Avec un nouvel outil baptisé CRISPR-Cas9, modifier un génome est à la portée de n’importe quel laboratoire de biologie moléculaire. Cette technologie, apparue il y a cinq ans, suscite de grands espoirs dans le traitement des maladies génétiques. Mais elle soulève aussi déjà de nombreuses craintes.
Une «révolution»: c’est le terme employé par Vincent Dion, professeur-assistant boursier au Centre intégratif de génomique (CIG) de l’UNIL, pour expliquer ce que CRISPR-Cas9 a changé dans sa discipline. Il est vrai que ce nouvel outil est aux généticiens ce qu’un traitement de texte est à ceux qui écrivent. Il permet de modifier un génome avec une facilité et une rapidité déconcertantes et à bas coût. Il n’est donc pas surprenant qu’il ait suscité un immense engouement dans les laboratoires de recherche fondamentale et clinique.
De curieuses séquences d’ADN répétitives
Tout a commencé il y a une trentaine d’années, lorsque des chercheurs japonais ont tenté de comprendre comment les bactéries parviennent à se défendre contre certains de leurs prédateurs, des virus. Dans le génome d’Escherichia coli, ils ont alors découvert la présence de curieuses séquences d’ADN répétitives. Dans certaines parties d’entre elles, les quatre lettres – bases – (A, G, C, T) avec lesquelles l’ADN est écrit forment des suites immédiatement suivies des mêmes séries inversées. Elles peuvent donc être lues dans les deux sens, comme des palindromes.
C’est pour cette raison que, en 2002, d’autres biologistes leur ont donné le nom de CRISPR (prononcer «crispère»), acronyme anglais de Clustered regularly interspaced short palindromic repeats. Bien des années plus tard, l’Américaine Jennifer Doudna de l’Université de Berkeley, en Californie, et la Française Emmanuelle Charpentier, qui travaillait alors à l’Université d’Umea, en Suède, ont trouvé le fin mot de l’histoire. Elles ont découvert que CRISPR sert de guide à une enzyme, Cas9, qui tue le virus en sectionnant son génome en des sites particuliers. Les deux chercheuses ont conclu que cet attelage «pouvait être adapté pour couper, in vitro, n’importe quelle séquence d’ADN d’un organisme», explique Vincent Dion.
L’effet d’une bombe
Lorsqu’elle a été publiée dans la revue Science en 2012, cette découverte a fait l’effet d’une bombe. Au départ, le chercheur de l’UNIL était pourtant sceptique. «J’ai pensé que cette technique ne serait pas très pratique à manier et je ne voyais pas en quoi elle pourrait être utile, avoue-t-il. Mais quelques mois plus tard, lorsqu’il est apparu qu’elle pouvait servir à modifier des cellules de mammifères, j’ai réalisé qu’elle avait de nombreuses applications potentielles. Et c’est là que le déclic s’est fait.»
Il n’est pas le seul, à voir l’enthousiasme avec lequel les généticiens se sont appropriés CRISPR-Cas9. Les deux chercheuses qui sont à l’origine de cette innovation ont d’ailleurs reçu de nombreuses distinctions prestigieuses, notamment le «Prix de la percée 2015 en sciences de la vie», créé par les fondateurs de Google et de Facebook et doté de 6 millions de dollars! Preuve de sa notoriété, cet outil génétique a même inspiré les scénaristes de la série de science-fiction X-Files qui attribuent son invention à des extraterrestres.
Des modifications en tous genres
Plus réalistes, les biologistes ont compris qu’ils disposaient désormais d’un véritable scalpel ou couteau suisse de la génétique, comme on l’appelle souvent. Le généticien de l’UNIL préfère le comparer à des «ciseaux moléculaires à tête chercheuse». Quoi qu’il en soit, CRISPR-Cas9 peut servir à retoucher l’ADN de multiples manières. «Il peut être utilisé pour éliminer un gène du génome, voire pour le remplacer par un autre, ou pour le muter de façon précise.» Ou encore pour changer l’expression d’un gène – c’est-à-dire l’activer ou le désactiver – «en modifiant la façon dont la longue molécule d’ADN est compactée dans le noyau cellulaire», explique Vincent Dion.
Simple, rapide et peu coûteux
Les chercheurs n’ont pas attendu l’arrivée de CRISPR-Cas9 pour modifier un génome. Toutefois, ces ciseaux moléculaires ont changé la donne en rendant les opérations beaucoup plus rapides, plus efficaces et considérablement moins coûteuses. Auparavant, avant même de couper un gène, il fallait le cibler. A cette fin, on élaborait «un modèle fait de deux protéines qui, chacune, se fixait à l’une de ses extrémités» – en d’autres termes, il agissait comme une sorte de chablon permettant de définir la séquence d’ADN visée. «Cela prenait quatre à cinq mois, se rappelle le généticien, alors que le design d’un CRISPR se fait en moins d’une heure». En lieu et place des protéines, ce nouveau chablon utilise en effet un seul brin d’ARN. Celui-ci reconnaît la séquence d’ADN qui lui est complémentaire et il s’y apparie rapidement. Il ne reste plus aux ciseaux Cas9 qu’à entrer en action.
