Selon une étude britannique, les sportifs réguliers, comme les coureurs ou les adeptes du fitness, boivent plus d’alcool que la moyenne des gens. Certains se rassurent en pensant que le corps d’un athlète élimine davantage de toxines. Qu’en est-il réellement?
Cancers, problèmes cardiovasculaires, neurologiques, de pancréas, surpoids… la consommation d’alcool n’est pas anodine pour la santé. Elle peut significativement réduire l’espérance de vie de ceux qui se laissent tenter – et ils sont nombreux, puisqu’on estime qu’en Suisse, une personne sur dix seulement est abstinente. Et il y a ceux qui pensent que courir, ou pratiquer un sport d’endurance, serait un moyen efficace de compenser les méfaits de l’alcool. C’est, du moins, la conclusion à laquelle est arrivée une étude publiée fin 2016 dans le British Journal of Sports Medicine. Entre 1994 et 2006, les chercheurs ont en effet soumis 36 000 Britanniques de plus de 40 ans à un questionnaire de santé. Comme attendu, les médecins ont pu établir un lien entre consommation d’alcool et conséquences néfastes pour la santé: les buveurs ont un risque élevé de mourir plus jeunes que les autres – notamment parce qu’ils développent davantage de cancers.
Mais en analysant à la fois le penchant pour la bouteille et la pratique sportive de leurs cobayes, les chercheurs ont également remarqué que les amateurs d’alcool, qui, par ailleurs, pratiquaient un sport durant 150 minutes par semaine, voyaient les effets négatifs de l’alcool en partie, voire totalement contrebalancés! Est-ce à dire qu’entre boire et courir, il ne faut plus choisir, et que la troisième mi-temps est enfin reconnue à sa juste valeur? Pas si simple, on s’en doute, de répondre à la question. «Ce type d’études permet de constater que des phénomènes coexistent, mais pas de prouver qu’il y a des liens de causalité entre eux», nuance Jean-Bernard Daeppen, professeur à la Faculté de médecine de l’UNIL et spécialiste de la prévention et du traitement de l’abus d’alcool.
Quel paramètre joue un rôle?
«Ici, poursuit le médecin, on ne sait rien par exemple du niveau socioculturel des personnes interrogées. Or, il ressort d’autres études que les gens qui pratiquent régulièrement un sport à plus de 40 ans sont aussi ceux qui bénéficient, entre autres atouts, d’une éducation et de revenus supérieurs à la moyenne – c’est aussi ce groupe qui a l’alimentation la plus équilibrée et le meilleur suivi médical. Quel paramètre joue un rôle dans la réduction du risque que fait courir l’alcool, et comment? Dès qu’il est question de santé, il est difficile de le déterminer, tant ils sont nombreux», remarque Jean-Bernard Daeppen.
D’autant plus, rappelle le médecin, que dans les rapports entre éthanol et santé, rien n’est simple. Boire une dose chaque jour (2,5 dl de bière ou la moitié de vin) protège des maladies cardio-vasculaires – mais dès que cette ration quotidienne est dépassée, le risque devient exponentiel, à cause surtout de la tension artérielle qui prend l’ascenseur. On pourrait en déduire donc qu’un unique verre de vin rouge ou de bière avec le repas du soir serait la bonne indication, mais là encore, ce serait trop simple: «Pour le cancer du sein chez la femme, on sait que, dès le premier verre, le risque augmente, précise Jean-Bernard Daeppen. Il est donc extrêmement difficile de délivrer un message de prévention clair et unique… Dans certains cas, il faudrait un verre par jour, dans d’autres cas, il faudrait s’abstenir…»
Fondue arrosée à midi, jambe cassée à 14 heures…
Pour ce qui est du sport et de l’alcool, c’est aussi le cas. Même si le spécialiste rappelle qu’en conjuguant les deux «activités», c’est surtout la chute qui menace le buveur: «On pense toujours aux dangers de l’alcool pour la santé en anticipant la cirrhose ou les cancers, mais, chez les plus jeunes notamment, le danger, c’est avant tout l’accident, souligne-t-il. Nous avons mené une étude aux urgences, et l’un des points mis en évidence, ce sont les chutes à ski: les petits buveurs surtout ne se rendent pas compte que, déjà après un verre, leur équilibre et leur coordination sont altérés. Avec une bière au repas de midi, et, en plus, la fatigue, les chutes sont bien plus fréquentes, et nous avons pu constater leur prévalence.»
Tant qu’à vouloir conjuguer les deux activités le même jour, autant être un buveur confirmé (on plaisante…) ou commencer par le sport et s’y tenir de façon exclusive, avant de passer à l’alcool de façon tout aussi exclusive. C’est valable pour le ski, mais aussi la course à pied ou le vélo, le patin, bref presque tous les sports, puisqu’ils impliquent une certaine maîtrise de l’équilibre et de la coordination, deux qualités vite altérées par une bière ou un verre de rouge.
La culture de la troisième mi-temps
Alors, boire ou courir, il faudrait finalement choisir? Peu de sportifs sont aussi radicaux, puisque d’autres études montrent que les sportifs amateurs réguliers boivent légèrement plus que les «sédentaires». Notamment les jours où ils s’entraînent. Pourquoi? Là encore, il est difficile d’être exhaustif ou définitif: il n’existe aucune étude sérieuse qui donne une réponse unique. On peut néanmoins esquisser quelques pistes. Pour comprendre l’existence de la troisième mi-temps par exemple, cette tradition qui est de règle dans certains sports comme le rugby, il faut élargir sa perspective.
