Interview de François Jequier, professeur honoraire de l’UNIL et Sarah Minguet, assistante de recherche aux Archives de l’UNIL.
Première de ces constructions mythologiques: en Mai 68, Lausanne ne bougeait pas. En tout cas pas au même rythme que Paris. A cette époque, la contestation vaudoise est restée très sage, et elle n’a pris de l’ampleur que dans les années 1970. Interview d’un professeur qui a vécu ces événements et d’une jeune chercheuse qui travaille sur des documents d’époque, quarante ans plus tard…
François Jequier, vous étiez assistant à l’université en mai 1968. L’Université de Lausanne a-t-elle «bougé» à l’époque?
F. J. (François Jequier): Très peu en 1968. Les mouvements s’affirment dès le début des années 1970. Les actions se sont concentrées dans les facultés de sciences humaines, les Lettres, l’histoire surtout, et les Sciences sociales et politiques. Il faut ici rappeler le contexte. C’est l’ancienne structure administrative de l’UNIL qui prévaut alors et les pouvoirs n’étaient pas concentrés comme aujourd’hui. De ce fait, les facultés jouissaient d’une certaine autonomie. Les effectifs étaient bien moindres aussi: environ 3000 étudiants au total contre 12’000 actuellement. Les Lettres, à l’époque, représentaient quelques centaines d’inscrits contre 2000 à présent. Enfin, toutes les facultés étaient basées au coeur de Lausanne entre le Palais de Rumine et la Cité. Donc le cadre était complètement différent. Le climat social aussi. Vingt-trois ans seulement après la fin de la guerre, nous vivions dans une société où l’ordre, la tradition, le respect des aînés étaient inscrits dans la vie quotidienne.
S. M. (Sarah Minguet): Le milieu universitaire dans son ensemble et la plupart des groupes étudiants à l’époque sont conservateurs, à Lausanne. Les sociétés d’étudiants sont le plus souvent porteuses de rituels et de carrières à venir. L’exception, c’est peut-être Belles-Lettres qui accueille quelques «belletriens progressistes», c’està- dire de gauche, que l’on voit émerger dès les années cinquante au travers de petits tracts contestataires.
Donc, au mois de mai 1968, rien ne bouge ou presque à Lausanne…
F. J.: Cela viendra petit à petit. Mai 68, c’est Paris, et les Français ont tendance à ramener la couverture sur leur ego historique. Pourtant, le mouvement est global. Il s’exprime à Berkeley, à Tokyo, à Mexico. En fait, le monde entier bouge. A cette échelle, l’événement parisien représente avant tout une flambée de violence urbaine et une extraordinaire prise de parole des mouvements contestataires.
S. M.: Les tracts et le journal étudiant de l’époque, «Voix Universitaires», rapportent qu’il y eut, en mai à Lausanne, et sous l’impulsion des étudiants, une manifestation de solidarité en faveur des mouvements du Quartier latin. Cet événement mobilisant largement les étudiants, il ouvre une nouvelle période de contestation. C’est à la rentrée universitaire suivante que sont formulées les revendications estudiantines proprement lausannoises. Les discussions sont divisées entre les réformistes incarnés par le groupe Uniréforme, et les partisans d’une refonte totale des structures universitaires par les Etudiants Progressistes (EP), groupe lié aux Jeunesses Progressistes (JP). Les EP forment une Association Libre des Etudiants (ALE) en novembre 1968.
Dans quel creuset naissent les mouvements contestataires lausannois?
S. M.: La formation de groupes étudiants de gauche émerge dès le début des années 1950 avec l’apparition des Etudiants Progressistes (EP) et de noms tels que ceux de François Bernet puis Sylvain Gougeon. Ces groupes vont déboucher sur des mouvements plus politisés, liés aux revendications syndicales. On parle surtout alors de démocratisation des études, car le milieu ouvrier est très peu représenté, environ 3% en 1956. Dès cette année d’ailleurs, ce combat est repris par un autre groupe, le «Mouvement Démocratique des Etudiants» (MDE). Le MDE ne veut pas être affilié à une mouvance de gauche en particulier. Ses membres sont proches du POP, de la Nouvelle gauche à Neuchâtel ou encore du Parti socialiste. Le MDE se montre très actif dans le contexte de la guerre d’Algérie. Il soutient son combat pour l’indépendance et accueille des étudiants algériens réfugiés à Lausanne.
Combien de personnes composent la scène contestataire à la fin des années 1960 à l’UNIL?
