Le 14 avril, le château Saint-Maire fêtera la fin de deux ans de travaux de restauration. Parmi les personnalités qui l’ont habité figure Aymon de Montfalcon, évêque de Lausanne entre 1491 et 1517. Grâce aux travaux de chercheurs de l’UNIL, un portrait de cet homme aux nombreux talents se dessine.
Adieu, bâches, grues et échafaudages! Le château Saint-Maire arrive au bout d’un chantier entamé en 2015. Situé au nord de la Cité, à Lausanne, il a été nommé d’après l’évêque Marius d’Avenches, qui vécut au VIe siècle. Depuis sa construction, lancée en 1397, jusqu’à nos jours, ce sévère bâtiment de molasse et de brique rouge a abrité les Autorités. Prélats, baillis bernois puis conseillers d’Etat s’y sont succédé presque sans interruption, au fil des siècles.
Le 14 avril, un événement public, qui comprend une partie officielle, ainsi que des visites du site et la frappe d’une médaille commémorative, auront lieu dans cet édifice d’ordinaire fermé aux curieux. Une occasion rare d’admirer in situ les aménagements Renaissance réalisés par l’évêque Aymon de Montfalcon (1443-1517).
Ce personnage, c’est un gouvernement à lui tout seul. Diplomate au service de la Maison de Savoie, il traite avec les puissances voisines, comme la France, les Confédérés et les déjà bouillants Valaisans. Evêque de Lausanne, il fonde trois couvents. Bâtisseur, il modifie la cathédrale voisine, lui adjoint un portail qui porte son nom et agrémente «son» château Saint-Maire, le centre de son pouvoir. Homme de son temps, il s’intéresse à l’imprimerie. Ami des arts, il se passionne pour la littérature médiévale, passe moult commandes aux artisans, admire les ruines romaines d’Avenches et rédige des poèmes. Etre mystérieux, il dépose tel un rébus sa devise mélancolique si qua fata sinant (si les destinées le permettent), ses armoiries parlantes et les lettres «AM» en plusieurs lieux.
Aymon de Montfalcon a fait l’objet d’un colloque organisé par l’UNIL l’été dernier. Evénement dont les actes seront publiés cette année dans la revue Etudes de Lettres. Grâce à plusieurs chercheurs impliqués dans ces projets, la personnalité complexe de l’avant-dernier évêque de Lausanne, en poste dès 1491, se dessine.
1 – Le diplomate incontournable
Aymon de Montfalcon est né à Flaxieu (aujourd’hui dans l’Ain), en 1443. A l’époque, cette région – tout comme le territoire de l’actuel canton de Vaud ainsi que le Bas-Valais – dépend de la Maison de Savoie. Une dynastie que l’évêque a servie pendant près de quarante ans (de 1471 – ou peut-être même avant – jusqu’en 1509), en tant que conseiller et ambassadeur, et à laquelle il doit sa mitre.
«Si la Savoie a vécu une période de paix et de faste relatifs dans la première moitié du XVe siècle, sous le règne d’Amédée VIII, elle connaît ensuite un affaiblissement», situe Eva Pibiri, maître d’enseignement et de recherche en Section d’histoire. La guerre perdue du Milanais (1447-1450) lui coûte une fortune. Plusieurs dirigeants (et une régente) se succèdent pour de brèves périodes sur le trône. La noblesse se révolte.
En 1475, les troupes de l’évêque de Sion gagnent la bataille de La Planta face aux Savoyards et, sur leur lancée, raflent plusieurs places fortes jusqu’à Saint-Maurice. Ce litige va beaucoup occuper Aymon de Montfalcon. La chute de l’allié bourguignon, avec la mort de Charles le Téméraire en 1477, place la Savoie dans une position délicate: les Confédérés gagnent du terrain et s’affirment comme une puissance militaire au nord. Enfin, à l’ouest, il y a le Royaume de France… Le Duché connaît certes une reprise en main avec Charles II, duc de 1504 à 1553. Mais c’est sous son règne que le pays de Vaud, conquis par les Bernois en 1536, est perdu pour de bon. Dans cette situation tendue, la Savoie a besoin de bons émissaires auprès de ses voisins pour maintenir son fragile équilibre.
A l’époque, les ambassades permanentes font figure d’exception. «Il s’agit plutôt de missions temporaires, composées d’une combinaison de personnalités mûrement choisies en fonction du but recherché», explique Eva Pibiri. Ces délégations peuvent parfois compter plusieurs centaines de personnes (conseillers, nobles, prélats et magistrats) et encore davantage de montures.