«Le sport que l’on pratique participe de l’identité sociale que l’on se construit, explique Denis Hauw, psychologue du sport et professeur à l’Institut des sciences du sport de l’UNIL. On se définit comme coureur, cycliste ou rugbyman, et on fait ainsi partie d’une communauté, celle des pratiquants de cette même activité, qui a ses habitudes et sa culture. Pour être reconnu comme membre à part entière de ce groupe, on doit participer, bien sûr, aux rencontres sportives, mais aussi aux autres rites – par exemple en buvant une bière avec son équipe après le match.»
Voilà qui expliquerait, en partie du moins, la concomitance de ces deux loisirs a priori peu compatibles. L’effet récompense joue sans doute aussi un rôle dans un raisonnement en forme de: «J’ai bien transpiré, je mérite une petite bière», qui est un mécanisme souvent cité par les sportifs eux-mêmes. Et puis, il y a les hédonistes qui aiment la bonne chère et les bons vins, et qui ne bougent que pour éliminer le surplus de calories ingérées – là, l’excès précède l’effort et le gourmand ne devient sportif que pour expier ses crimes… Car comme le rappelle le Pr Daeppen, «un verre de rouge, c’est l’équivalent calorique d’un yaourt – boire a aussi un effet sur le poids, et c’est vrai que pratiquer un sport d’endurance peut minimiser les dégâts».
«L’être humain est fondamentalement dépendant»
Cela dit, on peut trouver une origine commune plus psychologique à l’envie de consommer de l’alcool ou de pratiquer un sport: les deux permettent, par des truchements certes différents, la réduction de l’anxiété, et un réglage de l’organisme qui devient ensuite plus à l’aise dans une situation stressante. «Il existe différentes façons de relâcher la tension, rappelle Denis Hauw, et il est vrai que ces deux pratiques le permettent. Elles offrent aussi un plaisir commun, on laisse son corps aller, on peut y trouver une libération des contraintes.»
Dans des cas rares et extrêmes, ce mécanisme de régulation vire à l’addiction, pour la consommation d’alcool comme pour la pratique du sport: «L’être humain est fondamentalement dépendant, souligne Jean-Bernard Daeppen. D’abord de sa mère, à la naissance, et puis de l’Autre. Le problème, c’est qu’on ne contrôle pas l’Autre, et, parfois, quand il fait peur, la relation devient conflictuelle. On tend donc à gérer notre dépendance à l’autre en comblant par un psychotrope. Avec l’alcool ou la drogue, on gère mieux notre dépendance à l’autre, on atténue le manque, on réduit les conflits, on peut décider quand on a besoin ou pas. Du moins au début… Nous faisons face à un défi existentiel: le sens de la vie peut nous échapper, il faut lui en trouver un, il faut bricoler avec le néant. Toute la question est donc de choisir le bon produit, celui dont les conséquences physiques, psychologiques et sociales seront les moins négatives. Pour certains, c’est le sport, d’autres choisissent leur carrière, quitte à céder au stakhanovisme, d’autres opteront pour le sport à outrance ou pour des excès de boissons…»
La recherche de sensations extrêmes
Dans cette approche-là du sport, il s’agit «d’épuiser son corps pour le faire taire, commente Denis Hauw, d’une pulsion qui pousse les pratiquants à mener leur corps jusqu’à la limite». C’est là une recherche de sensations très extrêmes – quand la pratique du sport s’arrête, on peut être tenté de les retrouver, vouloir vivre le même afflux, et la consommation d’alcool peut apparaître comme une solution.
Mais ces cas de dépendance au sport sont extrêmement rares et peu représentatifs de la pratique sportive des amateurs. Ce qui inquiète davantage Denis Hauw, c’est la tentation de l’alcool chez les jeunes sportifs d’élite, rassemblés dans des centres de performance où ils sont le plus souvent «trop souvent mal accompagnés dans leur construction personnelle et donc assez mal préparés à faire face à tout ce qui ne concerne pas exclusivement leurs résultats sportifs», estime le psychologue.
Boire un peu et courir un peu?
La polyconsommation de substances dopantes, de drogues et d’alcool est un vrai risque chez ces jeunes gens vulnérables, «qu’on n’arme pas suffisamment pour être critiques face à ce que les entraîneurs ou le premier venu leur proposent».
Le danger les guette d’ailleurs au-delà de la formation: les professionnels qui se distinguent par l’abus de drogue ou d’alcool sont légion, du multiple champion olympique Michael Phelps au footballeur Paul Gascoigne. «La question de l’image du corps, de l’identité que l’on endosse est également sensible, poursuit le psychologue. C’est vrai pour ces adolescents, ça peut l’être aussi à la cinquantaine. A ces moments de vie où l’apparence se modifie, il est difficile d’assumer une nouvelle identité. On prend du poids, on traverse des évènements de vie difficiles, par exemple le chômage ou un divorce. Ça fait beaucoup à intégrer et il n’est pas rare de voir alors les gens se tourner vers le sport, vers l’alcool, ou vers les deux pour surmonter cette perturbation de leur image, de leur identité.»
Et si, au final, on ne sait pas exactement si, et comment, le sport amenuise les conséquences négatives de l’alcool sur la santé, on sait qu’il est bon, notamment en termes de prévention des maladies cardiovasculaires, de pratiquer 150 minutes d’activité physique par semaine, pas forcément à un rythme d’enfer. Comme le résume Jean-Bernard Daeppen, «entre boire et courir, il faudrait tracer un chemin de liberté, une tempérance paisible, boire un peu et courir un peu, juste ce qu’il faut». Pas simple, on l’a dit.
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