a dénombré Agostino Paravicini Bagliani, professeur honoraire d’histoire à la Faculté des lettres de l’UNIL, dans un ouvrage foisonnant, résultat d’une récolte d’informations cumulées durant des décennies de recherches sur la papauté médiévale. Dans les textes, sur des gravures, peintes aux côtés des souverains pontifes, présentes sur leurs blasons, les bêtes ont toujours participé à la vie des Évêques de Rome.
Selon l’historien, qui a travaillé douze ans à la Bibliothèque du Vatican, «une quarantaine d’animaux ont joué un rôle, plus ou moins important, dans la construction de l’autorité du pape sur une très longue durée. Certains légitiment son pouvoir, quand d’autres le discréditent, notamment au moment de la Réforme protestante. C’est leur charge symbolique qu’il m’importait d’étudier.» Florilège d’animaux fantastiques, communs ou exotiques qui ont accompagné les souverains désireux de se rapprocher des cieux, en passant parfois du coq à l’âne…
Le bel oiseau blanc est le premier animal à faire son apparition dans le monde pontifical. «Et ce n’est peut-être pas un hasard, souligne le professeur. La colombe semble avoir le plus de significations symboliques différentes. Dans les premiers siècles, on raconte qu’elle est descendue du ciel et s’est posée sur la tête de personnes qui sont ensuite élues pape. Il s’agit selon moi de mises en scène pour justifier d’une élection hors-norme.»
La première est attestée au IIIe siècle. Dans un récit d’Eusèbe de Césarée, le père de l’histoire ecclésiastique, une colombe décide de s’installer sur un quidam au moment de l’élection du chef suprême de l’Église. «Elle s’est posée sur la tête d’un paysan présent dans la foule, qui est alors devenu le premier pape laïc, Fabien. La colombe amène ici la sagesse (Sophia) sur ce personnage. Elle lui donne une légitimité. C’est sa première fonction.»
Plus tard, au VIe siècle, Grégoire Ier (dit le Grand) en fait son inspiratrice. Elle se pose non seulement sur sa tiare, mais aussi sur son oreille. L’Esprit-Saint lui parle. «De nombreuses illustrations le représentent avec cet oiseau. Grégoire le Grand est le pape qui a le plus écrit. L’inspiration de la sagesse divine, autrement dit la colombe, justifie dans ce cas son rôle de pape-écrivain.»
Il faut attendre le XVIIe siècle pour que la plus connue, celle de l’Arche de Noé avec un rameau d’olivier, entre dans l’histoire symbolique du Saint-Siège. «Innocent X l’avait dans son blason de famille (Pamphili), ce qui lui donne toute son importance, car peu de souverains pontifes portent des animaux comme armoirie. Le Bernin la posa en haut de l’obélisque au centre de la fontaine des Quatre-Fleuves à la place Navone. À ce moment-là, la papauté avait besoin de jouer un rôle de médiateur entre les grands monarques. C’est donc une utilisation politique de l’oiseau, qui figure la paix.»
Et trois siècles après, Paul VI réutilisera cette allégorie en lançant une colombe en Palestine, en signe de paix, pour tenter de résoudre le conflit israélo-palestinien. À son retour à Rome, il institue une cérémonie le quatrième dimanche de janvier durant laquelle il lance le bel oiseau blanc de la fenêtre du palais du Vatican. «Cette cérémonie existe toujours. C’est intéressant de voir comment les symboles peuvent changer de significations, de modalités, et revenir dans des contextes très différents. La colombe du Saint-Esprit reste d’actualité dans l’histoire de la papauté puisque lorsqu’un pape est élu, on en lance plusieurs qui virevoltent sur la Basilique Saint-Pierre.»
Le perroquet: un mégaphone devenu muet
«Je vois émerger le perroquet à Rome au milieu du XIe siècle, raconte l’historien médiéviste. Et cela de la même manière que les écrivains romains en avaient parlé pour l’empereur Auguste. Celui-ci en possédait un qui savait dire Ave Caesar. Au Moyen Âge, Léon IX a reçu d’un roi un perroquet qui savait dire, “je vais chez le pape” (ad papam vado) et “pape Léon” (papa Leo), sans l’avoir appris. L’oiseau est ici un mégaphone, comme dans la tradition littéraire romaine où il a pour fonction d’annoncer la souveraineté.»