Les ambassades de prestige, qui consistent par exemple à représenter la Savoie lors de mariages ou dans le contexte de traités de paix, forment une partie des tâches de l’évêque de Lausanne. Mais c’est l’aspect «politique» de son activité qui nous intéresse ici.
Conservé aux Archives cantonales vaudoises, un registre composite de plus de 100 documents, intitulé Affaires diplomatiques négociées par Aymon de Montfalcon, donne une idée de son travail dans ses dernières années d’activité. Cet ensemble a été rassemblé par l’archiviste Maxime Reymond vers 1915. Il s’agit notamment de lettres & d’instructions reçues du duc Charles II, de doubles de missives envoyées par le prélat, de la copie d’un message du roi de France Louis XII datée du 13 avril 1506, ainsi que de rapports de mission. «Dès le départ, la constitution d’une telle documentation, destinée à faciliter de futures tractations, a été décidée par Aymon de Montfalcon lui-même, ou peut-être par sa chancellerie», explique Eva Pibiri. De telles pratiques existent déjà au début du XVe siècle en Savoie.
Malvoisie et prise de bec
Ce registre est une mine d’or. Au printemps 1506, Aymon de Montfalcon est dépêché pour la énième fois à Sion afin de négocier la restitution des places fortes du Bas-Valais. Il narre cette ambassade dans un rapport au duc Charles II. Le texte détaillé intègre des éléments de discours indirect – une forme de mise en scène –, et offre ainsi une retranscription des dialogues avec l’évêque Mathieu Schiner. L’envoyé des Savoie «explique qu’il a été reçu avec beaucoup de déférence, qu’il a entendu la messe avec son homologue sédunois, puis bu de la malvoisie avant de participer à une fête, raconte Eva Pibiri. Mais ces deux fortes personnalités se sont affrontées.» Mathieu Schiner a plusieurs fois coupé la parole à Aymon de Montfalcon alors que ce dernier, de plus en plus agacé, lui exposait les revendications de la Maison de Savoie.
Même s’il n’obtient pas gain de cause in fine, le duc Charles II «a fait le choix judicieux d’envoyer un seigneur temporel et spirituel, parfaitement au courant des détails du dossier, négocier d’égal à égal avec Mathieu Schiner, voire même lui tenir tête», analyse Eva Pibiri.
La méthode Aymon
Les sources mettent en lumière la manière dont Aymon de Montfalcon a exercé ses responsabilités. «Il possède un vaste réseau, sur lequel il peut s’appuyer», indique la chercheuse de l’UNIL. Il collecte bon nombre d’informations à l’avance. Comme en témoignent ses notes de frais, l’évêque organise quantités de banquets, la table étant le lieu idéal pour mener des négociations. Ainsi, en janvier 1498, à Berne, il offre 192 repas aux membres du Conseil (les Autorités locales). Il donne de l’argent aux personnalités dont il estime le soutien et l’influence nécessaires, comme par exemple François Arsent, avoyer de Fribourg (l’équivalent du bourgmestre).
Dans un cas documenté, qui remonte à 1505, Aymon de Montfalcon va encore plus loin. «Les membres du Conseil de Berne – dont les âmes dépendent du diocèse de Lausanne – avaient juré de ne pas accepter de pensions de la Cour de France. L’évêque les a déliés de leur serment, recourant à sa charge spirituelle pour régler le problème», note Eva Pibiri.
Ambassadeur pour deux Cours
L’exemple précédent montre qu’Aymon de Montfalcon n’a pas œuvré seulement pour la dynastie des Savoie, dont il avait la confiance et le soutien, voire même l’affection. «A plusieurs reprises, il a joué les intermédiaires entre la Couronne de France et les Confédérés. En 1509 par exemple, dans un contexte tendu, une ambassade de Louis XII s’est arrêtée au château de l’évêque à Lausanne, n’osant pas aller plus loin faute de sauf-conduit. C’est le prélat qui a terminé le travail en présentant lui-même aux Bernois un renouvellement d’alliance élaboré par la Cour de France», précise la chercheuse.
Est-ce à cause de la maladie ou de son âge? C’est également en 1509 qu’Aymon de Montfalcon cesse son activité diplomatique, dont il a in petto mis les réseaux au service de sa propre famille. Ainsi, sa nièce Jeanne a épousé «le meilleur parti de Berne en 1519. Il s’agit de Christophe, fils de l’avoyer Guillaume de Diesbach.» Deux ans après sa mort, le nom de l’évêque est associé à l’une des puissances montantes de son époque.