F. J.: Ces gens sont une poignée, ultraminoritaires, mais ils vont obtenir une visibilité extraordinaire.
S. M.: Au total, il s’agit d’une soixantaine de personnes, tout au plus. A quoi s’ajoutent les sympathisants qui assistaient volontiers aux conférences – les groupes invitaient parfois des intellectuels prestigieux de l’étranger. Si le thème touchait l’actualité internationale, l’affluence était parfois très importante car l’événement attirait des journalistes et le grand public.
Qui sont ces conférenciers de l’étranger?
F. J.: Je me rappelle qu’ils avaient invité des «ténors» parisiens comme Daniel Guérin ou Michael Loewy.
S. M.: Au début des années 70, le Comité Uni Brèche va aussi inviter Jacques Valier, le grand historien de la pensée économique et du sous-développement à l’Université Paris X–Nanterre. Mais, contrairement à aujourd’hui, les conférences se donnaient à l’extérieur des murs de l’université. Or, la conférence de Valier est organisée dans les bâtiments de l’ancienne académie, sans autorisation. Le professeur doit alors se présenter à la police cantonale de sûreté. Cette affaire a eu un large écho dans la presse.
Les étudiants étrangers se joignent-ils au mouvement contestataire grandissant?
S. M.: Très peu, car les étudiants étrangers, plus que les autres, sont interdits de toute action politique sous peine de renvoi. Donc, ils ne se montraient jamais à titre officiel dans ces mouvements à l’instar du GES qui s’affiche comme un groupe culturel.
F. J.: Les étudiants étrangers avaient tout intérêt à se tenir tranquilles. Car il était très facile alors de couper les fonds d’une bourse ou de renvoyer quelqu’un. Mais, une fois encore, tous les gens dont nous parlons représentent une quantité infime des effectifs universitaires.
Dans quels lieux ces groupes se retrouvaient-ils?
F. J.: Il y avait le Barbare, aux Escaliers du marché, bien situé à une époque où les étudiants vivaient à la Cité. Ils allaient aussi à l’ancien Evêché, au bout du pont Bessières, et dans les cafés de la rue Centrale.
S. M.: Françoise Fornerod, dans «Le Temps des audaces» (Payot, 1993), évoque très bien cette culture d’engagement et décrit les foyers intellectuels à Lausanne, notamment le théâtre populaire avec Charles Apothéloz et l’apparition de nouvelles revues contestataires.
Dans le monde théâtral et intellectuel, précisément, qui d’autre se distingue alors à Lausanne?
F. J.: En fait, dès 1969, c’est surtout la Ligue marxiste révolutionnaire (LMR) qui va occuper le terrain, notamment Charles-André Udry et Olivier Pavillon. La LMR est la tête de file des mouvements contestataires. Je recommande à ce sujet la lecture de la belle étude de Benoît Challand sur la LMR parue en l’an 2000.
S. M.: A l’université se forme en 1970 le Comité Uni-Brèche, cellule étudiante de la LMR. Au contraire des maoïstes de l’époque, ce mouvement, très structuré, recrute dans le milieu académique, notamment dans les facultés des Lettres et SSP. Le groupe organise des conférences et des cours sur le marxisme. Ils rédigent un journal, «Uni-Brèche», traitant à la fois des problèmes universitaires et de l’actualité nationale et internationale.
Comment réagissent les autorités à l’époque?
S. M.: La commission universitaire s’inquiète de l’apparition de ces mouvements de gauche. Dès 1953, l’article 35 est modifié et interdit toute activité politique et toute reconnaissance d’association politique à l’université. En 1960 apparaît l’art 96 bis qui stipule que «toute propagande politique à l’Université est interdite sous quelque forme que ce soit». Il interdit également l’affichage dans l’enceinte de l’alma mater. Le climat d’alors est fortement anticommuniste, et, suite aux événements de Mai 68, le Rectorat instaure une commission de discipline et le Conseil d’Etat vaudois met en place une commission secrète des troubles estudiantins de 1968 à 1974. Ces différentes réactions coercitives illustrent l’atmosphère de suspicion qui règne alors.
De quels milieux sont issus les jeunes contestataires?
F. J.: La contestation en Suisse romande, à cette époque comme à toutes les époques, vient de la bourgeoisie. Le communisme vaudois, c’est André Muret (une grande famille vaudoise), c’est aussi Auguste Forel, le fils d’Oscar Forel, le grand psychiatre. A cet égard, lorsqu’on lit aujourd’hui les témoignages de ces anciens contestataires, force est de constater le déni de réalité. Ils se présentent comme d’authentiques révolutionnaires alors qu’ils sont issus de grandes familles. Cette observation est patente dans le mémoire d’Yvan Gratzl que j’ai dirigé l’an passé («1966-1972: de la passion à la raison. Trajectoires de militants lausannois. La parole aux témoins»). Et puis, la jeunesse de l’époque baigne dans une conjoncture exceptionnelle. Dans les années 1960, il n’y a pas de chômage et à la sortie de l’université, les étudiants ont l’embarras du choix pour trouver du travail. Nous avions une chance inouïe et Alain Tourraine a raison de parler de «la contestation de nantis».