Le volatile coloré apparaît dans les écrits au commencement d’une ère nouvelle pour le Saint-Siège: le pape a soudain des velléités impériales. «Il veut être supérieur à l’empereur et utilise le perroquet comme emblème de son pouvoir. L’animal va rester dans la mémoire vaticane, même après avoir perdu sa fonction symbolique au XVIe siècle, lorsque les papes ne s’imaginent plus en seigneur tout-puissant.» Ainsi, dans sa satire «L’Isle sonnante», Rabelais lui attribue le rôle du grand chef catholique, mais qui ne parle plus… «On assiste à l’inversion totale de la symbolique de l’oiseau, qui n’existait que parce qu’il annonçait le souverain et qui se mue en pape muet.»
Pourtant, l’exotique papegai a gardé sa place au Vatican. La plus ancienne cour du palais porte toujours son nom. «Au Moyen Âge et à la Renaissance, il y avait deux chambres du perroquet, à deux étages différents, qui servaient à l’habillement du pape, une cérémonie très longue. C’était dans ces lieux qu’il se manifestait en tant que souverain. La “Cour du perroquet” actuelle est celle où se situaient ces deux chambres. La perte de la fonction impériale du volatile doit être liée aux grands changements qui s’opèrent au sein de la papauté. Avec la Réforme protestante, la Contre-Réforme, le Concile de Trente, etc., l’autorité du pape se transforme et ses prétentions impériales disparaissent. »
De l’usage de la corne de licorne
«La licorne, qui personnifiait le Christ, n’a pas joué de rôle dans l’histoire symbolique, déclare le spécialiste. Mais la corne de licorne avait une utilité sur la table des souverains. Elle permettait de savoir si un plat était empoisonné. On la piquait dans chaque aliment. Si elle se mettait à suinter, cela signalait la présence de poison. C’est naturellement tout à fait symbolique, car cela ne servait à rien. Cette pratique n’est pas spécifique à la papauté, mais très bien documentée au sein de la cour pontificale.»
Du XIIIe siècle à la Renaissance avancée, les dons de cornes de licorne favorisaient les échanges amicaux. Les papes en offraient aux princesses et en recevaient des rois. Mais d’où provenaient-elles véritablement? «Il s’agissait de dents de narval. Les premiers textes qui montrent bien la présence de tels objets sortent de l’inventaire du trésor de Boniface VIII. Celui-ci possédait aussi des arbres entiers de langues serpentines (protubérances de cérastes, des serpents très venimeux) qui étaient censées traquer le poison.»
Incroyable ménagerie exotique
Au Moyen Âge, les dons d’animaux renforçaient les liens et montraient toute l’estime que l’on avait pour les souverains. Il n’y avait rien de tel pour obtenir des privilèges. Au début du XVIe siècle, le roi du Portugal Manuel Ier a fait envoyer une incroyable ménagerie exotique (42 animaux, en excluant les chevaux et les mulets) à Léon X, grand collectionneur de la faune. «Manuel Ier voulait lui faire plaisir pour avoir des faveurs politiques», indique l’historien.
«Parmi les animaux, il y avait un éléphant blanc d’Inde, nommé Hanno. Sa couleur, rappelant l’habit du pape, était bien sûr réfléchie. L’animal incarnait la grandeur, une sorte d’apogée de la papauté de la Renaissance.» Par la suite, Manuel Ier a tenté de faire parvenir à Rome un rhinocéros, qui est mort noyé. Le pauvre est resté enchaîné quand son bateau a coulé à Porto Venere…
L’éléphant qui parlait et autres léopards papaux
Au Vatican, Hanno, qui ne vivra que deux ans, a un tel succès que Léon X – détenteur de l’une des plus grandioses ménageries papales avec des lions, des panthères, des singes, des civettes ou encore des ours – permet à la population de venir l’admirer le dimanche dans son jardin. «C’est le premier éléphant qui se trouve à Rome depuis l’Empire romain. On passe ainsi de l’éléphant symbole de la majesté romaine à un intérêt exotique pour la population. Selon une unique source, cet éléphant savait parler et pas seulement au pape. Il était perçu comme un animal qui avait les qualités d’un Homme.» Sa force incontestée faisait déjà rêver au XIIIe siècle: à l’époque, on imaginait volontiers Boniface VIII, un tantinet mégalomane, en pape-éléphant, aux multiples qualités morales. Fervent admirateur de bêtes «féroces», il possédait un léopard avec lequel il voyageait. Une information qui apparaît dans le registre de ses dépenses. «Avant cela, les livres comptables sont perdus», clarifie Agostino Paravicini Bagliani.