2 – Le prélat bâtisseur
Diplomate de talent au service de la Savoie, Aymon de Montfalcon est un homme d’Eglise. Il a fondé trois couvents aujourd’hui disparus, à Morges, à Savigny et près du Chalet-à-Gobet (Sainte-Catherine du Jorat). Une démarche peu en vogue au tournant du XVIe siècle.
De plus, «l’évêque a résidé dans son diocèse, alors que d’autres n’y mettaient jamais les pieds, remarque Bernard Andenmatten, professeur en Section d’histoire. Il a exercé un contrôle sur son clergé et s’est soucié des questions d’orthodoxie.» Certes, le prélat n’est «ni un saint ni un mystique», image le chercheur. Toutefois, «l’intérêt qu’il a porté à sa fonction religieuse, un aspect peu exploré par la recherche, doit être réévalué».
La mitre et la truelle
Entre foi et architecture, Aymon de Montfalcon a passablement transformé la cathédrale de Lausanne. La «grande travée», une rue qui autrefois coupait la cathédrale du nord au sud, juste à côté des tours, a été murée. En parallèle, l’édifice a été ouvert dans la direction est-ouest et sa porte d’origine supprimée. Une opération qui l’a allongé d’une vingtaine de mètres.
Aujourd’hui, les visiteurs de la cathédrale peuvent apercevoir les armoiries parlantes de l’évêque (deux faucons, une mitre et une crosse) inscrites plusieurs fois dans la pierre sur le lieu même des interventions. Pour le nouvel huis du bâtiment, le prélat a commandité un portail de style gothique flamboyant, dont l’histoire puis la restauration au tournant du XXe siècle est racontée dans le beau livre Déclinaisons gothiques, paru l’an dernier. Dans la tour nord, Aymon de Montfalcon a fait créer une chapelle familiale (visible derrière une grille) qui abrite de splendides stalles de bois. Les curieux dotés d’une excellente vue peuvent s’amuser à chercher, dans leur partie supérieure, les lettres entremêlées «AM». L’homme d’Eglise a été enterré en ces lieux en août 1517, mais son monument funéraire a disparu.
3 – Le protecteur des arts
Impossible d’avoir le moindre doute quant à la passion d’Aymon de Montfalcon pour les arts, l’artisanat et la culture. «A sa Cour exerçaient des enlumineurs, des écrivains, des tailleurs de pierre, des verriers, des peintres, des artisans du bois, souvent de talent. L’existence d’un tel entourage est très rare dans notre région», détaille Brigitte Pradervand, historienne de l’art.
Même s’il est le commanditaire d’un portail de style gothique flamboyant – donc médiéval – pour la cathédrale, l’évêque incarne une certaine transition vers la Renaissance, comme en témoigne son goût pour l’Antiquité. Sous forme de journal de bord fragmentaire, un manuscrit daté de décembre 1494 présente son activité diplomatique de pacification des querelles à Berne, Fribourg et Avenches. Le texte mentionne les ruines de la capitale de l’Helvétie romaine, qualifiées par lui de «merveilles».
Intéressé par l’histoire, le mécène a fait rédiger une Descendance des évêques de Lausanne. «L’importance du nouveau média de son temps, l’imprimerie, ne lui a pas échappé. Sous son épiscopat, entamé en 1491, plusieurs livres ont été édités à Lausanne», note Bernard Andenmatten.
Amour courtois
Deux textes d’Aymon de Montfalcon lui-même nous sont parvenus, dont un poème consacré à un amour de jeunesse. «L’évêque possédait une certaine ferveur pour la littérature médiévale, explique Jean-Claude Mühlethaler, professeur honoraire en Section de français. Son Procès du banni à jamais du Jardin d’Amour contre la volonté de sa Dame s’inscrit dans le sillage du Roman de la Rose (XIIIe siècle) et de La Belle dame sans mercy d’Alain Chartier (v. 1385 – v. 1430), deux grands succès de la littérature courtoise.»
Le château Saint-Maire porte aujourd’hui les marques de la culture littéraire étendue de son locataire d’il y a cinq siècles. Au rez-de-chaussée, deux peintures murales hautes d’un peu plus de 3 mètres et longues de 16 se font face. Elles datent du début des années 1500. Au sud se trouvent des figures féminines de style Renaissance ainsi que des textes issus du Bréviaire des nobles, d’Alain Chartier. «Ce poème fut le livre de chevet de la noblesse, car il défendait sa position et mettait en valeur ses vertus. Son succès perdurera jusqu’à la fin du XVIe siècle», explique Jean-Claude Mühlethaler.