En outre, ce n’est pas cher. «Le design des protéines, qui était fait par des laboratoires spécialisés, coûtait entre 20000 et 40000 francs, alors qu’on peut obtenir un ARN pour 100 ou 200 francs.» Des études qui étaient impensables il y a cinq ans, parce qu’elles auraient pris trop de temps et d’argent, deviennent donc réalisables. «On peut constituer des banques de cellules dont on a muté des dizaines de milliers de gènes. Cela nous permet d’étudier les gènes impliqués dans n’importe quel phénomène qui nous intéresse», constate Vincent Dion.
Améliorer la thérapie génique
L’accélération et la simplification des recherches pourraient avoir des retombées en médecine. On compte d’abord sur ce nouvel outil pour améliorer la thérapie génique, dont les essais cliniques n’ont pas donné les résultats escomptés.
La méthode consiste à introduire, dans l’organe ou le tissu à traiter, un vecteur viral porteur d’un «gène médicament». Ce dernier pourrait être remplacé par CRISPR-Cas9.
Les expériences menées actuellement portent essentiellement sur les organes les plus facilement accessibles, comme le foie «qui absorbe facilement l’ADN qu’on y injecte, précise Vincent Dion, ou comme le sang, qu’on peut traiter en dehors de l’organisme avant de le remettre dans la circulation, ou comme la rétine».
La thérapie génique soulève aussi des espoirs dans le traitement de maladies héréditaires, comme la myopathie de Duchenne ou la mucoviscidose. Ces pathologies sont dues à l’altération d’un seul gène «que l’on pourrait corriger ou ôter s’il est toxique. Les expériences menées sur les souris sont encourageantes.» Chez l’homme, on peut imaginer que «même si l’on ne parvient qu’à modifier une minorité de cellules altérées, cela suffirait pour améliorer les symptômes des patients».
Dans un tout autre domaine, on pourrait s’attaquer au virus du Sida en «provoquant des mutations dans le VIH qui s’intègre au génome des personnes infectées», suggère le chercheur de l’UNIL. Ou encore traiter le cancer du poumon «en modifiant le système immunitaire des personnes affectées pour l’aider à éliminer les cellules tumorales. Une équipe chinoise a déjà annoncé qu’elle menait des essais sur les êtres humains. Il reste à vérifier que ce n’est pas un simple effet d’annonce», tempère Vincent Dion.
Une piste pour les maladies neurologiques
De son côté, l’équipe du CIG s’intéresse aux maladies neurologiques. Nous avons tous dans notre génome des enchaînements de mots de trois lettres, CAG. «Ces séquences sont instables: leur taille varie d’une personne à l’autre, et, chez un même individu, elles changent au cours du temps», explique Vincent Dion. Or, si un ADN renferme trente-cinq – ou plus – CAG qui se suivent, cela induit une maladie neurologique qui progresse à mesure que la série de CAG s’étend avec les années. «Quatorze affections neurologiques sont dues à ce mécanism; leur nature dépend de la région du génome affectée», précise le chercheur de l’UNIL.
Parmi elles figurent la chorée de Huntington, une maladie neurodégénérative héréditaire, ou encore la maladie de Steinert, une grave affection neuromusculaire. «Avec CRISPR-Cas9, précise Vincent Dion, nous avons réussi à corriger cette mutation atypique. Notre idée est de réduire le nombre des séquences qui se succèdent, afin qu’il passe au-dessous de la barre fatidique des trente-cinq.»
Pour l’instant, les chercheurs ont travaillé sur des lignées de cellules humaines et «cela marche relativement bien», constate le généticien qui espère pouvoir reproduire l’expérience sur des souris. Le chemin sera encore long avant que l’on puisse envisager des essais cliniques, mais «ces maladies étant actuellement incurables, cela vaut la peine d’aller de l’avant».
Des obstacles techniques
Avant de songer à intégrer CRISPR-Cas9 dans l’arsenal thérapeutique, il reste un certain nombre de problèmes à régler. Car, au-delà des questions éthiques et sociétales qu’il soulève, ce nouvel outil se heurte encore à des obstacles techniques. L’un des principaux concerne la précision qui doit être élevée, car si les ciseaux ratent leur cible, ils pourraient provoquer d’importants dégâts en sectionnant ou en modifiant un gène sain. Actuellement, «certains ARN utilisés comme guides sont très précis, alors que d’autres le sont très peu». Par ailleurs, rappelle le généticien, l’ADN est constitué de trois milliards de paires de bases – de lettres – «et trouver une mutation à un endroit donné est actuellement impossible». Peut-être ces écueils seront-ils prochainement contournés, tant les avancées sont rapides dans ce domaine. «En cinq ans, on est passé de quelque chose dont on n’avait jamais entendu parler à une technique qui est devenue standard dans les laboratoires», remarque Vincent Dion. Pour lui, il s’agit d’un «nouvel exemple flagrant d’une recherche, au départ, purement fondamentale et guidée par la seule curiosité scientifique, qui a conduit à la mise au point d’un outil capable de révolutionner toute la biologie moléculaire».
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