«Grâce à cette source, on sait qu’il a dû acheter une chaîne, qui a occasionné d’autres dépenses pour sa réparation, ainsi que de la viande pour le trajet. Papes et souverains voyageaient beaucoup au Moyen Âge et ils amenaient avec eux les attributs du pouvoir.» On pouvait alors croiser au détour d’un chemin, au milieu de chevaux laborieux, un chameau, par exemple, qui trimballait les précieux ustensiles de cuisine de Sa Sainteté.
Le dragon, terrassé puis glorifié
«Le dragon est certainement l’animal imaginaire qui a le plus compté dans l’histoire symbolique de la papauté, avec des fonctions opposées, commente le professeur d’histoire médiévale. On en parle pour la première fois dans un texte imaginaire du IVe ou Ve siècle. Ce récit reste dans la mémoire et est régulièrement réécrit au moins jusqu’au XIe siècle.» Sylvestre Ier, contemporain de l’empereur Constantin Ier, aurait eu le courage de descendre dans la caverne d’un dragon, installé selon une tradition antique sous le Capitole et nourri par des Vestales. L’intrépide pape aurait réussi à le terrasser. «Cette métaphore signifie qu’il est devenu le Seigneur de la ville de Rome, le dragon symbolisant une force de l’Antiquité, celle de la Rome païenne. Si l’on se transporte mille ans après, autour de 1600, deux papes (Grégoire XIII et Paul V) ont un dragon sur leur blason. À ce moment-là, nous sommes à une tout autre époque de l’histoire de la papauté, qui essaie de retrouver une autorité contestée par la Réforme.» Les papes sont alors identifiés à ces bêtes fantastiques. Il ne s’agit plus de victoire sur un dragon, mais bel et bien de papes-dragons. «Comme les dragons dans l’Antiquité protégeaient la ville de Rome, les papes-dragons défendent symboliquement la catholicité contre les hérétiques de la Réforme.»
Entre-deux, au début du XIIIe siècle, Innocent III fait construire un trône avec des dragons ailés. «Cela montre l’ascension du souverain vers les cieux. Et ce n’est pas un hasard que cela soit Innocent III qui le demande. Dans un sermon, il définit le pape comme celui qui est entre la Terre et le Ciel. Au Moyen Âge, tous les détenteurs du pouvoir veulent s’approcher du Christ et réussir à s’élever vers les cieux. Il faut aller au-dessus de la condition humaine, du commun des mortels. Le pape s’asseyant sur un trône qui présente des dragons devient un dragon.»
De l’âne au cheval blanc
«Parmi les animaux qui ont des significations symboliques opposées, l’âne est peut-être le plus intrigant, s’enthousiasme l’historien. Il est le symbole prioritaire de l’humilité puisque le Christ est entré à Jérusalem assis sur une ânesse. Pourtant, un seul pape, Célestin V, a choisi de chevaucher un âne pour entrer dans la ville lors de son élection au XIIIe siècle. Tous les autres ont monté un cheval blanc, selon la tradition, qui symbolisait leur prestige.»
Deux cents ans plus tard, Luther s’empare de l’image de l’âne pour ridiculiser le chef suprême catholique. Le pape-âne (ou Papstesel) naît de son combat contre la papauté. «Luther va s’en servir pour créer la polémique la plus dure qui soit. Chez lui, l’âne incarne l’ignorance, ce qui lui permet d’enlever au souverain pontife sa primauté dans la sauvegarde de la doctrine.» À l’époque, on met aussi en scène le pape sur un cheval blanc à côté du Christ sur un âne. L’arrogance face à l’humilité. «Cela devient une opposition entre la papauté qui n’est plus acceptée comme telle et le Christ qui reste le point de référence essentiel.»
Chaque symbole médiéval est calculé. Les cardinaux ont par exemple longtemps réclamé de pouvoir mettre une selle rouge sur leur monture, comme celle de leur supérieur hiérarchique. «Un seul pape leur a accordé ce privilège durant quelques années, souligne Agostino Paravicini Bagliani. Les autres ont refusé. Pourquoi? Parce que les cardinaux leur auraient trop ressemblé. Le pouvoir se construit par des jeux symboliques et métaphoriques et doit être entretenu par ces jeux. Ils sont les terrains sur lesquels s’échafaudent les vrais enjeux de la souveraineté, même si cela prête à sourire aujourd’hui.» /