La partie nord accueille également un mélange de textes et de personnages féminins. Il s’agit d’une suite de pièces lyriques, les «Enseignes» des Douze Dames de rhétorique. Rédigée en 1463, l’œuvre prend la forme d’un échange entre les écrivains George Chastelain et Jean Robertet, et implique Jean de Montferrant.
Ce face à face ne doit rien au hasard. «Alain Chartier est le représentant majeur de la littérature de la Cour de France. George Chastelain est l’auteur central de la Cour de Bourgogne. Or, ce dernier a reproché aux Français leur attitude face au Bourguignon Charles le Téméraire, en conflit avec Louis XI.» L’opposition entre ces deux camps est ainsi concrétisée dans le couloir. Toutefois, «en les plaçant en vis-à-vis, Aymon de Montfalcon plaide pour une entente retrouvée entre les deux filons de la littérature du XVe siècle.»
Dans ce contexte, «l’évêque se donne une image d’orateur, selon la formule attribuée à Caton Vir bonus, dicendi peritus (un homme de bien, éloquent). Il se présente aussi comme un noble qui respecte les valeurs transmises par Alain Chartier», ajoute Jean-Claude Mühlethaler. Ces peintures murales proposent un modèle – ou un miroir – aux visiteurs et aux courtisans. La devise de l’évêque, si qua fata sinant (si les destinées le permettent) est répétée plusieurs fois, en hauteur. Cette sentence latine, prononcée par Junon dans l’Enéide, s’applique à Carthage. Elle exprime le désir, émis par la déesse, de voir cette cité qu’elle chérissait régner sur les autres nations. Mais cela n’est jamais arrivé, ce qui donne une tonalité légèrement funeste à la citation.
4 – Le mystère Aymon
Tout près, toujours au rez-de-chaussée du bâtiment cantonal, un aperçu de la vie privée d’Aymon de Montfalcon nous est offert. Une peinture murale de style Renaissance, assez sombre et endommagée, montre une femme nue sur un cheval, qui galope en direction d’un rocher au risque de s’y fracasser. Jean-Claude Mühlethaler est parvenu à identifier cette allégorie, dont le modèle probable se trouve dans un manuscrit français conservé à la Bibliothèque nationale de France.
Avant tout, cette représentation illustre les dangers qui guettent la folle jeunesse sur son chemin vers l’âge mûr. Mais elle en dit davantage. Ainsi, dans la mythologie romaine, le rocher renvoie à la divinité Fortuna, le sort ou le hasard. Cette notion résonne avec la devise de l’évêque. «Remarquez la différence de registre entre la fortune, d’ordre proverbial et courant, et si qua fata sinant, d’ordre épique», souligne le professeur.
De manière terre à terre et plaisante, cette œuvre comporte un quatrain. «Celui-ci précise que la figure féminine avance sans selle ne sans frain. Or, à l’époque, chevaucher sans selle désignait l’acte sexuel. Cette allusion grivoise, située dans un lieu privé, offre un contraste saisissant avec le cycle de peintures murales qui orne le couloir central, un espace public.» S’agit-il d’une allusion à des souvenirs de jeunesse? Ladite «Chambre de l’évêque» se trouve au premier étage du château Saint-Maire. Une cheminée monumentale porte deux fois, et en rouge, la devise si qua fata sinant. Cette phrase est également visible sur le spectaculaire plafond peint. Ce dernier mêle des motifs floraux sur un fond sombre et le monogramme «AM» en couleur, répété de nombreuses fois.
Même si ce point ne fait pas l’unanimité parmi les historiens, la lecture du Procès du banni à jamais du Jardin d’Amour contre la volonté de sa Dame, écrit par Aymon de Montfalcon dans les années 1470, peut donner lieu à l’interprétation suivante. Les lettres entrelacées «AM» ne renverraient pas aux initiales de l’évêque, mais plutôt aux prénoms de deux amants devant se séparer.
De la cathédrale au château, Aymon de Montfalcon «a placé bien des signes tangibles de son action et de sa personnalité. Ses armoiries parlantes, ses initiales ou encore sa devise se retrouvent dans plusieurs lieux, sous plusieurs formes et à destination de publics différents. Ces éléments ont été déposés sciemment, et il nous revient de chercher la clé du mystère», conclut l’historienne de l’art Brigitte Pradervand. Cinq siècles après son trépas, le jeu de piste laissé par l’évêque n’est pas encore terminé.