Les autorités ont déplacé l’université hors de la ville dans les années 1970 et 1980. Cette décision a-t-elle un rapport avec les craintes suscitées par les mouvements de Mai 68?
F. J.: Non, je ne pense pas. Il n’y avait plus assez de place en ville, et c’est pourquoi l’on a choisi un site à l’extérieur. En revanche, les autorités politiques de l’époque ont écarté, en effet, l’idée de construire un véritable campus et des logements pour étudiants pour les raisons que vous évoquez. Le premier bâtiment de la Faculté des sciences humaines (BFSH1) est inauguré à Dorigny en 1977 et le second (BFSH2), dix ans plus tard. C’est une période où le mouvement de revendication «Lôzane bouge», inspiré de Mai 68, est très actif.
Sur le plan des idées, que laisse l’ère 68 en héritage à Lausanne?
F. J.: Là encore, les grands changements viennent après, comme, par exemple, l’émancipation des femmes. En Mai 68, dans les groupes militants, ce sont encore les femmes qui font le café, tapent les procès-verbaux. Le Mouvement de Libération des Femmes (MLF) naîtra deux ans plus tard en France tandis qu’en Suisse, elles n’ont même pas le droit de vote. Elles ne l’obtiendront qu’en 1971. C’est la grande époque du structuralisme de Foucault et de Bourdieu. Les sciences humaines sont dominées par une vision globale de la société, inspirée par le marxisme.
Comment la génération actuelle d’étudiants perçoit-elle Mai 68?
F. J.: Une chose m’a frappé au cours du séminaire que j’ai donné sur Mai 68: pour de nombreux étudiants, cette date est désormais lointaine. On pourrait parler de la Commune de Paris en 1871, ce serait un peu pareil. L’autre aspect est celui des «mémoires inégales», thème de ma leçon d’adieu à l’université. Je constate que ceux qui ont fait 1968 se sont construit en eux-mêmes toute une mythologie. Deux soixante-huitards qui parlent du passé partageront rarement la même vision, sinon des souvenirs d’«anciens combattants».
S. M.: Personnellement, je n’ai pas connu Mai 68, je suis née bien après. Mais dans ma perception, j’y vois surtout un désir de liberté. Celui pour la jeunesse de se trouver une place dans une société conservatrice où elle n’est pas reconnue. C’est très perceptible dans les années 1960. A l’université par exemple, il n’y a pas de service social, et c’est le mouvement étudiant qui porte les thèmes concernants. Malgré tout, ces mouvements ne sont reconnus ni par le Rectorat, ni par le Grand Conseil. Quelques politiciens se réapproprient parfois leurs idées, mais, politiquement, les pétitions sont peu relayées. Ancienne lycéenne à Paris, je me rappelle des manifestations d’automne 1998 contre les réformes du ministre de l’éducation Claude Allègre. Ce qui m’a frappée alors, c’est cette référence permanente à Mai 68, dans les slogans, dans l’attitude. A la lecture d’une thèse sur l’anarchiste Auguste Blanqui, j’ai retenu cette phrase qui, je crois, traduit assez bien l’esprit de Mai 68: «Ils ne savent pas où ils vont, mais ils y vont avec passion.»
F. J.: C’est une belle formule et elle convient bien, c’est vrai. Ce point me fait penser à une autre thèse, celle de Daniel Tartakowsky, sur la notion même de manifestation prise dans son évolution: «Les manifestations de rue en France: 1918 – 1968» (Paris, Publications de la Sorbonne, 1997). Au XIXe siècle, lorsque les gens manifestaient, les forces de l’ordre tiraient sur le peuple et il y avait des morts. Au fil du temps, la manifestation s’est intégrée dans la vie politique et s’est «civilisée ». Désormais, les manifestants ont leur parcours, leurs lieux mythiques, leurs habitudes. Le processus s’est ritualisé aussi, jusque dans l’appréciation variable de l’affluence, selon les manifestants et selon la police. Cette institutionnalisation de la protestation doit beaucoup à Mai 68, en France comme en Suisse romande. Mai 68 a ouvert la vanne de la manifestation publique en ville et de ce mode de contestation pour donner une visibilité aux revendications. Aujourd’hui, toute la société manifeste: les étudiants, mais aussi les fonctionnaires et même les médecins!
Propos recueillis par Michel Beuret